Le 19 février 1942 s’ouvre le procès de Riom. Voulu par le Maréchal Pétain, ce procès politique doit juger les responsables de la défaite de 1940. Parmi les accusés, Léon Blum, qui par ses convictions et son talent d’orateur en a fait une tribune pour mettre en accusation le régime de Vichy et a redonné de l’espoir aux défenseurs de la République. Milo Lévy-Bruhl, auteur d’une préface à la dernière réédition de À l’Échelle humaine de Léon Blum (Le Bord de l’eau, 2021), nous rappelle l’importance de ce procès dans le cours de notre histoire contemporaine.
Depuis quelques années, la référence au procès politique est abondamment mobilisée par certains hommes politiques, leaders d’opinion ou groupes de citoyens qui promettent que les responsables de notre « malheur collectif » auront bientôt à rendre des comptes et, pour certains, établissent déjà des listes. La référence mémorielle sous-jacente est explicite : sur les listes sont inscrits les noms des héritiers des « collaborateurs » d’hier et la justice de demain sera rendue par les héritiers des « résistants ». L’imaginaire de l’épuration surabonde, et le fait qu’il remplace l’imaginaire de la justice révolutionnaire dans lequel une longue tradition de conflictualité sociale avait l’habitude de puiser est en soi le signe d’un glissement dans notre situation politique générale. Mais plus significatif encore que ce remplacement d’un imaginaire du procès politique par un autre est peut-être le grand silence qui entoure une autre période de judiciarisation politique qui a marqué l’histoire de France. Une période de procès politique qui culmina, il y a quatre-vingts ans jour pour jour, lorsque le régime de Vichy entreprit de juger le Front populaire, lorsque s’ouvrit, le 19 février 1942, le procès de Riom.
Vers le procès de Riom
Avant d’arriver à Riom, un détour par Vichy s’impose. Le 10 juillet 1940, Pierre Laval, ministre d’État du gouvernement Pétain formé quelques semaines plus tôt, a réuni l’ensemble des parlementaires dans la grande salle du casino de la ville. Maniant les promesses et les menaces, il finit de rallier les quelques sceptiques à la solution politique qu’il entend imposer à la France défaite. Car « le don à la France de sa personne1Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 17 juin 1940. » qu’a consenti Pétain pour solliciter l’armistice a une contrepartie explicite – « que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside » – et Laval est là pour accélérer ce regroupement en obtenant des parlementaires rassemblés le dépôt des pleins pouvoirs dans les mains du maréchal. Le 10 au soir, c’est chose faite : « L’Assemblée nationale donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français. » Et le 11 au matin, un nom propre réapparaît dans un texte constitutionnel : « Nous, Philippe Pétain, maréchal de France, déclarons assumer les fonctions de chef de l’État français. »
Les actes constitutionnels s’enchaînent et entérinent un régime de dictature personnelle. Mais la consolidation du nouveau régime ne saurait se limiter à ces mutations institutionnelles, le maréchal veut que l’opinion suive et fasse bloc derrière son nouveau chef. Or l’unanimisme n’est pas complet. Tous les Français n’étaient pas favorables à l’armistice. Certains auraient souhaité continuer le combat. Pétain le sait et l’évoque à demi-mot : « Vous étiez prêts à continuer la lutte. Je le savais. La guerre était perdue dans la métropole. Fallait-il la prolonger dans les colonies ? Je ne serais pas digne de rester à votre tête si j’avais accepté de répandre le sang des Français pour prolonger le rêve de quelques Français mal instruits des conditions de la lutte2Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 25 juin 1940.. » Les Français sont d’éternels rêveurs, c’est connu. Mais Pétain compte bien les détromper, c’est la condition de l’unanimité autour du nouveau régime, de la légitimité absolue de son pouvoir : personne ne doit penser que l’armistice n’était pas la seule solution possible. Ah ! Si seulement les Français savaient dans quel état se trouvait vraiment l’armée – « trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés » – et le pays – « l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi3 Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 20 juin 1940.. » Ils doivent le savoir, il va le leur faire savoir.
À la fin de ce mois de juillet 1940, l’acte constitutionnel n°5 institue une Cour suprême de justice qui vise « les anciens ministres ou leurs subordonnés immédiats, accusés d’avoir commis des crimes ou délits dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions ou d’avoir trahi les devoirs de leur charge, dans les actes qui ont concouru au passage de l’état de paix à l’état de guerre4Cité par Julia Bracher dans Riom 1942. Le Procès, Paris, Omnibus, 2012, « Introduction », p. III. ». Le spectre des potentiels accusés est large. Mais deux noms s’imposent. D’abord celui d’Édouard Daladier. L’ancien président du Conseil d’avril 1938 à mars 1940 incarne pour le nouveau régime la responsabilité de l’entrée en guerre de la France. De plus, quelques jours avant la formation du gouvernement Pétain, Daladier s’est embarqué à bord du Massilia, ce paquebot sur lequel s’étaient retrouvés les ministres et les parlementaires désireux de poursuivre les combats depuis l’Empire. C’est vraiment trop pour Pétain : l’homme à cause duquel il s’est trouvé contraint de demander l’armistice a entretenu l’idée qu’elle n’était pas une fatalité. Daladier est incarcéré au château de Chazeron. Le 15 septembre 1940, depuis sa fenêtre, il voit arriver Léon Blum : « Je vois descendre de la première voiture un grand chapeau, de larges moustaches grises, un lorgnon. Blum regarde avec calme vers le château. Son visage est las. Il gravit lentement les marches. Il dit quelques mots dans la pièce voisine. Plus rien. On poursuit le juif, le socialiste, l’homme des accords Matignon, il n’y a en fait aucune raison pour qu’il soit inculpé. Les ploutocrates se vengent de leur peur en 19365Édouard Daladier, Journal de captivité 1940-1945, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 39.. » En effet, en apprenant qu’il était visé par le nouveau régime, Léon Blum a d’abord été surpris : à l’automne 1940, cela fait quasiment trois ans qu’il a quitté le pouvoir et ses hypothétiques responsabilités semblent très lointaines. Mais qui d’autre que ce leader socialiste, juif de surcroît, pour incarner « l’esprit de jouissance » ? Pour le nouveau régime, il va de soi que le parrain des congés payés, de la semaine de quarante heures et de la politique des loisirs porte la responsabilité, si ce n’est des causes matérielles, du moins des causes morales de la défaite. Par ailleurs, Blum a eu le toupet de s’opposer aux pleins pouvoirs… C’est beaucoup pour un seul homme.
Au fil des jours, les geôles improvisées du château de Chazeron se remplissent. Paul Reynaud retrouve Georges Mandel, son ancien ministre, quand le général Maurice Gamelin, chef de l’état-major remplacé par Weygand après la percée de Sedan fait, lui, bande à part. À Vichy, on tergiverse : faut-il juger seulement la responsabilité de ces hommes dans le passage de l’état de paix à l’état de guerre ou étendre l’accusation jusqu’à la défaite ? Par la voix de son ambassadeur en France, Otto Abetz, Hitler fait connaître sa préférence pour la première option : il est essentiel qu’avant tout l’Allemagne soit disculpée de toute velléité belliqueuse. La frange la plus collaborationniste abonde. Mais la pression populaire est trop forte. Les Français veulent connaître les responsables de la défaite. Pétain tranche : on jugera les deux motifs. L’instruction commence à la mi-octobre. Blum, Daladier et Gamelin sont déplacés de Chazeron à Bourrassol, une nouvelle prison proche de Riom où doit se tenir le procès. Ils y sont rejoints par Guy La Chambre, ancien ministre de l’Air du gouvernement Daladier, et Robert Jacomet, secrétaire général du ministère de la Défense et contrôleur général de l’armée. Les interrogatoires s’enchaînent pour les cinq accusés qui n’ont pas le droit d’être assistés de leurs avocats. Les juges se donnent du mal : des centaines de témoins sont auditionnés, le dossier d’instruction atteint les cent mille pages. Depuis Londres, de Gaulle commente : « À Vichy on s’occupe beaucoup de trouver des accusés que l’on puisse commodément charger des responsabilités du désastre […]. Il y aura certainement quelque jour en France un vrai procès des responsabilités. Mais il y a tout lieu de croire que certains des accusateurs d’aujourd’hui siégeront alors au banc des accusés6Allocution radiodiffusée du général de Gaulle à la BBC du 9 septembre 1940.. » Les semaines, puis les mois passent, pourtant le procès ne vient pas. Comme si le nouveau régime avait peur d’ouvrir la boîte de Pandore…
L’opinion s’impatiente et un « vent mauvais » se lève. Le 12 août 1941, Pétain prend la parole : « De plusieurs régions de France, je sens se lever depuis quelques semaines, un vent mauvais. L’inquiétude gagne les esprits, le doute s’empare des âmes. L’autorité de mon gouvernement est discutée, les ordres sont souvent mal exécutés. » D’où vient ce malaise ? Pétain énumère les causes. Parmi elles : « Les troupes de l’ancien régime sont nombreuses. J’y range sans exception tous ceux qui ont fait passer leurs intérêts personnels avant les intérêts permanents de l’État […]. Un long délai sera nécessaire pour vaincre la résistance de tous ces adversaires de l’ordre nouveau, mais il nous faut, dès à présent, briser leurs entreprises, en décimant les chefs7Discours du Maréchal Pétain du 12 août 1941, dit « du vent mauvais ».. » Le discours est suivi d’effets. Le régime se renforce. Mais quoi de mieux pour se consolider que d’offrir une victime expiatoire ? Parmi les décisions prises par Pétain, l’utilisation des pouvoirs que lui confère l’acte constitutionnel n°7 pour « juger les responsables de notre désastre ». Décrété quelques mois plus tôt, l’acte n°7 impose aux fonctionnaires de l’État de prêter un serment de fidélité à la personne du maréchal. Surtout, il prévoit que le personnel politique et administratif pourra être tenu personnellement responsable devant le chef de l’État en cas de trahison des devoirs de sa charge. Après enquête, le maréchal pourra prononcer un ensemble de peines allant de la privation des droits politiques à la détention dans une enceinte fortifiée. Accordant peu d’importance au principe de non-rétroactivité de la loi, l’article 5 de cet acte constitutionnel dispose enfin qu’il s’appliquera aux anciens ministres, hauts dignitaires et hauts fonctionnaires ayant exercé leur charge depuis moins de dix ans. Après son discours, le maréchal laisse passer quelques semaines. Le temps d’une rapide enquête confiée à un conseil de justice politique créé pour l’occasion. Puis, le 16 octobre 1941, un an après le début de l’instruction, il reprend la parole : les accusés de Bourrassol sont condamnés à la détention à vie dans une enceinte fortifiée. Blum, Daladier et les autres prennent la direction du fort du Portalet, dans les Pyrénées.
Mais étrangement, le procès de Riom n’est pas enterré pour autant. Après un séjour pyrénéen de quelques semaines, les accusés sont amenés à la prison de Riom. Le procès va enfin s’ouvrir. Et tant pis si les juges doivent se prononcer sur l’innocence d’accusés qui ont déjà été condamnés par un chef de l’État auquel ils ont prêté serment d’allégeance… L’essentiel est ailleurs, Pétain l’a dit : « La sentence qui clora le procès de Riom doit être rendue en pleine lumière. Elle frappera les personnes, mais aussi les méthodes, les mœurs, le régime. Elle sera sans appel. Elle ne pourra plus être discutée. Elle marquera le point final d’une des périodes les plus douloureuses de la vie de la France8Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 16 octobre 1941.. »
Le procès de Riom
Début 1942, le monde est à feu et à sang. Alors que le président Roosevelt promet aux Américains de rendre justice aux martyrs de Pearl Harbor, l’armée rouge repousse la Wehrmacht aux portes de Moscou. En France, loin du tumulte, le régime s’active. Le procès de Riom doit être grandiose pour que la condamnation sans appel des accusés apporte au nouveau régime sa grande justification et à son projet politique de révolution nationale l’élan qui lui manque. La salle d’audience est entièrement repeinte. Des lustres et des tapisseries d’Aubusson sont installés tandis qu’on emprunte au mobilier national les chaises et fauteuils de grand style qui accueilleront les témoins. Des tribunes sont construites pour contenir des invités triés sur le volet, parmi lesquels 150 journalistes. Ces derniers sont au centre de l’attention des autorités. À l’étage, une salle de presse dotée d’une vingtaine de cabines téléphoniques a été aménagée pour leur usage exclusif. Ils arrivent du monde entier. On les accueille, on leur délivre les premières consignes de censure et on les installe : ils doivent donner au procès son immense retentissement.
Le 19 février 1942, dans un décor grandiose, au milieu d’une ville cadenassée par les forces de sécurité du régime, les cinq accusés font leur entrée dans la salle d’audience. Immédiatement, les regards se portent vers les trois grandes figures : Blum, Daladier et Gamelin. Ils s’installent. À 13h33, le président ouvre l’audience. Mais à peine la vérification des identités des accusés est-elle terminée que se produit le premier coup de théâtre. Le général Gamelin annonce qu’il refuse de répondre aux questions : « Dans l’intérêt même de l’armée comme de la paix des esprits, j’estime que mon honneur de soldat et mon devoir de chef me commandent de me taire9Julia Bracher (éd.), Riom 1942. Le Procès, op. cit., 2012, p. 304.. » Murmures dans la salle, les juges déglutissent. L’attention se resserre sur Blum et Daladier. Avec les deux anciens présidents du Conseil, le procès sera politique de part en part. Et chacun sait que le chef socialiste et le chef radical n’ont aucunement l’intention, eux, de garder le silence. Blum et Daladier laissent à leurs avocats le soin de soulever les questions de légalité, de violation des principes juridiques, d’irrégularités dans la procédure. Pour leur part, ils s’en tiendront aux questions politiques avec deux objectifs très clairs : retourner l’accusation et conserver intact l’honneur du Front populaire.
Le retournement de l’accusation se fait par petites touches. Avec une fausse naïveté, Blum commence donc par s’étonner que la responsabilité de la défaite ne soit recherchée que dans ses causes politiques et qu’on n’enquête pas sur la façon dont la guerre a été conduite par les chefs militaires… Silence gêné des juges. Mais admettons, poursuit-il, qu’il faille déterminer les responsabilités politiques : pourquoi faire remonter ces dernières au premier gouvernement de Front populaire de 1936 ? Pourquoi, par exemple, ne pas s’interroger sur l’inaction du gouvernement français au début du réarmement allemand en 1933 ? Mieux encore, suggère-t-il ingénument, pourquoi ne pas questionner l’absence de réaction française lorsqu’en 1934 Hitler revendiqua, à la suite de l’échec de la conférence mondiale pour le désarmement, sa pleine liberté de réarmement ? La réduction des crédits militaires de 20% décidée par le gouvernement d’alors ne laisse pourtant pas de surprendre… Pourquoi ne pas demander des comptes au ministre de la Guerre d’alors ? Un certain maréchal Pétain… Après Blum, Daladier enfonce le clou. D’abord, en démontrant, chiffres à l’appui, que grâce au programme dit « des 14 milliards » du Front populaire, les capacités matérielles de la France n’étaient pas inférieures à celles de l’Allemagne : les politiques avaient fait leur part, c’est dans l’emploi par les militaires de ces capacités qu’il faut rechercher les lacunes. Et à ce sujet, Daladier a sa petite idée. La cause majeure de la défaite est venue de la stratégie militaire choisie. Or qui se faisait le garant de cette stratégie défensive ? Daladier rappelle la préface que Pétain donnait encore en 1939 à l’ouvrage du général Chauvineau, évidemment retiré depuis de toutes les bibliothèques, qui prescrivait une stratégie défensive et affirmait que le front continu français pouvait résister à toute tentative de percée par une colonne de chars. Le même maréchal Pétain dont le rôle avait été central dans la décision de non-fortification du Nord des Ardennes, zone où le front a été rompu en 1940 par une colonne de chars.
Dès les premiers jours, les prescriptions de censure pleuvent par dizaines sur les journalistes accrédités. Consigne n°12 : « Dans l’intervention de Léon Blum, supprimer toute la partie qui met en cause le gouvernement de 1929 à 1936 » ; consigne n°39 : « Couper le passage de la déclaration de M. Daladier indiquant qu’il a été décidé par le maréchal Pétain de ne pas fortifier le front du Nord et des Ardennes10Cité par Julia Bracher dans Riom 1942. Le Procès, op. cit., 2012, « Introduction », p. XVIII. ». À Paris comme à Vichy, on sent la mauvaise tournure que prend le procès. Mais le pire reste à venir.
Début mars, commence l’interrogatoire de Blum. Le nouveau régime a fait du chef du premier gouvernement de Front populaire le responsable de l’insuffisante préparation de l’armée et de la décadence morale qui aurait mené à la défaite militaire. Blum tient à rappeler quelques faits : d’abord la loi de quarante heures et les congés payés n’ont pas contrarié l’effort de réarmement. Son gouvernement a réarmé la France comme aucun autre avant lui, et ce programme de réarmement fut mené à bien avec de l’avance sur le calendrier prévu. À son départ du pouvoir en 1937, Blum avait satisfait toutes les demandes d’équipement que lui avait adressé l’amiral Darlan. Si les demandes étaient insuffisantes, le pouvoir actuel peut donc s’adresser à celui qui est désormais le chef du gouvernement du maréchal. Surtout, Blum rappelle qu’il n’a pas hésité à faire primer cette politique de réarmement sur tous ses autres objectifs, y compris, ponctuellement, sur ceux de sa politique ouvrière. Tandis qu’au même moment, un certain Pierre Laval s’opposait, lui, à de telles dépenses au nom des équilibres monétaires. La gêne est palpable. Les accusés se sont faits accusateurs et toutes les personnalités du régime – Pétain, Darlan, Laval – sont atteintes, une à une. Blum poursuit.
Au-delà des éléments matériels, il est un point, fondamental, qu’il lui importe de marteler. Jamais le prétendu « esprit de jouissance » du Front populaire ne l’a emporté sur « l’esprit de sacrifice ». La preuve passe par un hommage à la mémoire d’un homme, le secrétaire d’État aux Sports et à l’organisation des Loisirs du Front populaire, Léo Lagrange. Le même Léo Lagrange, engagé volontaire, mort au front en 1940. Et Blum d’en tirer la leçon qui s’impose : « On a pu donner pendant de long mois toute sa foi et toute son énergie dans une œuvre comme celle de l’organisation des loisirs et des sports, et avoir tout de même conservé en soi quelques vertus héroïques11Léon Blum face à Vichy, présentation par Julia Bracher, Paris, Omnibus, 2014, p. 158.. » Il ne lui reste alors plus qu’à conclure, sereinement, mais non sans grandeur : « Je ne trouve rien dans tout cela qui peut justifier cette accusation latente et constante. Je vois, excusez-moi, le bien que j’ai pu faire, je vois que j’ai apaisé de grands conflits sociaux, je vois que, pour la première fois, j’ai groupé l’unanimité autour des crédits d’armement ; je vois que j’ai préparé les esprits en France à cette conception de l’unité française qui aurait pu, qui aurait dû être aussi belle qu’elle l’a été dans les premiers mois de la guerre de 1914 […]. Dans cette espèce de résolution silencieuse et grave qui a amené nos fils, le mien comme les autres, vers leur régiment, je crois que quelque chose venait de nous et que quelque chose tenait aussi à notre œuvre12Julia Bracher, Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, pp. 179-180.. »
L’écho de l’interrogatoire est énorme et les consignes de censure n’y font rien. Les avocats et les proches de Blum transmettent les pages de son discours à la Résistance qui s’en donne à cœur joie, suivie par les journaux étrangers. La presse du régime se déchaîne contre le juif qu’on aurait mieux fait de fusiller il y a bien longtemps déjà. Dans son discours du 15 mars, au palais des sports de Berlin, Hitler lui-même fait part de son agacement. Encouragés par ce discours, les milieux collaborationnistes parisiens attaquent le maréchal Pétain qui reconnaît, en privé, son erreur. Conçu pour consolider son régime, le procès s’est changé en tribune de l’opposition. C’est la première fois qu’un discours aussi critique perce dans la France occupée et c’est Vichy lui-même qui a braqué les projecteurs. Il faut impérativement que le spectacle cesse. Début avril, l’amiral Darlan annonce vouloir « mettre un terme aux campagnes pernicieuses qui, amplifiant ou déformant les allégations des accusés, tentent de diviser à nouveau notre opinion publique et vont par leur déchaînement jusqu’à menacer notre sécurité extérieure en compromettant nos relations internationales13Joseph Darlan, « Rapport au Maréchal de France chef de l’État français », 11 avril 1942, dans Julia Bracher Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, p. 182. ». Le procès est suspendu sine die. Quelques jours plus tard, Pierre Laval est rappelé au pouvoir. La collaboration va encore s’accentuer. À Vichy, il ne sera plus jamais question de procès.
Significations de Riom
De retour dans sa cellule, Blum écrit à ses amis : « Le procès est mort, et ne ressuscitera pas. S’il y a de nouveaux débats, ce ne sera plus le même procès ni même le même tribunal. Dans l’ensemble je suis pleinement satisfait des résultats et je vous avouerai que je ne suis pas mécontent de moi… Si la nation se réveille et se retrouve, comme les événements de chaque jour le prouvent, notre procès y aura été pour quelque chose : tout est donc pour le mieux14Lettre de Léon Blum à Suzanne Blum, amie et sœur de son directeur de cabinet André Blum, cité par Ilan Greilsammer, Blum, Paris, Flammarion, 1996, p. 451.. » Il y a de quoi être satisfait. La publicité voulue par le régime s’est retournée contre lui. Les groupes socialistes de la Résistance accueillent de nouveaux engagés que les échos du discours de Blum ont réveillés de leur torpeur. Joseph Barthélemy, le garde des Sceaux du régime, est contraint d’admettre que Blum « est devenu le chef de l’opposition15Cité par Julia Bracher dans Riom 1942. Le Procès, op. cit., 2012, « Introduction », p. XV. ». Du moins de l’opposition intérieure.
À l’extérieur, l’opposition en exil est évidemment incarnée par le général de Gaulle. Ce dernier n’est pas resté insensible aux débats de Riom : « Il a été très frappé par l’extraordinaire défense de Blum à Riom, et par la qualité de cet interprète de l’intérêt national : il s’est senti attiré16Témoignage de Gaston Palewski, alors directeur de cabinet du Général, cité par Ilan Greilsammer, Blum, op. cit., 1996, p. 453.. » Les deux hommes se sont rencontrés quelques années plus tôt, par l’intermédiaire du colonel Mayer17Voir Milo Lévy-Bruhl, Émile Mayer, mentor de Charles de Gaulle et républicain idéal, Fondation Jean-Jaurès, 18 juin 2020. Ils se connaissent. Mieux encore, ils se respectent. Après l’appel du 18 juin, Blum a écrit : « De Londres, le général de Gaulle avait alors signifié que le pays ne souscrivait pas à sa déchéance, qu’il ne se jugeait pas lié par les quelques signatures de hasard apposées au bas de ce marché honteux. Sa voix seule s’était élevée, puisqu’en France aucune n’avait plus le droit ni le moyen de se faire entendre, et ainsi c’est autour de lui que s’étaient groupés spontanément, hors de France et en France, les hommes qui refusaient leur consentement et qui s’obstinaient à espérer dans la patrie18Léon Blum, « Mémoires », Œuvre, vol. V (1940-1945), Paris, Albin Michel, 1955, p. 118.. » Présent dans les tribunes de la Chambre lors de la présentation du gouvernement Reynaud en mars 1940, de Gaulle, lui, écrira dans ses Mémoires de guerre : « Après la déclaration du gouvernement lue par son chef devant une Chambre sceptique et morne, on n’entendit guère, dans le débat, que les porte-parole des groupes ou des hommes qui s’estimaient lésés dans la combinaison. Le danger couru par la patrie, la nécessité de l’effort national, le concours du monde libre, n’étaient évoqués que pour décorer les prétentions et les rancœurs. Seul, Léon Blum, à qui, pourtant, nulle place n’avait été offerte, parla avec élévation. Grâce à lui, M. Paul Reynaud l’emporta, quoique d’extrême justesse19Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’appel : 1940-1942, Paris, Plon, 1954.. » Malgré ce respect mutuel, Blum et de Gaulle ont été, et seront encore après-guerre, des adversaires politiques. Sur quelles bases peut donc se faire leur alliance ponctuelle ?
À la barre de Riom, Blum a tenu à dévoiler d’emblée le véritable objet du procès : « Il nous incombera de montrer, de prouver à la France, qu’elle n’est pas le peuple qui, pour avoir cru à son idéal, pour avoir cru au progrès et à la justice, doit expier sa confiance et se courber sous son châtiment… Si la République doit rester l’accusée, nous resterons à notre poste de combat comme ses témoins et ses défenseurs20Julia Bracher, Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, p. 16.. » La défense de la République, tel est l’enjeu. Cette défense de la République ne va pas de soi pour le socialiste qu’est Blum. Une partie de cette famille politique a toujours considéré la République comme un régime de classe, strictement bourgeois, dont la défense ne la concernait pas. Pour certains, l’effondrement de la République, en tant que régime de la bourgeoisie libérale, étant même une condition nécessaire de l’avènement révolutionnaire. Mais Blum s’inscrit dans une autre tradition. Il est l’héritier de ce courant du socialisme français qui a compris le socialisme comme le prolongement de la République, comme la réalisation pleine et entière des promesses républicaines. Pour eux, la cité socialiste s’édifiera sur une base politique républicaine. C’est en s’appuyant sur ses institutions – droits de l’homme, État de droit, représentation, suffrage universel – que les socialistes démocratiseront davantage encore le régime politique et, surtout, modifieront en profondeur le régime économique. Une telle conception de la dynamique historique a une implication politique majeure. Lorsque la République est attaquée, le premier devoir d’un socialiste est de la défendre, en faisant passer, si nécessaire, la lutte de classe au second plan. C’est ce que firent Paul Brousse, Jean Allemane et les socialistes possibilistes au moment du boulangisme, c’est ce que fit Jaurès lors de l’Affaire Dreyfus, c’est ce que fit la SFIO unanime en 1914, c’est ce que fit Blum lui-même en 1934 en s’alliant avec le parti radical pour forger le futur Front populaire et c’est ce qu’il fit encore en 1938, au lendemain de l’Anschluss, en proposant à la droite parlementaire, représentante politique des classes bourgeoises, de former avec lui un gouvernement d’union nationale. À l’exception de quelques hommes, Paul Reynaud notamment, la droite refusa.
C’est en le nommant sous-secrétaire d’État en charge de la Défense nationale et de la Guerre, en juin 1940, que ce même Paul Reynaud devait ouvrir à de Gaulle la voie vers son destin politique. D’envoyé du gouvernement auprès de Churchill avant l’armistice, il devint, chacun le sait, le chef de la Résistance intérieure et extérieure unifiée. Mais cette reconnaissance n’allait pas de soi. Chez les socialistes, nombreux dans les rangs de la Résistance intérieure et présents également à Londres, le ralliement au général de Gaulle fut imposé aux récalcitrants. Depuis les cellules du régime, Blum joua un rôle de premier ordre, par l’intermédiaire de son émissaire, Daniel Mayer, dans cette reconnaissance en de Gaulle du chef de la Résistance. L’union politique nationale que Blum n’avait pu faire derrière son nom en 1938 se réalisa finalement dans le gouvernement provisoire de la République française où cohabitèrent, derrière le général de Gaulle, communistes, socialistes, radicaux, démocrates-chrétiens et personnalités de la droite républicaine.
Dans le langage socialiste de l’époque, un tel gouvernement incarnait la notion problématique de collaboration de classe. Les représentants des partis ouvriers y côtoyaient des représentants des partis bourgeois : proposition hérétique pour l’orthodoxie marxiste. Aussi, un tel gouvernement ne pouvait-il se former, même en temps de guerre, qu’à certaines conditions : ce gouvernement interclasse devait servir la réalisation d’une politique socialiste, telle qu’elle avait été fixée, dans ses grandes lignes, par le programme du Conseil national de la Résistance : « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » ; « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » ; « le développement et le soutien des coopératives de production, d’achats et de ventes » ; « le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie » ; « le droit au travail et le droit au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime contractuel du travail » ; « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » ; « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours » ; « une extension des droits politiques, sociaux et économiques des populations indigènes et coloniales » ; etc.
Bien que beaucoup plus ambitieux que celui du Front populaire, la mise en œuvre de ce programme d’inspiration socialiste rencontra en effet bien moins d’obstacles. Les représentants des classes moyennes et des classes bourgeoises issues de la Résistance participèrent à cette politique contre laquelle les représentants politiques des mêmes classes s’étaient ardemment battus dans les années 1930. Le temps d’une guerre, la direction politique de la classe bourgeoise avait basculé. Telle est la grande rupture que Blum voit dans la période de la guerre.
Structurellement au milieu du guet, la classe bourgeoise oriente, pour Blum, la politique française. Selon qu’elle choisisse de faire bloc avec la réaction ou avec le socialisme, le destin du pays s’en trouve modifié du tout au tout. C’est à cette aune qu’il faut lire, aussi, le procès de Riom. Comme un nœud dans une séquence historique plus grande qui a vu, des années 1930 aux années 1950, la bourgeoisie osciller entre socialisme et réaction. Au procès de Riom, en rangeant la résistance socialiste derrière le général de Gaulle, Blum tend la main à la bourgeoisie pour la tirer vers le socialisme. Mais cette fois, une partie de la bourgeoisie l’attrape.
La direction politique de la bourgeoisie qui s’était opposée au Front populaire en 1936 et avait opté pour l’alliance avec la réaction est désormais battue. Et cette nouvelle direction politique bourgeoise qu’incarne le général de Gaulle va prolonger, main dans la main avec les socialistes, la politique du Front populaire. La signification profonde du procès de Riom est là. Blum l’avait annoncé à la fin de sa plaidoirie, en prenant date : « Messieurs, j’ai achevé. Vous pourrez naturellement nous condamner. Je crois que, même par votre arrêt, vous ne pourrez pas effacer notre œuvre. Je crois que vous ne pourrez pas – le mot paraîtra peut-être orgueilleux – nous chasser de l’histoire de ce pays. Nous n‘y mettons pas de présomptions, mais nous y apportons une certaine fierté : nous avons dans un temps bien périlleux, personnifié et vivifié la tradition authentique de notre pays, qui est la tradition démocratique et républicaine. De cette tradition à travers l’histoire, nous aurons, malgré tout, été un moment. Nous ne sommes pas, je le sais, quelque excroissance monstrueuse dans l’histoire de ce pays, parce que nous avons été un gouvernement populaire ; nous sommes dans la tradition de ce pays depuis la Révolution française. Nous n’avons pas interrompu la chaîne, nous ne l’avons pas brisée, nous l’avons renouée et nous l’avons resserrée. […] Quand on nous dit “Vous avez eu tort, il fallait agir autrement.”, on nous dit nécessairement, forcément “Il fallait trahir et briser la volonté exprimée par le peuple.” Nous ne l’avons ni trahie ni brisée par la force, nous y avons été fidèles. Et, messieurs, par une ironie bien cruelle, c’est cette fidélité qui est devenue notre trahison. Pourtant notre fidélité n’est pas épuisée, elle dure encore et la France en recueillera le bienfait dans l’avenir où nous plaçons notre espérance, et que ce procès même, ce procès dirigé contre la République, contribuera à préparer21Julia Bracher, Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, pp. 179-180.. » À Riom, Pétain a voulu faire du Front populaire une parenthèse dans l’histoire de France. Depuis le banc des accusés, Blum a montré aux Français que le Front populaire rendait compte de la tendance historique du pays et que c’est le régime de Vichy qui était voué à n’être qu’une parenthèse dans l’histoire de France.
À condition que la gauche se souvienne que face au libéralisme et face à la réaction, elle se trouve respectivement devant un adversaire et devant un ennemi, et qu’on peut s’allier, ponctuellement, avec le premier, mais jamais transiger avec le second ; à condition que la bourgeoise se rappelle que toutes ses défaites viennent de son hésitation à choisir entre le socialisme et la réaction et que son déshonneur est venu de son alliance avec la seconde ; à ces conditions-là, que le Blum du procès de Riom nous rappelle, la dynamique du Front populaire peut demeurer la tendance profonde de l’histoire de France et les régimes de Vichy des parenthèses tragiques. Mais le meilleur n’est jamais certain.
Source de l’illustration : gallica.bnf.fr
- 1Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 17 juin 1940.
- 2Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 25 juin 1940.
- 3Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 20 juin 1940.
- 4Cité par Julia Bracher dans Riom 1942. Le Procès, Paris, Omnibus, 2012, « Introduction », p. III.
- 5Édouard Daladier, Journal de captivité 1940-1945, Paris, Calmann-Lévy, 1991, p. 39.
- 6Allocution radiodiffusée du général de Gaulle à la BBC du 9 septembre 1940.
- 7Discours du Maréchal Pétain du 12 août 1941, dit « du vent mauvais ».
- 8Allocution radiodiffusée du Maréchal Pétain du 16 octobre 1941.
- 9Julia Bracher (éd.), Riom 1942. Le Procès, op. cit., 2012, p. 304.
- 10Cité par Julia Bracher dans Riom 1942. Le Procès, op. cit., 2012, « Introduction », p. XVIII.
- 11Léon Blum face à Vichy, présentation par Julia Bracher, Paris, Omnibus, 2014, p. 158.
- 12Julia Bracher, Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, pp. 179-180.
- 13Joseph Darlan, « Rapport au Maréchal de France chef de l’État français », 11 avril 1942, dans Julia Bracher Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, p. 182.
- 14Lettre de Léon Blum à Suzanne Blum, amie et sœur de son directeur de cabinet André Blum, cité par Ilan Greilsammer, Blum, Paris, Flammarion, 1996, p. 451.
- 15Cité par Julia Bracher dans Riom 1942. Le Procès, op. cit., 2012, « Introduction », p. XV.
- 16Témoignage de Gaston Palewski, alors directeur de cabinet du Général, cité par Ilan Greilsammer, Blum, op. cit., 1996, p. 453.
- 17Voir Milo Lévy-Bruhl, Émile Mayer, mentor de Charles de Gaulle et républicain idéal, Fondation Jean-Jaurès, 18 juin 2020
- 18Léon Blum, « Mémoires », Œuvre, vol. V (1940-1945), Paris, Albin Michel, 1955, p. 118.
- 19Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. L’appel : 1940-1942, Paris, Plon, 1954.
- 20Julia Bracher, Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, p. 16.
- 21Julia Bracher, Léon Blum face à Vichy, op. cit., 2014, pp. 179-180.