Union européenne : quelle place pour la politique de cohésion demain ?

La politique de cohésion de l’Union européenne, qui a vocation à réduire les disparités territoriales en son sein, a pu ou est encore impactée par la pandémie, la guerre en Ukraine ou l’engagement en faveur du Pacte vert. Quels en sont les résultats ? Quels leviers pour mieux articuler mécanismes, instruments et défis à venir ? Au lendemain de la révision de mi-parcours du budget 2021-2027 et à l’approche des élections européennes, Pervenche Berès, membre du Conseil d’administration de la Fondation, membre du Groupe de travail franco-allemand sur les réformes institutionnelles et ancienne présidente de la délégation socialiste au Parlement européen, dresse un bilan de l’évolution de la politique de cohésion et propose cinq chantiers à privilégier.

La politique de cohésion est la principale politique d’investissement de l’Union européenne. Elle est étroitement liée à son unité et à son renforcement. La réduction des disparités territoriales internes est fondamentale pour la stabilité du projet européen, y compris dans sa projection extérieure. 

À la veille d’un nouveau mandat européen et d’un nouveau cycle de négociation budgétaire, il est important d’examiner quelle est la réalité du lien entre politique de cohésion et investissement, comment s’inscrit la politique de cohésion dans la stratégie globale de l’Union européenne (UE), quels en sont les résultats et ce que l’on devrait proposer pour le futur de cette politique.

La politique de cohésion, la principale politique d’investissement de l’Union européenne

La cohésion économique et sociale est devenue une compétence européenne avec l’adoption de l’Acte unique européen (AUE) en 1986, et l’un des piliers des politiques européennes. Elle s’appuie sur trois fonds : le Fonds social européen (dès la Communauté économique européenne – CEE), le Fonds européen de développement régional (avec une base juridique et un objectif clair dans l’AUE, même s’il existait de manière ad hoc depuis 1975) et le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (section « Orientation »). C’est parce qu’avec l’AUE, sous l’impulsion de Jacques Delors, la CEE adoptait l’objectif du marché intérieur que plusieurs politiques ont été incluses comme des politiques dites d’« accompagnement » aux côtés de cet axe privilégié, à ce moment précis pour la relance européenne : il s’agit, outre la cohésion économique et sociale, de compétences relatives à la capacité monétaire, à la politique sociale, à la recherche et au développement technologique ainsi qu’à l’environnement. Avec le traité de Maastricht, un nouveau fonds, le Fonds de cohésion, verra le jour. Il vise à soutenir spécifiquement les États membres les plus pauvres, plutôt que les régions, en finançant des infrastructures de transport et des projets dans le domaine environnemental. 

La politique de cohésion est également née de la vision qu’avait le président de la Commission européenne des conditions d’une adhésion réussie de l’Espagne et du Portugal à la CEE au 1er janvier 1986. Elle devait permettre à ces deux pays de rattraper leur retard économique après leur entrée dans ce qui allait devenir l’Union européenne (UE) après 1993. Parallèlement, les programmes intégrés méditerranéens (PIM) étaient mis en place pour aider les régions du sud en Grèce, en France et en Italie à absorber le choc de cet élargissement, alors que ces entités allaient subir de plein fouet la concurrence des produits locaux en provenance des territoires voisins des futurs entrants. Cela constitue un précédent important où l’Union a su combiner avec succès élargissement et approfondissement au moment où elle s’engage dans un processus qui devrait la faire passer de 27 à 36 membres ; la cohésion concerne l’élargissement.

Mais l’introduction de ce nouveau chapitre sur la cohésion économique et sociale dans l’AUE était également une réponse à la profonde crise économique et structurelle à laquelle les neuf États membres de l’époque étaient confrontés à la suite des premier et deuxième chocs pétroliers, de l’explosion du chômage dans de nombreuses régions industrielles et des troubles sociaux qui s’en sont suivis. 

L’AUE définit ainsi la cohésion économique et sociale : « Afin de promouvoir un développement harmonieux de l’ensemble de la Communauté, celle-ci développe et poursuit son action tendant au renforcement de sa cohésion économique et sociale. En particulier, la Communauté vise à réduire l’écart entre les diverses régions et le retard des régions les moins favorisées. »1Article 130 A de l’AUE, devenu 174 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Cette définition est restée inchangée depuis, si ce n’est l’ajout de la dimension « territoriale » de la cohésion introduite par le traité de Lisbonne en 2009 et les mots « niveaux de développement » au deuxième paragraphe ajoutés avec le traité d’Amsterdam en 1999. Elle dit que l’enjeu central de cette politique n’est pas l’investissement mais le développement harmonieux de l’UE et la réduction des disparités entre les régions.

L’article suivant du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) définit les trois outils de la mise en œuvre de la politique de cohésion. 

1) « Les États membres conduisent leur politique économique et la coordonnent en vue également d’atteindre les objectifs visés à l’article 174. » 

La coordination avec la politique économique des États membres est donc présentée comme l’instrument premier d’une politique de cohésion même si c’est de manière subsidiaire, puisqu’elle n’intervient qu’« également ». Cet article est à rapprocher de l’article 121.1 du TFUE, introduit par le traité de Maastricht, qui stipule, au titre de la politique économique, que : « Les États membres considèrent leurs politiques économiques comme une question d’intérêt commun et les coordonnent au sein du Conseil. »

Le premier levier d’action sur la politique d’investissement de l’UE devrait en conséquence être la coordination des politiques économiques des États membres, y compris au regard des objectifs de cohésion. Mais les objectifs d’investissement public et/ou privé de l’UE n’ont été ni fixés, ni débattus ou poursuivis, parce que le débat sur ce que devrait être l’orientation budgétaire agrégée européenne n’a jamais été accepté. Lors de la création de l’euro, les Grandes Orientations des politiques économiques (GOPE) auraient dû/pu servir de cadre à ce débat, mais cela n’a pas été effectif et, depuis, le développement de la logique du semestre européen a repoussé toute approche macro-économique globale de la zone euro au profit d’un échange entre la Commission et chaque État membre sur la manière dont ceux-ci respectent les critères de déficit public et de dette nationale. L’établissement de la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR) dans le cadre de Next Generation EU n’a fait que renforcer ce biais bilatéral. 

Comment coordonner les politiques économiques des États membres pour atteindre les objectifs de la politique cohésion sans parler d’objectifs d’investissement, alors que l’investissement en est l’outil par excellence ? Un paradoxe. En ce sens, la récente réforme du Pacte de stabilité n’apporte pas d’éléments utiles. Si elle permet de prolonger de trois ans (sept ans au total) les plans macro-budgétaires quadriennaux en fonction d’un calendrier d’investissement afin de lisser l’effort budgétaire, les États membres devront le faire tout en réduisant leur dette en moyenne annuelle, de 1% du PIB national lorsque la dette dépasse 90% du PIB ou de 0,5% du PIB si elle est comprise entre 60 et 90% du PIB.

Une autre observation utile dans ce débat tient au fait que la coordination des politiques économiques, le premier instrument de mise en œuvre de la politique de cohésion, est entre les mains des États membres, alors que de la politique de cohésion financée par l’UE est mise en œuvre sur le plan régional, par des accords de partenariat, devenus au fil des exercices un véhicule sophistiqué, original et efficace. Cela introduit une certaine confusion des genres, qui interroge lorsque, par exemple, il s’agit de sanctionner un État membre par une conditionnalité macro-économique alors que les autorités locales ne sont pas responsables des défaillances nationales, au-delà de l’argument du caractère contre-productif de telles sanctions, qui pénalisent les citoyens eux-mêmes avec le risque d’un effet pro-cyclique. C’est la principale raison pour laquelle le Parlement européen a fait échouer la tentative d’imposer des sanctions à l’Espagne et au Portugal2Résolution du Parlement européen sur les effets des contraintes budgétaires sur les autorités régionales et locales dans le cadre des dépenses des fonds structurels de l’UE dans les États membres (2013/2042(INI)), 8 octobre 2013, et Jorge Valero, « Les eurodéputés s’opposent à une sanction “immorale“ de l’Espagne et du Portugal », Euractiv, 4 octobre 2016., qui aurait conduit, en raison de leur situation budgétaire nationale, au gel d’une partie des fonds structurels.

2) « La formulation et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union ainsi que la mise en œuvre du marché intérieur prennent en compte les objectifs visés à l’article 174 et participent à leur réalisation. » Cette formulation fait écho à la mention de la cohésion parmi les objectifs de l’UE tels que définis à l’article 3.3 du traité sur l’UE (TUE) : « L’Union établit un marché intérieur […] Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres ».

Elle suggère que la politique de cohésion devrait être mise en œuvre en tant que clause horizontale, c’est-à-dire que cet objectif devrait s’appliquer aux autres politiques et actions de l’UE. Cependant, l’expérience acquise quant à l’utilisation de la clause horizontale du TFUE, l’article 93Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine. sur les politiques sociales, a montré les limites quant au caractère opérationnel de ce type de disposition. Cela donne de la visibilité à l’objectif mais sans impact réel dès lors que sa mise en œuvre ne repose sur aucun outil juridique contraignant. On l’a observé, par exemple, dans les révisions du Pacte de stabilité et de croissance ou lors de la mise en place du Pacte budgétaire (Fiscal Compact) ; ces textes n’ont jamais été passés au peigne fin de l’article 9 afin que l’on puisse évaluer leur impact sur l’emploi. Non seulement cette clause horizontale n’est pas mise en œuvre, mais les fonds destinés à la politique de cohésion sont souvent les premiers à être prélevés en cas d’urgence, au détriment de l’esprit de l’article 175 du TFUE.

Il est aussi intéressant de relever que, dans le TFUE, la politique de cohésion économique, sociale et territoriale n’arrive qu’en dix-huitième position sur une liste totale de 24 politiques et actions internes de l’Union, après le marché intérieur, la libre circulation des marchandises, l’agriculture et la pêche, la libre circulation des personnes, des services et des capitaux, l’espace de liberté, de sécurité et de justice, les transports, les règles communes sur la concurrence, la fiscalité et le rapprochement des législations, la politique économique et monétaire, l’emploi, la politique sociale, le Fonds social européen, l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport, la culture, la santé publique, la protection des consommateurs, les réseaux transeuropéens et l’industrie.

Ceci justifie pleinement le développement du concept, fondé sur ce qui a été fait en matière de protection de l’environnement avec la taxonomie, d’un principe de « ne pas nuire » à la cohésion, introduit dans le huitième rapport sur la cohésion4European Commission, Eighth Report on Economic, Social and Territorial Cohesion, 2023..

Toutes les politiques et tous les financements de l’UE devraient contribuer à favoriser la cohésion économique, sociale et territoriale, et à tout le moins ne devraient pas poursuivre des objectifs contraires et/ou incompatibles avec elle.

3) « L’Union soutient aussi cette réalisation par l’action qu’elle mène au travers des fonds à finalité structurelle (Fonds européen d’orientation et de garantie agricole, section « orientation »5Aujourd’hui, il s’agit du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER). ; Fonds social européen ; Fonds européen de développement régional), de la Banque européenne d’investissement et des autres instruments financiers existants. » 

À ces fonds énumérés dans le TFUE, ont été ajoutés au fil des besoins, outre le Fonds de cohésion européen, le Fonds de transition juste et le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche.

Cette troisième partie de l’article 175 définit le mécanisme opérationnel concret de la politique de cohésion, qui mobilise environ un tiers du budget de l’UE650,9 milliards d’euros sur un budget total de 168,6 milliards d’euros en 2023. sans qu’il s’agisse à proprement parler d’un budget d’investissement. Il est conçu comme un outil structurel de développement, de correction de l’état du marché intérieur et de l’Union, et non comme une stratégie d’investissement en tant que telle.

Pourtant, compte tenu de son poids, il s’agit bien de la principale politique d’investissement de l’UE. Nous soulignons ce biais conceptuel dans la mesure où il éclaire utilement la mauvaise évaluation des effets multiplicateurs ou collatéraux potentiels de cette politique.

La question d’une approche européenne des questions d’investissement reste posée. Après le Conseil européen d’Essen en décembre 1994, lorsque Jacques Delors a proposé un ambitieux programme de grands travaux sur les réseaux d’infrastructures et les autoroutes de l’information, avec le Livre blanc de 1993 sur la croissance, la compétitivité et l’emploi7Commission européenne, Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle – livre blanc, Office des publications de l’Union européenne, 5 décembre 1993., la question s’est heurtée au mur des ministres des Finances. Le débat sur l’investissement public a finalement refait surface avec l’adoption du plan Juncker ou du Fonds européen pour les investissements stratégiques (EFSI) en 20158500 milliards d’euros pour la période 2015-2020., suivi par Next Generation EU notamment avec la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR)9723 milliards d’euros pour la période 2021-2026..

Il existe un hiatus entre les stratégies d’investissement au sein de l’UE et la réalité de la part du budget de l’UE qui finance des investissements dans le cadre de la politique de cohésion. 

Il en résulte probablement un alignement des objectifs entre les stratégies européenne, nationale et régionale qui n’est pas optimal. Cette tension a donné lieu à plusieurs réflexions, telles que les rapports Kok10Wim Kok, La stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi : rapport du groupe de haut niveau, Office des publications de l’Union européenne, 2004. et Sapir11André Sapir, Philippe Aghion, Giuseppe Bertola, Martin Hellwig, Jean Pisani-Ferry, Dariusz Rosati, José Viñals, Helen Wallace, Marco Buti, Mario Nava, Peter M. Smith, An Agenda for a Growing Europe: the Sapir Report, OUP Oxford, 2004., sans pour autant conduire à un changement radical dans la manière dont l’UE traite sa stratégie d’investissement en articulation avec la politique de cohésion.

Conscient de ce risque, Jacques Delors aurait souhaité que la politique de cohésion soit fondamentalement revue après l’adoption de l’euro pour tenir compte des enjeux de rattrapage entre régions et/ou États membres afin de favoriser la convergence des économies dans un environnement où les États membres renonçaient à utiliser la fluctuation de leur monnaie comme outil de compétitivité. Ce débat n’a eu lieu que partiellement avec la création du Fonds de cohésion.

Il est frappant de constater qu’EFSI et Next Generation EU n’abordent pas directement l’enjeu de la cohésion économique, sociale et territoriale, mais comme la conséquence d’une croissance accrue se déclinant sur l’ensemble des territoires de l’UE.  

Pourtant, l’existence d’investissements du fait de la politique de cohésion est un enjeu majeur pour le succès de l’UE, d’abord comme condition du bon fonctionnement du marché intérieur, à la fois en réduisant les inégalités entre les régions et en valorisant toutes les potentialités des territoires.

Pour citer Jacques Delors, « cette politique ne doit pas être considérée, comme le font certains pays qui sont contributeurs nets, sous l’angle de la charité ou de la contrepartie obligatoire. D’autant que le bilan de ces politiques est un jeu à somme positive, si certains pays ont reçu de l’argent, d’autres – les plus riches – en ont bénéficié par les investissements et le commerce extérieur […]. Si la concurrence entre nations devenait implicitement la règle de conduite des États-nations, alors l’Europe se diluerait par l’accroissement des tensions, des conflits, des recours juridiques… »12Jacques Delors, « La réforme des fonds structurels et la cohésion économique et sociale », Bruxelles, 28 juin 2006..

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

L’expression d’une solidarité qui doit tenir compte des pièges de développement et favoriser la capacité administrative

La cohésion renforce l’UE dans la concurrence mondiale ; l’absence de développement dans une région est un problème pour l’ensemble de l’UE. Toutes les politiques de l’UE ont besoin du succès de la politique de cohésion.

C’est une politique qui a tenu beaucoup de ses promesses et qui joue un rôle essentiel dans les territoires, y compris dans le sentiment d’appartenance à l’Union. Cependant, outre les biais évoqués plus haut, elle souffre d’une forme de conservatisme ou de défense de ce qui est considéré comme des droits acquis. Il faut aussi rappeler que les paquets Delors I (1989-1993) et II (1993-1999) ont été conçus avant la mondialisation, que la politique de cohésion n’a pas été mobilisée pour compenser les échecs de la stratégie de Lisbonne, ni les conséquences des réponses partielles à la grande crise financière (2007-2012).

Les résultats sont mitigés. L’adhésion de l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande, ainsi que de la Pologne, a constitué un succès significatif, du moins en termes de PIB par habitant. Cependant, les différences de développement entre les régions demeurent importantes, que ce soit en termes de taux de croissance du PNB par habitant ou de taux d’emploi13European Commission, Directorate-General for Regional and Urban Policy, Forging a sustainable future together – Cohesion for a competitive and inclusive Europe: Report High level Group on the Future of Cohesion Policy, Publications Office of the European Union, février 2024.. Plus inquiétant, et c’est peut-être là un nouveau défi, les divergences se creusent au sein même des États membres.

Si l’on regarde l’impact réel de la politique de cohésion, il est intéressant de comparer les perceptions des citoyens avec la réalité du niveau d’intervention des Fonds structurels dans les différentes régions de l’UE. L’Eurobaromètre d’octobre 202314Eurobarometer, Citizens awareness and perception of EU Regional policy, 2023. donne un aperçu utile : « 39% des personnes interrogées déclarent avoir entendu parler de projets cofinancés par l’UE visant à améliorer la région dans laquelle elles vivent. Cette proportion va de moins d’un cinquième au Danemark (15%), en Allemagne (16%) et aux Pays-Bas (18%) à sept répondants sur dix – ou plus – en République tchèque (70%), en Croatie (72%), en Slovaquie (73%) et en Pologne (80%). »

Au-delà de cette perception, le huitième rapport sur la cohésion15European Commission, Eighth Report on Economic, Social and Territorial Cohesion, 2023. et les travaux de l’OCDE16OCDE, Regional outlook: the longstanding geography of inequalities, 2023. fournissent une analyse détaillée des défis qui existent en termes de disparités entre les régions.

Il est frappant de constater que les États membres qui ont rejoint la CEE et l’UE semblent avoir davantage bénéficié des opportunités économiques offertes par le financement de la politique de cohésion que certains des États membres fondateurs. Le grand succès du financement de la politique de cohésion en France et en Allemagne est d’abord – quel que soit l’attachement des régions à l’investissement que représente sur leur territoire la politique de cohésion – qu’il a créé des marchés pour leurs entreprises dans d’autres États membres, y compris, dans le cas de l’Allemagne, dans les anciens Länder de l’Est. On peut émettre l’hypothèse que cette situation s’est développée parce que, fondamentalement, la politique de cohésion a été mise en place pour accompagner le marché intérieur sans s’attaquer en priorité aux problèmes structurels préexistants.

D’autres retombées importantes de la politique de cohésion sont trop souvent négligées. Cette politique permet le soutien au partage de valeurs communes – il suffit de penser à la façon dont certaines autorités locales et régionales ou organisations de la société civile hongroises peuvent aujourd’hui compter sur le financement de la politique de cohésion de l’UE pour mettre en œuvre leurs actions. Elle favorise aussi des innovations sociales, territoriales et démocratiques sur le terrain en soutenant des projets qui, autrement, n’auraient pas existé.      

Il faut aussi cependant porter une attention particulière aux disparités de développement qui demeurent dans certains des États membres fondateurs de l’UE. C’est l’un des enseignements majeurs des récents travaux académiques menés pour identifier les pièges de développement, notamment sous l’autorité d’Andrés Rodríguez-Pose, président du groupe de haut niveau sur l’avenir de la politique de cohésion17European Commission, Directorate-General for Regional and Urban Policy, Forging a sustainable future together – Cohesion for a competitive and inclusive Europe: Report High level Group on the Future of Cohesion Policy, Publications Office of the European Union, février 2024.. Qu’elles soient les plus menacées ou les plus exposées dans le temps, les premières régions touchées sont en France, Italie (nord-ouest et centrale), Croatie et Grèce ; si l’on considère l’intensité des pièges, Irlande, la Croatie et la Grèce arrivent en tête.

Carte indiquant l’index 1 de piège de développement (Development Trap Index 1 (DT1)) sur la période entre 2001 et 202118Andreas Diemer, Simona Iammarino, Andrés Rodrígues-Pose et Michael Storper, « The regional development trap in Europe », Economic Geography, 98(5), 14 juillet 2022, pp. 487-509.

Source : carte réalisée par la DG REGIO sur la base des données JRC et d’Eurostat.

L’analyse identifie plusieurs facteurs, cumulés ou non, pour expliquer ces situations. Tout d’abord, la stagnation de l’industrie manufacturière, combinée à une dépendance à l’égard des services non marchands, au vieillissement de la population, à une pénurie d’innovation et de compétences, une faible qualité de la gouvernance et un éloignement des chaînes de valeur de la production dans le contexte de la mondialisation.

Cette carte doit être croisée avec celles qui illustrent la méfiance à l’égard de l’UE et la forte présence de forces politiques populistes, pour éclairer une analyse de la géographie du mécontentement19Lewid Dijkstra, Hugo Poelman, and Andrés Rodríguez-Pose, « The Geography of EU Discontent », Regional Studies, 54 (6), 2020, pp. 737–53. qui met en péril la démocratie.

En écho, il est utile de rappeler ce que Paul Magnette décrit, dans une perspective historique structurante, comme le croissant fossile20Paul Magnette, « Le croissant fossile », Le Grand Continent, 8 février 2022.. Il analyse comment l’exploitation du charbon a conduit à un changement profond du rapport de l’homme à la nature dans les régions concernées : un fait social total qui dessine une géographie de l’Anthropocène. Selon lui, elle confère à « certaines catégories de la classe ouvrière un rôle stratégique central. […] Deux générations après la fermeture des derniers puits de mine, l’économie, le taux d’emploi et le niveau moyen de formation dans ces régions accusent toujours un net retard sur la moyenne nationale. […] Qu’advient-il des hommes et les territoires qu’ils habitent quand cesse l’exploitation du charbon ; comment la nature reprend-elle ses droits ; comment les sociétés réagissent-elles, les liens civiques se diluent-ils et les solidarités se recomposent-elles ? Peut-on rénover des villes devenues inadaptées à leur environnement et à leur population ; que faire de l’amas des infrastructures industrielles devenues inutiles ; comment réparer la nature abîmée et prévenir les effets du changement sans objet ? ». Il y a là une dimension qui oblige à réexaminer les enjeux de la politique de cohésion, en justifiant pleinement sa raison d’être tout en interdisant qu’elle ne soit réduite à une approche en termes de compétitivité.

Enfin, une analyse moderne de la disparité des résultats de la politique de cohésion entre les régions soulève des questions sur la gouvernance et la qualité des mécanismes mis en place pour mobiliser et utiliser les fonds structurels.

L’expérience d’autres fonds de l’UE, par exemple le Fonds d’ajustement à la mondialisation, montre à quel point la capacité à mobiliser et à exploiter les fonds européens dépend de la qualité du dialogue entre les différentes autorités concernées, avec les entreprises et avec les partenaires sociaux. Ces questions se sont posées de manière critique en Grèce au moment de la crise de la dette. Parallèlement à l’intervention de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) – dont la légitimité, les méthodes et le bilan sont contestables –, l’UE avait mis en place une Task Force dirigée par Horst Reichenbah entre 2011 et 2015 pour fournir une assistance technique en mobilisant également l’expertise technique nationale d’autres États membres, dont les résultats sont à saluer21European Commission, Evaluation of the technical assistance provided by the Task Force for Greece (TFGR) 2011-2015, 25 février 2020.. Sur ces questions de gouvernance, il est également frappant d’entendre les responsables des grandes villes, a priori dotés d’une gouvernance solide, reconnaître la courbe d’apprentissage que la mise en œuvre des fonds structurels peut initier et, par ricochet, l’impact que cela peut avoir sur les autres structures de gouvernance des autorités locales.

Cela justifie pleinement qu’une partie des fonds disponibles soit dédiée à l’assistance technique. Pendant longtemps, l’aide à l’expertise technique dans le cadre de l’utilisation des fonds structurels a été refusée au motif qu’il s’agirait d’argent alimentant le risque de corruption. Pourtant, l’optimisation de l’usage des fonds européens est liée à la qualité de la gouvernance. C’est un élément important à prendre en compte pour l’avenir, où la mobilisation des fonds structurels doit s’accompagner d’un appui à l’amélioration de la gouvernance partout où cela est nécessaire.

Au regard de ces constats, il est indispensable d’utiliser le reste de la programmation en cours (2021-2027) pour d’accroître l’impact de la politique de cohésion sur la réduction des disparités de développement entre les régions de l’Union.

L’efficacité de la politique de cohésion et sa capacité à réduire les disparités de développement entre les régions de l’UE dépendent de sa cohérence avec les autres politiques et actions de l’UE ou avec les priorités et politiques nationales. Si tout le monde travaille en vase clos, il y a un risque de contradiction et de mise à mal du principe de « ne pas nuire » à la cohésion.

La modernité de la politique de cohésion pour permettre à l’Union européenne de répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain

Pour la période 2021-2027, la politique de cohésion est mise en œuvre dans une Union européenne très différente de ses origines ; elle a évolué et s’est adaptée. Mais de nouveaux défis la bousculent, soit parce qu’ils ont conduit l’UE à puiser dans une partie du budget qui lui était initialement alloué, soit parce que les changements en question ont eu un impact différent sur les régions de l’UE, accentuant certaines disparités ou en créant de nouvelles. « La pandémie et le confinement frappent différemment les États membres selon le profil de leur économie, selon que la création de valeur ajoutée provienne d’abord du tourisme et d’activités manufacturières très affectées par les confinements ou de plateformes favorisées par le développement du télétravail »22Pervenche Berès, « La Covid-19, une chance pour l’Europe ? », Revue d’économie financière, n°139-140, 18 février 2021.. Les impacts multiples de la guerre en Ukraine et le changement climatique rendent également certaines régions et certaines personnes en Europe plus vulnérables.

La liste des nouveaux défis ayant un impact potentiel que la politique de cohésion doit prendre en compte ne cesse de s’allonger : la pandémie, le Pacte vert (Green Deal), la révolution numérique, les défis démographiques du point de vue du vieillissement de la population mais aussi dans une dimension intergénérationnelle, les flux migratoires, la guerre et son impact sur les questions de souveraineté européenne et de stratégie industrielle.

Dans ce nouveau contexte, l’accent est de plus en plus mis sur la nécessité pour l’UE de défendre sa compétitivité dans un monde globalisé. Le risque est que cette compétitivité s’exacerbe au sein de l’UE, condamnant l’équilibre de l’économie sociale de marché, affaiblissant la démocratie et sapant les fondements de l’État de droit. Si ce discours qui fragilise la solidarité devait l’emporter, il se fera au détriment du triptyque cher à Jacques Delors : « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit », triptyque qui reste d’actualité.

À cet égard, le risque existe également de mener des politiques qui accroissent les disparités entre les régions, avec par exemple des politiques urbaines visant à renforcer l’attractivité des centres villes au détriment des périphéries, exacerbant le sentiment d’une partie de la population d’être laissée pour compte. De même, la pression sur l’innovation peut se faire au détriment des besoins essentiels d’investissements sociaux, de services publics, d’éducation, d’accès aux centres de santé, sans lesquels il n’y a pas de cohésion dans une société et sur les territoires.

Dans l’engagement de l’UE en faveur du Pacte vert, le soutien à l’industrie doit s’accompagner d’une conditionnalité sociale et environnementale pour soutenir les efforts de la politique de cohésion et prendre pleinement en compte ce qu’a représenté la crise des « gilets jaunes » en France, par exemple, alors que des mouvements motivés par des causes similaires se retrouvent dans plusieurs autres pays de l’UE dans le monde agricole. La guerre a également mis en lumière les enjeux transfrontaliers de la cohésion, notamment la perspective de l’élargissement de l’UE à l’Est, tandis que l’élan de solidarité avec l’Ukraine s’est heurté à la tension croissante entre la Pologne et l’Ukraine, en premier lieu sur le commerce des céréales.

Ces bouleversements ont également conduit l’UE à créer, en dehors de la politique de cohésion, de nouveaux outils qui l’impactent ou l’intéressent dans leur champ d’application. Ainsi, en réponse aux défis économiques liés à la pandémie, la FRR a été mise en place, conditionnant la distribution des fonds communautaires à la performance. Dans le même temps, l’UE a mis en place le mécanisme SURE (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency) sur une base temporaire. Cet outil de solidarité s’est avéré très opérationnel, répondant efficacement à l’urgence de certaines situations en termes d’emploi sans remettre en cause l’engagement à long terme de la politique de cohésion, mais plutôt dans un esprit de complémentarité. Ces deux instruments offrent une image contrastée de la manière dont l’UE peut répondre aux situations d’urgence.

Quelle réforme de la politique de cohésion pour demain ?

Pour l’avenir, et la préparation de la prochaine programmation, il est essentiel de concevoir une politique de cohésion réformée pour soutenir le développement économique et social de l’Union. Elle ne saurait se fondre dans un soutien aux seuls investissements nationaux par l’intermédiaire d’instruments tel que la FRR. 

La politique de cohésion est une politique moderne et indispensable pour que l’UE puisse gagner les batailles internes et externes dans lesquelles elle est engagée. Mais comme à chaque renouvellement du cadre financier pluriannuel, les arbitrages entre plusieurs priorités pour la programmation budgétaire après 2027 seront nécessaires et difficiles. Ils seront tendus à un moment où l’UE doit trouver des ressources pour relever les nouveaux défis auxquels elle est confrontée, qu’il s’agisse de la transition environnementale, énergétique et numérique, des mutations industrielles, du développement d’une approche de défense souveraine dans un nouveau contexte géopolitique, ou de la préparation des futurs élargissements. C’est dans ce contexte que l’avenir de la politique de cohésion doit être envisagé. 

Pour y réfléchir, la Commissaire Elisa Ferreira a mis en place un groupe de haut niveau au nom de la Commission européenne dont les conclusions23European Commission, op cit. devront inspirer la Commission européenne et les co-législateurs. Il rappelle la centralité de cette politique en tant que politique structurante qui va au-delà des urgences, pour renforcer la cohésion de l’UE, qui ne repose pas sur la charité mais légitime l’action de l’UE par ses résultats, par l’expression de la solidarité entre les territoires, et le développement de toutes les potentialités, en tant que clé de voûte de l’UE. Cette capacité à faire vivre la solidarité et la mobilisation au niveau local est aussi un combat pour les valeurs de l’UE, contre des populismes alimentés par une géographie du mécontentement et en soutien de la démocratie.

Sur cette base, plusieurs chantiers s’ouvrent, nous nous concentrerons sur cinq d’entre eux.

1. Le principe de « ne pas nuire » à la cohésion doit être mis en œuvre

Le Comité européen des régions24Vasco Alves Cordeiro et Emil Boc, The future of Cohesion Policy post-2027, European Committee of the Regions, 158th plenary session, 29-30 novembre 2023., dans son avis sur l’avenir de la politique de cohésion après 2027, demande à juste titre : « de renforcer le rôle et la mission de la politique de cohésion après 2027 par rapport à d’autres politiques d’investissement de l’Union et d’intégrer d’éventuelles complémentarités dès le début afin d’éviter les chevauchements qui risquent d’entraîner des difficultés sur le terrain », ce qui implique également de considérer qu’« en ce qui concerne les régions présentant des handicaps structurels, au sens de l’article 174 du TFUE, l’objectif de cohésion territoriale est contraignant pour toutes les autres politiques européennes, en particulier le pacte vert pour l’Europe et la stratégie numérique ».

2. Les mécanismes de la politique de cohésion doivent évoluer

Différentes propositions peuvent être formulées à cet égard. La politique de cohésion est un outil utile pour mettre en œuvre les priorités stratégiques européennes telles que la transition verte, laquelle, pour devenir une réalité, doit se traduire par des investissements dans les régions et être déclinée autour des enjeux agricoles et où les grandes villes peuvent être des laboratoires de transformation tout en intégrant leur arrière-pays. Au-delà de la capacité de l’Europe à adopter une législation visant à atteindre la neutralité carbone, l’UE a besoin d’outil de mise en œuvre. Cela dépend de la capacité d’action sur le terrain que la politique de cohésion peut fournir tout en promouvant l’innovation sociale et le consensus. Parmi les défis spécifiques de la cohésion dans les territoires, une attention particulière devrait être accordée dans la prochaine programmation budgétaire à l’augmentation des inégalités interpersonnelles, y compris la pauvreté des enfants, ou aux inégalités entre les territoires ruraux et urbains et aux régions prises dans un piège de développement.

Cela devrait s’accompagner d’une vision dynamique en termes de vulnérabilité et de résilience, plutôt que d’une approche trop statique basée sur une image du rapport entre le PIB et le taux d’emploi à un moment donné, comme c’est actuellement le cas pour la distribution des fonds structurels. Il faut également une certaine flexibilité pour adapter l’utilisation des fonds en cas de crise avant que la base législative ne soit modifiée. La nomenclature territoriale basée sur les Nomenclatures communes des unités territoriales (NUTS 2) comme champ d’application de la politique de cohésion ne suffit pas à refléter la réalité des territoires et à appréhender les inégalités infrarégionales ; elle devrait évoluer pour mieux refléter cette diversité de situations. De plus en plus, les solutions uniques ne fonctionnent pas, alors que des problèmes spécifiques doivent être pris en compte, tels que ceux qui touchent les villes moyennes avec des emplois peu rémunérés et de faible qualité, les régions en retard de développement ou les anciennes régions industrielles, les régions en rattrapage bloquées sur un plateau ou les petites villes dans les zones rurales. En outre, des études montrent que l’effet multiplicateur des fonds budgétaires et de l’innovation est plus important dans les zones où l’investissement existant est faible : la politique de cohésion doit en tenir pleinement compte ; de même, en ce qui concerne l’investissement dans les infrastructures, il convient de considérer la taille appropriée des projets soutenus.

La valorisation des atouts locaux pour fonder une politique de cohésion tenant compte de la réalité des territoires est importante, notamment pour attirer les talents. Toutes choses égales par ailleurs, et en dehors de cette politique, la période post-Brexit a été marquée par une concurrence entre les capitales et les villes européennes pour attirer la relocalisation d’activités depuis Londres. Dans cette bataille, Paris a su marquer des points en tant que lieu de qualité de vie attractif pour les personnes concernées et leurs familles.

La relation entre la politique de cohésion et les aides d’État doit également être examinée. Après une période budgétaire où les aides d’État ont bénéficié d’une certaine flexibilité, cela a pu susciter des ressentiments, notamment dans certaines régions où la logique de partenariat et de programmation semblait entrer en concurrence avec une politique d’aides d’État dont la mise en œuvre était plus facile et plus immédiate. La méthode de la politique de cohésion est un atout précieux qu’il faut soutenir, cultiver et multiplier pour permettre une transformation basée sur l’appropriation démocratique plutôt que des réformes « imposées » ou « suggérées » par Bruxelles. L’expérience a montré que la politique de cohésion est mise en œuvre plus efficacement dans les régions où il existe un partenariat solide au niveau pertinent avec les partenaires sociaux et la société civile au sens large, d’où l’importance à porter aux questions de gouvernance au sein des autorités locales. Il s’agit là d’un trésor potentiel de la politique de cohésion, d’une part pour assurer l’optimisation de sa mise en œuvre, mais aussi pour renforcer ou consolider l’efficacité démocratique des structures de gouvernance locales et nationales.

3. La conditionnalité ne devrait pas toucher les régions et les bénéficiaires finaux de la politique de cohésion

Les fonds de cohésion ont été capturés par la définition de la conditionnalité macro-économique (voir ci-dessus) mais aussi avec l’introduction de la conditionnalité budgétaire liée à l’État de droit. Cet instrument pose une double question du point de vue de son impact puisque la principale sanction utilisée est le gel des fonds de cohésion. D’une part, parce qu’il s’agit de sanctionner un État membre qui viole l’État de droit, alors que ce sont les collectivités locales qui sont victimes des sanctions en tant que bénéficiaires des fonds de cohésion. Ensuite, parce que ces sanctions affectent les citoyens européens et les bénéficiaires locaux des fonds en prenant le risque d’aiguiser chez eux un ressentiment à l’égard de l’UE au lieu de les soutenir dans leurs efforts de développement. C’est pourquoi le groupe de travail franco-allemand sur la réforme institutionnelle de l’UE25Franco-German working group on EU institutional reform (2023), Sailing on High Seas: Reforming and Enlarging the EU for the 21st Century, Paris-Berlin, 18 septembre 2023, pp. 15-17. recommande de « faire de ce règlement un instrument permettant de sanctionner les violations de l’État de droit et, plus généralement, les violations systématiques des valeurs européennes inscrites à l’article 2 du TUE (telles que la démocratie, les élections libres et équitables, la liberté des médias), ou l’abus systématique des droits fondamentaux, tels qu’ils sont exprimés dans la Charte des droits fondamentaux ».

4. La politique de cohésion doit trouver une bonne articulation avec la FRR et les autres outils de politiques économiques 

La mise en place de la FRR a lancé un débat sur la pertinence de cet instrument, qui établit un dialogue fort et unique entre la Commission européenne et chacun des États membres, et où la distribution des fonds est un levier direct pour obtenir les engagements attendus des États membres. La FRR repose sur une approche basée sur la performance que la politique de cohésion ne peut pas totalement ignorer. Mais la FRR ne prend pas en compte les dimensions européenne et/ou régionale. Cela ne favorise pas la cohérence du marché intérieur ni l’indispensable coopération entre les États membres et tourne le dos à l’esprit de gestion partagée, au développement de la capacité d’innovation sociale et à la construction d’un consensus social dans les territoires. Or, comme nous l’avons vu, les accords de partenariat et les outils de gouvernance des fonds structurels sont des atouts majeurs à mobiliser pour gagner la bataille de la gouvernance et du développement des capacités administratives. Pour toutes ces raisons, nous devons résister à la tentation émergente de regrouper tous les fonds de l’UE, et d’abord les fonds de la politique de cohésion, au sein d’un outil unique tel que la FRR. 

En ce qui concerne la coordination avec d’autres instruments de politique économique, outre la réforme récente du Pacte de stabilité, il convient de rester vigilant chaque fois qu’une situation critique exige une réduction de la part de cofinancement des budgets des États membres. Le Comité européen des régions « rappelle que la pandémie, l’urgence climatique et le contexte géopolitique actuel ont confirmé qu’il était nécessaire d’avancer sur la voie d’un cadre rénové pour la gouvernance économique, y compris le pacte de stabilité et de croissance, et d’introduire une “règle d’or“ pour les investissements engagés au titre de la politique de cohésion, notamment s’agissant du cofinancement des Fonds structurels et d’investissement de l’UE »26Vasco Alves Cordeiro et Emil Boc, The future of Cohesion Policy post-2027, European Committee of the Regions, 158th plenary session, 29-30 novembre 2023.. Sur le premier point, comme nous l’avons vu, les résultats des négociations ne sont pas favorables, mais l’objectif et la légitimité de la demande demeurent, et le combat devra être repris dès que l’occasion se présentera.

Tout le défi est de trouver la bonne articulation et de mettre en cohérence les outils. La politique de cohésion ne devrait pas pouvoir, sur les territoires, être contredite par les impulsions de la politique nationale qui ne peut en ignorer les objectifs y compris si l’on veut résorber efficacement les pièges de développement trop nombreux en France. « En même temps », la politique de cohésion ne peut pas être absorbée par la seule logique d’une approche nationale du type FRR. De plus, il faut valoriser le potentiel de la politique de cohésion s’agissant de l’amélioration des capacités administratives, cela doit être mis en œuvre avec discernement pour ne pas être emporté par un discours montant sur la limitation des normes.

5. La politique de cohésion devra jouer son rôle dans les engagements de l’UE en matière d’élargissement

Les engagements pris lors du Conseil européen des 14 et 15 décembre 202327Conseil européen, Conclusions, 14 et 15 décembre 2023. ouvrent la voie à une UE de 36 États membres. La politique de cohésion est donc directement concernée par le travail d’adaptation que l’UE devra entreprendre au cours du prochain cycle européen pour tenir ses promesses. Dans cette voie, la responsabilité du succès incombe à la fois aux pays candidats et à l’UE dans leurs travaux préparatoires tant il est vrai qu’une UE à 36 ne pourra pas fonctionner comme une UE à 27. Ici, la politique de cohésion devra s’adapter en interne pour tenir compte de ses nouveaux engagements, mais elle devra aussi être mobilisée dans le travail de rattrapage des pays candidats au-delà de ce qui a été fait dans le cadre des fonds de pré-adhésion lors des précédents élargissements. Ceci est d’autant plus important que l’UE sait par expérience que la courbe de rattrapage est plus efficace avant l’adhésion qu’après, et que des fonds doivent être mobilisés pour renforcer la capacité administrative des pays candidats, tout en tirant les leçons de ce qui aurait dû ou pu être géré différemment lors des derniers élargissements, quand, au bout du compte, nous voyons les gouvernements de plusieurs États membres mener des campagnes anti-européennes et utiliser l’UE comme bouc émissaire.

Les choix que l’UE fera pour l’avenir de sa politique de cohésion illustreront le contrat social que ses institutions et les États membres choisiront pour l’avenir de la solidarité et la manière dont ils veulent aborder un monde de concurrence globalisée. 

Cette note reprend pour l’essentiel une contribution au livre sur la politique de cohésion, Unify Europe, coordonné par Mario Caputo et Gianni Pittella à paraître aux éditions Guida (Naples) avant les élections européennes de juin 2024.

  • 1
    Article 130 A de l’AUE, devenu 174 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).
  • 2
    Résolution du Parlement européen sur les effets des contraintes budgétaires sur les autorités régionales et locales dans le cadre des dépenses des fonds structurels de l’UE dans les États membres (2013/2042(INI)), 8 octobre 2013, et Jorge Valero, « Les eurodéputés s’opposent à une sanction “immorale“ de l’Espagne et du Portugal », Euractiv, 4 octobre 2016.
  • 3
    Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine.
  • 4
    European Commission, Eighth Report on Economic, Social and Territorial Cohesion, 2023.
  • 5
    Aujourd’hui, il s’agit du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER).
  • 6
    50,9 milliards d’euros sur un budget total de 168,6 milliards d’euros en 2023.
  • 7
    Commission européenne, Croissance, compétitivité, emploi. Les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle – livre blanc, Office des publications de l’Union européenne, 5 décembre 1993.
  • 8
    500 milliards d’euros pour la période 2015-2020.
  • 9
    723 milliards d’euros pour la période 2021-2026.
  • 10
    Wim Kok, La stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi : rapport du groupe de haut niveau, Office des publications de l’Union européenne, 2004.
  • 11
    André Sapir, Philippe Aghion, Giuseppe Bertola, Martin Hellwig, Jean Pisani-Ferry, Dariusz Rosati, José Viñals, Helen Wallace, Marco Buti, Mario Nava, Peter M. Smith, An Agenda for a Growing Europe: the Sapir Report, OUP Oxford, 2004.
  • 12
    Jacques Delors, « La réforme des fonds structurels et la cohésion économique et sociale », Bruxelles, 28 juin 2006.
  • 13
    European Commission, Directorate-General for Regional and Urban Policy, Forging a sustainable future together – Cohesion for a competitive and inclusive Europe: Report High level Group on the Future of Cohesion Policy, Publications Office of the European Union, février 2024.
  • 14
    Eurobarometer, Citizens awareness and perception of EU Regional policy, 2023.
  • 15
    European Commission, Eighth Report on Economic, Social and Territorial Cohesion, 2023.
  • 16
    OCDE, Regional outlook: the longstanding geography of inequalities, 2023.
  • 17
    European Commission, Directorate-General for Regional and Urban Policy, Forging a sustainable future together – Cohesion for a competitive and inclusive Europe: Report High level Group on the Future of Cohesion Policy, Publications Office of the European Union, février 2024.
  • 18
    Andreas Diemer, Simona Iammarino, Andrés Rodrígues-Pose et Michael Storper, « The regional development trap in Europe », Economic Geography, 98(5), 14 juillet 2022, pp. 487-509.
  • 19
    Lewid Dijkstra, Hugo Poelman, and Andrés Rodríguez-Pose, « The Geography of EU Discontent », Regional Studies, 54 (6), 2020, pp. 737–53.
  • 20
    Paul Magnette, « Le croissant fossile », Le Grand Continent, 8 février 2022.
  • 21
    European Commission, Evaluation of the technical assistance provided by the Task Force for Greece (TFGR) 2011-2015, 25 février 2020.
  • 22
    Pervenche Berès, « La Covid-19, une chance pour l’Europe ? », Revue d’économie financière, n°139-140, 18 février 2021.
  • 23
    European Commission, op cit.
  • 24
    Vasco Alves Cordeiro et Emil Boc, The future of Cohesion Policy post-2027, European Committee of the Regions, 158th plenary session, 29-30 novembre 2023.
  • 25
    Franco-German working group on EU institutional reform (2023), Sailing on High Seas: Reforming and Enlarging the EU for the 21st Century, Paris-Berlin, 18 septembre 2023, pp. 15-17.
  • 26
    Vasco Alves Cordeiro et Emil Boc, The future of Cohesion Policy post-2027, European Committee of the Regions, 158th plenary session, 29-30 novembre 2023.
  • 27
    Conseil européen, Conclusions, 14 et 15 décembre 2023.

Du même auteur

Sur le même thème