Tunisie : les enjeux d’une élection présidentielle pas comme les autres

Le premier tour de l’élection présidentielle tunisienne aura lieu le dimanche 15 septembre 2019. Pour l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation, Louis-Simon Boileau et Madhi Elleuch décryptent les principaux enjeux et protagonistes d’une élection historique aux retentissements internationaux.

Cette élection se déroule dans un contexte économique, social et international délicat. La croissance économique timide de ces dernières années (2,5% en 2018) n’a pas retrouvé le niveau d’avant 2011. Le taux d’inflation élevé (6,5%) est corrélé à un affaiblissement du dinar vis-à-vis de l’euro (1 euro pour 3,2 dinars). Le chômage des jeunes reste très élevé (autour de 35%). De plus, la Tunisie a vu le nombre de départs de migrants depuis ses côtes fortement augmenter au cours des dernières années, et la fuite de ses cerveaux ne se tarit pas. Enfin, le contexte régional reste instable, avec le conflit libyen qui s’embourbe, le Hirak en Algérie, le retour des djihadistes du Levant et la menace d’attentats sur le sol tunisien, et cela malgré une amélioration de la situation sécuritaire depuis 2015.

Les élections de septembre et octobre 2019 sont le premier renouvellement de la présidence et du Parlement depuis l’instauration de la nouvelle constitution tunisienne. Son bon déroulement sera interprété comme le signe d’une transition démocratique qui fonctionne, malgré les doutes et les inquiétudes. La Tunisie reste un phare pour les libéraux et démocrates de la région.

Le décès du président Béji Caïd Essebsi le 25 juillet 2019 a bouleversé le calendrier électoral. L’élection présidentielle devait initialement intervenir après l’élection du Parlement à la proportionnelle. L’inversion du calendrier pourrait avoir comme effet de créer un fait majoritaire inédit, à rebours de l’esprit du texte fondamental et de sa pratique sous la précédente législature.

Les cinq clés du scrutin

Le niveau de participation

En 2014, la participation s’était établie à plus de 60%. Lors des élections municipales de 2018, le nombre de votants avait fortement chuté, avec moins d’un électeur sur trois qui s’est déplacé aux urnes. Pour les élections de 2019, l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) a fait une campagne d’inscription sur les listes électorales : 1,5 million de nouveaux électeurs pourra participer au scrutin cette année, soit une augmentation d’environ 30% du corps électoral. Dans un contexte où aucun favori ne se dégage réellement, une prime déterminante sera accordée à celui ou celle qui arrive à mobiliser le plus fortement son électorat.

La montée des populismes

Les clivages qui façonnaient le champ politique tunisien se sont fortement recomposés. La Tunisie n’est pas épargnée par la vague « dégagiste » à l’œuvre dans la plupart des démocraties. Les derniers sondages publiés, datant de juillet 2019, ont placé en tête Nabil Karoui, magnat des médias qui a fondé son image sur la défense des plus pauvres. Son arrestation le 23 août dernier pour une affaire de fraude fiscale et blanchiment d’argent constitue un véritable tournant dans la campagne. Deux autres candidatures « populistes » se sont révélées dans les sondages : celle de Kais Saied, juriste présenté depuis la Révolution comme un expert, parlant l’arabe littéraire et ayant des positions conservatrices et démagogiques ; et la candidature d’Abir Moussi qui incarne l’héritage de Ben Ali dans cette élection et un discours anti-islamiste virulent.

L’effondrement du camp présidentiel

Le bipartisme que les élections de 2014 avaient semblé installer a volé en éclats. Vainqueur des élections législatives et présidentielle en 2014, Nidaa Tounes a explosé en plusieurs partis et factions. La famille dite « centriste » ou « moderniste » part donc divisée au scrutin de 2019. Ses principaux candidats sont Abdelkarim Zbidi, ministre de la Défense et candidat indépendant, soutenu notamment par Nidaa Tounes, et Youssef Chahed, le chef du gouvernement soutenu par son parti Tahya Tounes, l’une des scissions de Nidaa Tounes.

La candidature islamiste

Contrairement aux élections de 2014, Ennahdha a finalement choisi de présenter un candidat de ses rangs, Abdelfattah Mourou. Le parti islamiste semblait pourtant, suite à l’annonce de la candidature de son leader Rached Ghannouchi aux élections législatives, plus enclin à soutenir un candidat externe. Figure historique du mouvement et son vice-président depuis 2012, Abdelfattah Mourou est présenté comme un visage plutôt modéré, plus empreint de tunisianité, ce qui fait de lui le seul candidat islamiste ayant des chances de remporter une élection présidentielle à deux tours. L’enjeu central sera d’arriver à mobiliser la base islamiste, objet de convoitises de la part de plusieurs candidats (notamment Kais Saied, Moncef Marzouki, Lotfi Mraïhi, ainsi que Hammadi Jebali, chef du premier gouvernement formé par Ennahda, et son secrétaire général jusqu’à 2013), base qui s’était fortement démobilisée lors des élections municipales de 2018.

L’éparpillement de la gauche

À quelques mois des élections, le Front populaire, coalition de partis de la gauche radicale et des nationalistes arabes, et principale force d’opposition après 2014, s’est scindée en deux factions : le Parti des travailleurs (communiste) a présenté la candidature d’Hamma Hammami et le Watad (nationaliste arabe) celle de Mongi Rhaoui. La candidature de Mohamed Abbou du Courant démocrate apparaît comme la plus populaire. D’autres candidatures étiquetées à gauche sont présentes dans ces élections comme celle d’Abid Briki, ex-Watad ou encore celle d’Elyes Fakhfakh d’Ettakatol.

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