De nombreux débats ont actuellement lieu concernant le projet de rénovation de la gare du Nord, à Paris. Nous avons assisté, au cours des derniers mois, à la prise de position, dans l’arène publique, d’architectes, d’élus, de représentants de la SNCF, etc. Au-delà des considérations politiques, budgétaires, économiques ou architecturales, ce qui est passionnant, dans ce débat, c’est qu’il interroge notre définition et notre conception des gares.
Certains défendent l’idée selon laquelle une gare doit demeurer une gare, tandis que d’autres prônent une redéfinition de ce concept, pour qu’il puisse englober d’autres services et d’autres usages.
Jusqu’à présent, une gare était une gare, c’est-à-dire un espace d’embarquement et de débarquement de voyageurs. Elle n’avait aucun autre rôle que ferroviaire. Or, nous voyons à l’échelle européenne que cette définition est de moins en moins juste, puisque les usages et les services proposés dans les gares s’hybrident. À la gare de Lyon, à Paris, il est possible de faire des analyses de sang, tandis qu’à la gare saint-Lazare, on peut faire du shopping. À Amsterdam, Londres ou Francfort, il est possible de se restaurer. Le projet de rénovation de la gare du Nord propose, outre la restauration et les galeries marchandes, des espaces culturels et sportifs. Ces évolutions désarçonnent, puisqu’elles nous obligent à interroger ce qu’il faut entendre par « gare ».
Une gare qui proposerait de très nombreux services et usages, n’ayant rien à voir avec l’embarquement et le débarquement de voyageurs, est-elle encore une gare ? Le philosophe Friedrich Nietzsche écrivait qu’il suffit de créer un nouveau mot pour créer une nouvelle chose. Se pose alors la question de savoir s’il faut inventer un nouveau mot pour ces nouveaux lieux que sont devenues les gares ou s’il faut tout simplement réinventer leur définition.
Dans les deux cas, il y a une forme de malaise. Les gares ont changé, mais nos définitions sont demeurées les mêmes. En fait, la réalité est allée beaucoup plus vite que notre vocabulaire et nos dictionnaires semblent quelque peu désuets. Ce qui nous dérange, fondamentalement, c’est que nous avions dans notre cerveau une catégorie « gare » – simple, claire et nette – et que nous sommes désarçonnés par ces nouveaux espaces hybrides aux multiples usages et services qui n’entrent pas dans notre catégorie. Nous avons beau essayer de tordre ces espaces ou de les découper, cela n’entre pas dans nos cases traditionnelles.
Mais quel est donc le problème ? Le problème, c’est l’hybride. Nous avons toujours eu du mal avec ce qui est hybride. Et pour cause ! Pour comprendre le monde, nous avons créé des catégories, des classifications, des cases, dans lesquelles chaque objet, chaque animal, chaque élément de la nature, chaque situation entre naturellement. Une fois établie, la classification des choses est évidente et mécanique : il est inutile de se poser plus de questions ! Notre cerveau, telle une gigantesque armoire pleine de tiroirs, trie automatiquement ce que les sens – l’œil, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat – lui fournissent quotidiennement. Un chat est un chat, une gare est une gare. Tout est basé sur la logique d’Aristote et son premier principe, un principe d’identité : A est A. Mais aujourd’hui, cela ne fonctionne plus ! La mondialisation, le numérique, la transformation des comportements, des ressources, des besoins et des contraintes, ont rendu le monde hybride. Tout s’hybride progressivement : les identités, les cultures, les genres, les objets, les entreprises, les villes, les produits, les services… et les gares n’échappent pas à la règle ! Cette hybridation est une véritable chance, car elle nous oblige à sortir de nos sentiers battus, à être plus créatifs, à assouplir nos raisonnements rigides et nos catégories implacables, qui emprisonnaient et travestissaient la réalité. Les nouvelles réalités hybrides nous forcent à imaginer et à inventer de nouvelles catégories pour les embrasser ; elles nous forcent à être plus tolérants, moins dogmatiques, moins catégoriques, moins mécaniques, moins systématiques. C’est par paresse intellectuelle ou parfois par conservatisme idéologique que nous ne faisons pas ce travail essentiel. Fondamentalement, la vraie question posée dans ce débat est celle de notre rapport à l’hybride.
Face au principe d’identité inflexible d’Aristote, nous pouvons proposer un principe d’altérité souple et fécond : A n’est pas forcément A ; A peut devenir B, et même G ou Z ! La gare du Nord peut devenir ce formidable tiers-lieu, ni vraiment ceci, ni vraiment cela, mais permettant une véritable hybridation des métiers, des services, des usages, des personnes qui la fréquentent : une gare hybride, inédite, insolite !