Vagues électorales et progressismes en Amérique latine

Peut-on parler de « vagues » électorales de gauche en Amérique latine ? Que s’est-il passé au Mexique, au Honduras, au Chili, en Colombie suite à la très récente victoire historique de Gustavo Petro, et le Brésil sera-t-il le prochain pays à basculer ? Ariel Bergamino, président de la commission des relations internationales du Frente amplio (Front de gauche) uruguayen, ancien ambassadeur à Cuba et ancien ministre délégué aux Affaires étrangères, livre son analyse.

Le Front de gauche uruguayen, Frente amplio (FA) en espagnol, rassemble depuis 1971 l’ensemble des partis politiques et mouvements de gauche. En dépit de leurs références idéologiques parfois très différentes, les organisations membres ont priorisé ce qui les unit, la démocratie et la justice sociale.
Après douze ans d’interdiction et de persécutions, de 1973 à 1985, le FA, après la chute de la dictature et en raison de la clarté de ses engagements démocratiques et sociaux, a progressivement conquis un espace électoral et populaire lui ayant permis d’accéder à la présidence de la République avec Tabaré Vasquez et « Pepe » Mugica, de 2005 à 2020.
Le 27 octobre 2019, le FA a perdu l‘élection présidentielle, gagnée avec 50,7% des suffrages par la droite, sous l’étiquette « Coalition multicolore ». Aujourd’hui dans l’opposition et seul contradicteur présent au Parlement et dans la rue, le FA prépare le scrutin présidentiel du 27 octobre 2024.

Jean-Jacques Kourliandsky,
directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès

Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Xiomara Castro au Honduras, Pedro Castillo au Pérou, Luis Arce en Bolivie, Alberto Fernández en Argentine, Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et, peut-être, Lula da Silva au Brésil en fin d’année : l’Amérique latine vivrait-elle sa deuxième « vague » progressiste du XXIe siècle ?

La réponse n’est pas évidente, car si la dynamique des fluides permet de définir et catégoriser un phénomène aussi complexe que la houle, en politique et dans les sciences qui en ont fait leur objet d’étude, le problème est d’arriver à définir et à catégoriser le progressisme. À tel point que certains en viennent à dire que le progressisme, plus qu’un horizon de valeurs ou qu’un vaste agenda de changements portant sur le développement durable, la démocratie, l’égalité sociale et l’approfondissement des droits, serait davantage un état d’esprit.

Quoi qu’il en soit, au-delà de la spécificité de chaque situation, cette vague met en évidence diverses particularités du paysage politique actuel de l’Amérique latine.

L’une d’elles est que tout se passe dans le respect de l’institutionnalité démocratique, bien inscrite dans des processus électoraux, à la différence à ce que l’on voit ailleurs sur la planète. L’institutionnalité démocratique n’est pas parfaite ? Les processus électoraux ne sont pas totalement transparents ? On est d’accord, mais ils ne le sont pas plus que sous d’autres latitudes, y compris celles où historiquement on critiquait la volatilité de la démocratie latino-américaine et l’opacité de ses processus électoraux.

D’autre part, à la différence d’autres régions en situation de conflits marqués par le passé – un passé parfois anachronique – ou de contentieux territoriaux, ethniques, ou religieux, qui assez souvent dégénèrent avec violence, en Amérique latine, la configuration, sans guerres externes ou internes, est posée en termes basiques opposant droite et gauche. Nous ne sommes pas plus l’Europe du XXe siècle que celle de 2022.

Autre particularité importante, l’incapacité parfois alarmante des secteurs dominants et de la droite, électorale comme non électorale, à restaurer l’ordre auquel ils aspirent et qu’ils ont promis. Au Brésil, par exemple, ils ont réussi à destituer la présidente Dilma Rousseff et à emprisonner, après un simulacre de justice, l’ancien président Lula. Mais le gouvernement de Jair Bolsonaro a été si désastreux dans tous les domaines que beaucoup de ceux qui l’ont aidé à devenir président en 2018 lui sont aujourd’hui opposés et n’appuient pas sa réélection. Tout comme en Bolivie où, avec la complaisance de l’Organisation des États américains (OEA), ils ont démis Evo Morales, mais ont été incapables de maintenir la farce du gouvernement intérimaire de Jeanine Añez, actuellement incarcérée, et d’empêcher le triomphe électoral du MAS (Mouvement vers le socialisme) avec l’élection à la présidence de Luis Arce. Sans parler du Venezuela où la fragmentation et la faiblesse de l’opposition sont l’une des meilleures garanties du gouvernement de Nicolas Maduro.

C’est en partant de ces éléments généraux et de la spécificité de chaque situation que l’on peut, sinon annoncer la vague progressiste, du moins commencer à rechercher ses origines, étudier sa nature, comme évaluer dans quelle mesure elle interpelle un modèle de développement épuisé, et proposer la construction d’une autre alternative, d’un possible qui, dans certains cas, se propose de restaurer l’État providence et, dans d’autres, de le consolider ou d’affronter sa croissante complexité, ses nouvelles attentes et ses défis inévitables. En d’autres termes, plus que prendre la vague, la sonder.

Ceci n’est pas facile en ces temps de pandémie – dont le puissant impact a dans la région mis à nu ses faiblesses structurelles dans le combat visant à contenir l’épidémie, relancer l’économie et atténuer ses conséquences sociales –, de changement climatique – également porteur de graves conséquences régionales, et de court-circuit de l’ordre mondial post-guerre froide, et dont le conflit Russie-Ukraine est aujourd’hui la manifestation la plus visible, mais non l’unique. Cela dit, ces difficultés font partie de la réalité qu’il convient de transformer pour l’orienter vers des contenus et des dynamiques progressistes.

Et l’Uruguay dans tout cela ?

Le 1er mars dernier a été célébré le deuxième anniversaire de la prise de fonction d’un gouvernement de centre-droit, après quinze ans de gouvernements progressistes. Pour l’appareil de communication officiel et l’officialisme1Note de la rédaction : l’officialisme est un concept utilisé en Amérique latine pour désigner le groupe de fonctionnaires faisant partie du gouvernement et les idées qui le soutiennent. (ce qui n’est pas la même chose, mais ils sont complémentaires et ensemble élaborent les aspects les plus notables de la gestion gouvernementale), le pays va très bien, et va aller encore mieux demain. Quelques études d’opinion, de qualité douteuse mais d’opportunité bien calculée, paraissent le confirmer et témoignent d’un soutien citoyen à l’action du président Pou de l’ordre de 50%.

Dans les autres 50%, on trouve le Front de gauche (Frente amplio, FA), la coalition de centre-gauche fondée en 1971, qui a gouverné le pays de 2005 à 2020 et qui, selon le récit officiel, non seulement aurait paralysé le pays, mais aujourd’hui dans l’opposition ferait obstacle à toute évolution. Ce type de message, en dépit du recours à des technologies nouvelles et à des stratégies raffinées, n’innove en rien, la droite restant fidèle aux méthodes les plus anciennes.

Le 27 mars dernier s’est tenu le référendum de révocation de la loi omnibus de 135 articles promue et adoptée par l’officialisme au mois de juillet 2020 en procédure d’urgence, comme en a la possibilité le pouvoir exécutif en situation exceptionnelle. Cette procédure de faible qualité législative avait un contenu clairement régressif sur nombre de sujets fondamentaux, en matière de sécurité publique, d’éducation, de logement, de droit du travail, d’accès aux services financiers, de prévention de l’évasion fiscale et du blanchiment de revenus. Cette loi d’urgence était loin des urgences de la majorité des gens et en particulier des catégories les plus vulnérables de la société. Une dérogation partielle (de cette loi omnibus) a été alors demandée par le Front de gauche.

Avant le référendum, les enquêtes signalaient une grande parité d’intentions de vote, en faveur d’un maintien ou d’une dérogation. Chacune des options recueillait 36% d’opinions favorables et 28% se déclaraient indécis ou partisans du vote blanc (compte tenu du fait que le vote est obligatoire selon la Constitution uruguayenne). Ces indécis sont majoritairement issus des catégories socio-économiques basses ou relativement basses, et peu intéressées par la politique. Le « non » défendu par la coalition de droite l’a finalement emporté avec 49,8% des suffrages. Le « oui », porté par le FA, a obtenu 48,8% des voix.

Le résultat de cette consultation électorale a été accepté et validé comme cela est de tradition dans l’histoire politique du pays. La Cour électorale offre toutes les garanties à cet égard.

Une victoire du « oui » à la dérogation des articles contestés aurait constitué un dur revers pour le gouvernement, qui a fait de la « Loi d’urgente considération » la pierre angulaire de son agenda. En revanche, cela aurait donné une forte impulsion à l’opposition politique encore affaiblie par la défaite à l’élection nationale de 2019. Inversement, la confirmation de la loi dans sa totalité donnera à la droite l’envie « d’aller encore plus loin », et devrait inciter le Front de gauche à redoubler d’efforts pour entamer un processus d’actualisation idéologique, de rénovation programmatique et de relève générationnelle qui, bien qu’engagée, demeure néanmoins insuffisante, afin de récupérer le terrain perdu, voire aller au-delà. Même si le référendum du 27 mars n’est pas une élection de mi-mandat, c’est un acte électoral référendaire de grande importance, visant l’esprit du projet anti-libéral porté par la droite uruguayenne.

Néanmoins, au-delà de la tenue de ce référendum, le pays va poursuivre avec la coalition de gouvernement, dite multicolore, qui va continuer à assumer ses responsabilités et appliquer le programme sur lequel elle a été élue. Quant au Front de gauche, il devra assumer sa condition d’opposant et d’alternative parce qu’il est la première force politique d’Uruguay, et qu’il est porteur du meilleur projet stratégique, qui n’est pas issu d’un vide historique, politique et social, et qu’il place les gens au centre de ses préoccupations, et propose également un développement réel, équilibré et durable, dans un cadre démocratique, d’égalité et de justice sociale, proposant une citoyenneté placée au cœur d’un système de droits et de responsabilités.

Ce que nous ferons ni seuls, ni isolés de la région. Il convient donc de se demander comment le Front de gauche peut s’insérer dans le contexte progressiste latino-américain.

La réponse doit prendre en compte le cours du temps, comme nous l’avons toujours fait, sans messianisme ni avant-gardisme et sans suivisme. Conscients de nos points forts et de nos faiblesses, de nos réussites et de nos erreurs (nombreuses au long de cinquante années de présence ininterrompue sur la scène nationale, comprenant les douze ans de répression féroce subie avec l’État terroriste2Note de la rédaction : période de la dictature militaire, entre 1973 et 1984.), tenant compte et interprétant la réalité riche et complexe de notre pays, mais également celle de la région où nous sommes et du monde dans lequel nous sommes insérés, ayant toujours à l’esprit que la droite n’a pas peur de nos crises, mais qu’elle est effrayée par notre unité.

Préserver et renforcer cette unité dans la diversité, et construire sur cette réalité une proposition de changements progressistes : plus qu’une métaphore inspirée des phénomènes de la mécanique des fluides, il s’agit là d’un présent, situé entre la large et riche histoire qui nous anime et le futur jamais parfait mais perfectible qui nous convoque.

  • 1
    Note de la rédaction : l’officialisme est un concept utilisé en Amérique latine pour désigner le groupe de fonctionnaires faisant partie du gouvernement et les idées qui le soutiennent.
  • 2
    Note de la rédaction : période de la dictature militaire, entre 1973 et 1984.

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