UVDL II : une Commission de combat pour une Union européenne en état d’urgence ?

On connaît donc les membres de la Commission Ursula von der Leyen II. Défense, numérique, souveraineté industrielle : la composition de ce nouveau collège reflète le diagnostic que les Européens sont en 2024 bien plus menacés qu’ils ne l’étaient en 2019. Sylvain Kahn, professeur agrégé à Sciences Po et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, analyse ici les premiers enseignements que la répartition des portefeuilles au sein des États membres permet de tirer quant aux grandes orientations de cette nouvelle commission.

On connaît donc la composition de la commission Ursula von der Leyen II. Celle-ci a donné lieu jusqu’au dernier moment à des spéculations, des bras de fer, des confirmations redoutées et des surprises inattendues. Elle provoque des interprétations variées et contradictoires, tant dans les médias que dans la sphère politique. Il est bien sûr trop tôt pour évaluer l’action de ce gouvernement européen « UVDL II ». C’est pourquoi la plupart des analyses se demandent quels sont les gagnants et les perdants – en termes de familles politiques d’une part et de pays d’autre part. La vie politique de l’Union européenne (UE) est cadrée par cette matrice à double entrée. Le système politique européen résulte de cette matrice tout autant qu’il contribue à la conserver sans laisser beaucoup de place à l’imagination et à l’innovation politique : le Parlement européen élu au suffrage universel direct est la chambre des familles politiques ; le Conseil de l’Union européenne, composé des représentants des 27 gouvernements nationaux, est la chambre des États membres de l’UE. 

Les membres de ces deux chambres drapent dans de grandes valeurs sincères leurs inévitables corporatismes : la démocratie et la souveraineté populaire pour le Parlement européen, l’intérêt national bien compris et la souveraineté étatique pour le Conseil de l’Union européenne.  

La Commission européenne figure et raconte un exécutif atypique, garant de l’intérêt général européen, c’est-à-dire du bien de tous, citoyens européens comme États européens, y compris quand ils n’en n’ont pas conscience, entravés qu’ils seraient par leurs natures et leurs prismes respectifs. De façon intéressante, le mot « Commission » désigne tout autant le collège des commissaires – le gouvernement de l’UE – que les 38 000 agents ou les 24 directions générales – les ministères de l’UE. Le régime politique européen institue moins une séparation des pouvoirs qu’une séparation des intérêts – ceux des citoyens-habitants, ceux des États, ceux de la construction européenne qui les englobent. 

C’est pourquoi il serait dommage de trop surdéterminer la composition de la nouvelle Commission 2024-2029 par le poids des pays comme par le poids des familles politiques. Cette composition en tient compte ; elle est bien sûr comme parfumée par ces vies politiques nationales et par les rapports de force politiques au sein du Parlement européen. La présidente de la Commission est ainsi nommée par les chefs d’État et de gouvernement puis investie par un vote des parlementaires européens à la majorité absolue. Les 26 commissaires qui composent son collège sont ensuite désignés par les gouvernements nationaux puis auditionnés et investis un par un par le Parlement européen. 

Pour autant, la Commission est indépendante et, plus encore, elle est dans un ailleurs : au sens où elle n’est ni le produit d’une majorité parlementaire ni d’une coalition d’États membres. Elle compose en permanence avec les deux chambres et avec les chefs de gouvernements réunis en Conseil européen, mais elle élabore son programme de politiques publiques, censément de façon bénéfique pour tous les États membres par-delà leurs intérêts dits nationaux, et au bénéfice d’une société européenne qui ne serait pas seulement le puzzle des 27 communautés nationales. 

Dans cette optique, la nouvelle Commission européenne pourrait bien refléter le dispositif que Ursula von der Leyen aurait jugé le plus approprié pour décliner et faire aboutir le programme qu’elle a présenté devant le Parlement européen le 18 juillet dernier pour être investie par une majorité d’eurodéputés. De fait, Ursula von der Leyen avait, par exemple et entre autres, annoncé ce jour-là un commissaire au logement, un commissaire à l’équité intergénérationnelle (c’est-à-dire au vieillissement), ainsi qu’un commissaire à la défense. « Nous devons créer un marché unique de la défense », avait-elle également martelé, enfonçant le clou d’une UE appelée à rompre une bonne fois pour toutes toute dépendance à l’égard de la Russie et à défendre la liberté de l’Ukraine comme la sienne.   

Nonobstant les rapports de force politiques, les luttes de pouvoir, les mesquineries et la concurrence des ego, inévitablement présents, la composition de ce nouveau collège pourrait bien refléter le diagnostic que les Européens sont en 2024 bien plus menacés qu’ils ne l’étaient en 2019. Ce diagnostic découle de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ; il est aussi celui du fameux rapport Draghi de septembre 2024 qui documente un décrochage économique et productif sans précédent de l’UE et qui le dramatise : l’Europe, qui fut le berceau des deux premières, serait en train de passer à côté de la troisième révolution industrielle, celle du numérique. Mario Draghi considère que l’UE fait face à un « défi existentiel ». Pour inverser cette évolution, l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) préconise que les pouvoirs publics fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour favoriser la recherche, la R&D, l’innovation, les gains de productivité, le leadership industriel et les emplois qui vont avec. Cela implique à la fois une continuité avec le mandat de UVDL I mais aussi des inflexions certaines : par exemple, les lois européennes qui régulent le numérique au nom du respect des individus et des droits humains (DNA, DSA, RGPD) ont fait la fierté de la classe politique européenne ; or, selon Mario Draghi, « le RGPD a réduit les bénéfices des petites entreprises technologiques de plus de 15% ». 

Si la concurrence est toujours considérée comme un levier essentiel pour la prospérité générale, on sent bien que le rapport Draghi appelle à ne pas entraver les économies d’échelle et l’émergence de futurs grands acteurs économiques et industriels. On trouve dans le rapport Draghi la conviction énoncée par Ursula von der Leyen dans son discours de juillet dernier que son fameux « Pacte vert », marqueur de son premier mandat, devrait aller de pair avec le rattrapage par l’Europe de son retard industriel, technologique et de rémunération des actifs vis-à-vis des États-Unis comme de la Chine.

Dans la nouvelle Commission, exit les personnalités qui avaient porté et incarné le Pacte vert, la régulation du numérique et la politique de la concurrence pure et parfaite issue du traité de Rome de 1957 : Frans Timmermans, Thierry Breton et Margrethe Vestager. À tort ou à raison, Ursula von der Leyen avait proposé en juillet dernier de ne pas concentrer dans un seul et même portefeuille le marché intérieur, la politique industrielle à inventer au-delà de la réponse vaccinale au Covid-19 et le spatial ; Thierry Breton n’était pas d’accord avec cette façon de voir ; il pensait de plus pertinent de les regrouper et d’y joindre l’organisation de l’industrie de défense. À tort ou a raison, tout Français qui plaide pour une industrie de défense européenne est soupçonné de promouvoir Dassault et de ne pas être en capacité de se décentrer. 

Résultats des courses : plusieurs commissaires qui sont promus sont issus de la ligne de front russo-européenne de la Baltique : Kaja Kallas, ancienne Première ministre d’Estonie, qui a très tôt su analyser que Vladimir Poutine figurait une menace existentielle pour l’UE, va occuper en remplacement de Josep Borrell le poste de « HRVP », qui signifie ministre européen des Affaires étrangères et de la Défense en langage bruxellois ; Andrius Kubilius, ancien Premier ministre de Lituanie, va inaugurer le poste de commissaire à la Défense et à l’Espace (c’est-à dire à l’autonomie industrielle des Européens dans ces deux secteurs) ; Henna Virkkunen, femme politique finlandaise spécialiste des réseaux, sera responsable de la souveraineté technologique (dont, possiblement, les secteurs du numérique et du transport) ; leurs pays ont en commun d’avoir été envahi par l’armée soviétique au XXe siècle et d’avoir une bonne part de la frontière de l’UE avec la Russie. Jozef Síkela, commissaire venu de République tchèque (un autre pays qui fut envahi par l’URSS) où il a été un ministre PPE (Parti populaire européen) et un ancien banquier, complète cette équipe de choc de commissaires en charge de la résistance à l’impérialisme russo-poutinien. Il est chargé des partenariats (économiques) internationaux, c’est-à-dire, devine-t-on, de l’autonomie la plus grande possible dans les approvisionnements en matières premières stratégiques et autres produits dits critiques – l’Europe est dépourvue des matières premières du XXIe siècle mais aussi de puces électroniques ! 

Autre résultat intéressant : l’intrication nette entre les politiques écologiques de transition climatique et énergétique et les politiques de développement économique. Wopke Hoekstra, le successeur de Frans Timmermans au climat, Néerlandais comme lui mais PPE et non S&D (Socialists & Democrats), est en charge non seulement de la neutralité carbone mais aussi, significativement, de la « croissance propre ». Il travaillera en liaison avec Dan Jørgensen chargé de l’énergie et ancien ministre socialiste du Climat du Danemark. C’est ce dernier qui inaugurera la politique européenne du logement – dont on devine qu’elle consistera surtout à favoriser les logements bas carbone et faiblement consommateurs en énergie à grande échelle et pour le plus grand nombre. La commissaire Jessika Roswall, en charge de la classique et maintenant ancienne (elle remonte aux années 1970) politique de l’environnement, était ministre socialiste en Suède. Ce trio sera pour partie chapeauté par la vice-présidente Teresa Ribera, une ancienne ministre socialiste espagnole, spécialiste de la transition climatique.   

Maria Luís Albuquerque, commissaire venue du Portugal, ancienne ministre PPE des Finances, sera chargée de faire advenir cette Union européenne des services financiers et bancaires censée drainer la très importante épargne des ménages vers l’investissement productif. Elle complète cette « rapport Draghi commissaires dream team ». 

Si l’on suit cette grille de lecture, la promotion de Raffaele Fitto, un commissaire italien proche de Giorgia Meloni (et antérieurement de Silvio Berlusconi) et très critiqué par l’opposition pour sa gestion du plan de relance post-Covid-19 dont l’Italie est la première bénéficiaire, ne serait pas tant un gage donné à la droite radicale et extrême de Fratelli d’Italia et d’ECR (son groupe européen) qu’une façon d’arrimer l’Italie, deuxième industrie de l’UE, à ce programme politique et de prendre un pari sur la normalisation et l’institutionnalisation d’une Giorgia Meloni souverainiste se différenciant d’un Matteo Salvini et de sa Lega europhobes et russophiles. 

Dans cet ensemble, le Français Stéphane Séjourné aura la possibilité d’être non seulement le fidèle et loyal insider d’Emmanuel Macron au sein de la Commission (là où Thierry Breton, ancien ministre chiraquien, aurait tout autant eu un lien privilégié avec Matignon et Michel Barnier), mais aussi et surtout la voix du langage de la « souveraineté européenne ». Il s’agit là d’une grammaire inventée et prononcée avec constance par Emmanuel Macron depuis 2017 et que le rapport Draghi comme la résistance à la Russie déclinent en politiques publiques concrètes de façon cohérente et organisée, structurée et structurante.

Les cinq années qui viennent confirmeront ou infirmeront l’hypothèse ici proposée, celle d’une commission UVDL II de combat composée pour relever le défi d’une UE en état d’urgence. 

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