Journaliste à l’Agence France-Presse (AFP), Cécile Feuillâtre s’est rendue à Mykolaïv et Odessa, en Ukraine, peu après le début de l’invasion russe. Elle livre son analyse de la situation sur le terrain à Alexandre Minet, coordinateur du secteur International de la Fondation.
Alexandre Minet : Cécile Feuillâtre, vous êtes journaliste à l’AFP et avez récemment effectué un déplacement en Ukraine, plus précisément à Mykolaïv (ville de presque 500 000 habitants située à une centaine de kilomètres d’Odessa) et à Odessa. Dans un premier temps, pourriez-vous nous décrire vos conditions de travail sur place (conditions de déplacement, de sécurité, rencontres, etc.) ?
Cécile Feuillâtre : Les conditions de travail étaient relativement « bonnes » compte tenu du contexte. Nous avons pris Odessa, épargnée par le conflit, comme base arrière, et de là nous effectuions nos déplacements à Mykolaïv, à deux heures de route. Là-bas, les conditions sont plus spartiates : seuls deux hôtels étaient ouverts, sans chauffage, et à 19h nous nous trouvions plongés dans le noir en raison du couvre-feu très strict.
Nous circulions en voiture avec notre « fixer » et notre traductrice. Nous n’avons jamais eu de problème aux checkpoints ukrainiens, même si les militaires étaient parfois très tendus. Mais notre accréditation militaire était un sésame.
À Mykolaïv, à l’époque où nous y étions, la situation était très volatile. Les Ukrainiens avaient réussi à repousser les Russes, qui en retour bombardaient la partie orientale de la ville. Il pouvait y avoir plusieurs jours de calme, ce qui donne parfois un faux sentiment de sécurité. On a l’impression de voir la ville se réveiller, les gens circulent, font leurs courses. Mais quelques heures plus tard, une frappe fait neuf morts devant un supermarché.
Globalement, l’atmosphère était assez crépusculaire à Mykolaïv, mais les gens nous parlaient sans réticence et nous accueillaient avec gentillesse. La situation se tendait toutefois en fonction de la gravité des frappes russes. Et il a été plus difficile d’accéder aux hôpitaux, à la morgue, l’administration régionale ayant fermé les accès aux journalistes.
Quelle importance stratégique représente la ville de Mykolaïv ?
Elle est située à 130 kilomètres à l’est d’Odessa, et nous avons coutume de la qualifier comme étant « le dernier verrou stratégique » avant Odessa. Si Mykolaïv tombe, ou même si les Russes parviennent à la contourner par le nord, il n’y a plus d’obstacle à leur avancée vers le grand port qu’est Odessa.
La caserne militaire de cette ville a été la cible de l’armée russe. Quelles ont été les conséquences de ces bombardements ?
Je l’ignore, car nous sommes partis deux jours après ce bombardement. Je crois qu’il n’y a jamais eu de bilan officiel, car les autorités ont verrouillé l’information. Le nombre de victimes est sans aucun doute très élevé, car 200 soldats dormaient dans cette caserne, qui a été réduite en cendres. Lorsque nous y sommes allés, au lendemain du bombardement, les sauveteurs extrayaient des corps, ou plus exactement des morceaux de corps. La caserne a été littéralement pulvérisée.
D’après ce que vous avez pu voir, que pouvez-vous nous dire de la violence des actions militaires russes, et surtout, du respect ou non des conventions internationales (conventions de Genève notamment) ?
J’étais en Ukraine début mars, et les informations sur de présumés crimes de guerre n’avaient pas alors pris l’ampleur qu’elles ont eu notamment après la révélation des crimes de Boutcha. Les témoignages que nous avons pu recueillir à l’époque auprès de blessés ayant vécu dans des villages occupés autour de Mykolaïv faisaient état de pillages et surtout de bombardements indiscriminés.
Nous avons pour notre part fait un reportage dans un quartier bombardé de Mykolaïv où un hôpital et un jardin d’enfants avaient été touchés, sans faire de victimes. Dans la même zone, quelques jours avant, des immeubles d’habitations avaient aussi été frappés.
Alors que Vladimir Poutine a réitéré le 9 mai son argumentation de « dénazification » de l’Ukraine, on parle peu de l’exil forcé qui frappe à nouveau la communauté juive (on songe ici plus particulièrement à Odessa). Que pouvez-vous nous en dire ?
Lorsque nous sommes arrivés début mars, les gens partaient massivement, les juifs comme les autres.
Mais l’exil des juifs d’Odessa ou de Mykolaïv était très organisé par les associations juives, même si celles-ci évacuent aussi des non-juifs.
Le grand rabbin de la synagogue d’Odessa, Avraham Wolff, a lui-même supervisé des évacuations jusqu’en Allemagne.
L’exil des juifs est poignant car il touche souvent des personnes âgées qui ont déjà fui le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup savent qu’ils ne reviendront pas dans leur pays.