Traçage numérique et géolocalisation face au Covid-19 : quelle efficacité ?

Le 24 mars dernier, le Comité analyse, recherche et expertise (CARE) a été créé avec pour mission de conseiller le gouvernement sur la mise en place de la géolocalisation ou du « back-tracking » des individus, hypothèse évoquée par le Premier ministre devant l’Assemblée nationale le lendemain et qui a ensuite lancé un intense débat. Au-delà de ce débat et peut-être au préalable, Adrienne Brotons, membre de l’Observatoire de la transition énergétique et sociale de la Fondation, et Paul Christophle, spécialiste du numérique, s’interrogent sur l’efficacité d’un tel dispositif dans le cas français.

Le sens des mots employés

La géolocalisation est la capacité d’une application à nous positionner sur une carte géographique (ce que font en permanence Google Maps ou Météo), grâce à des satellites ou des bornes Wi-Fi. Les données de géolocalisation peuvent être utilisées par les entreprises privées et les pouvoirs publics depuis longtemps, à condition d’être agrégées et rendues anonymes. Ce n’est pas, à ce stade, la technologie privilégiée par le gouvernement dans son projet.

Le « back-tracking », appuyé sur le signal Bluetooth, est une famille d’algorithmes qui consistent à tester l’ensemble des solutions à un problème donné. Dans le cadre du Covid-19, cette technologie permet par recoupement de retrouver toutes les personnes croisées dans les quatorze derniers jours par un individu contaminé.

Quelques éléments de contexte sur les expériences étrangères

La Corée du Sud est un des premiers pays à avoir mis en place un système très poussé de suivi de sa population. Le site coronamap.live permet de se rendre compte du degré de précision de ce suivi.

Pour chaque quartier de chaque ville, la liste des personnes ayant été déclarées positives au coronavirus est dressée, avec la date du test, le sexe, la nationalité et l’âge. Pour chaque personne, les déplacements des derniers jours sont retracés, minute par minute, précisant le nom des commerces ou des lieux dans lesquels ils se sont rendus. Il est également précisé si la personne portait un masque lors de ces déplacements et si le lieu visité a depuis été lavé.

Ce système de suivi a été rendu possible par le croisement de données issues de la surveillance vidéo, des données de carte bleue et des données téléphoniques. Leur degré de précision pourrait permettre d’identifier les personnes.

Pour bien comprendre comment une démocratie asiatique a pu mettre en place un tel dispositif, sans provoquer une vague d’indignation au sein de sa population, il nous faut analyser plus en détail le contexte :

  • l’épidémie en Corée du Sud a débuté au sein d’une secte, qui a longtemps caché le sujet aux autorités. Le lancement de cette application a donc permis au gouvernement de rassurer la population, en introduisant plus de transparence dans le suivi de l’épidémie ;
  • aucun confinement n’a été mis en place en Corée du Sud. La géolocalisation a donc ici été une alternative au confinement, les alertes reçues par les individus croisant des malades ayant essentiellement servi comme une incitation à la distanciation sociale.

Le gouvernement français souhaiterait s’inspirer du modèle singapourien d’application en Bluetooth plutôt que du modèle coréen de géolocalisation. À Singapour, l’application TraceTogether enregistre sur chaque téléphone les signaux Bluetooth enregistrés à proximité. Lorsqu’un utilisateur apprend qu’il est infecté, il contacte les autorités sanitaires et leur transmet le fichier contenant les identifiants des téléphones croisés. Les sujets « contact » ainsi identifiés sont avertis du risque de contamination.

Là aussi, rappelons quelques éléments de contexte :

  • Singapour est de tradition plus autoritaire que la Corée du Sud. On peut donc supposer que le lancement d’une telle application a suscité peu d’émoi ;
  • tout comme en Corée du Sud, aucun confinement généralisé n’a été mis en place à Singapour. Cette application a donc fonctionné, dans un premier temps, comme une alternative au confinement, en dissuadant les Singapouriens de multiplier les sorties à risque.

Pour autant, Singapour a connu une forte croissance des cas de contamination ces dernières semaines (cinquante nouveaux cas par jour, pendant deux semaines), ce qui conduit à s’interroger sur l’efficacité du dispositif de suivi singapourien, dont le gouvernement français souhaite s’inspirer. Cette nouvelle vague de contamination a d’ailleurs conduit le gouvernement singapourien à annoncer un confinement généralisé à partir du 7 avril 2020, pour un mois.

Si ces applications de suivi ont été mises en place dans un contexte particulier en Corée du Sud et à Singapour, elles ne semblent donc pas avoir fait la preuve de leur efficacité. Pour quelles raisons ?

Pour être efficace, un tel dispositif devra être adopté massivement par la population

En France, l’hypothèse la plus probable est celle de l’utilisation de la technologie Bluetooth, qui est la moins intrusive pour la vie privée. En effet, les contacts d’une personne infectée seront détectés via la connexion Bluetooth du téléphone sans jamais utiliser la géolocalisation. Il sera possible de savoir que deux personnes se sont croisées sans avoir besoin de savoir ni où elles se trouvent, ni où elles se sont rencontrées.

Néanmoins, pour que cette technologie fonctionne, il faut qu’une partie très importante de la population l’utilise, sinon le nombre d’enregistrements sera trop faible pour confiner préventivement les individus. Selon une étude parue dans la revue Science le 31 mars dernier, il faudrait que 60% de la population utilise cette application pour qu’elle puisse être utile. Or, plusieurs facteurs font craindre que ce chiffre ne soit pas atteint.

D’abord, les cas comparables de mise en place d’une application fonctionnant sur le Bluetooth et avec une installation volontaire se sont traduits par des taux faibles d’installation, comme à Singapour par exemple avec 15% de téléchargement. Ensuite, il pourrait y avoir un effet d’anti-sélection : une personne infectée acceptera-t-elle de se signaler sur une telle application, au risque d’être reconnue par ses voisins et d’être stigmatisée ? Pensons aux infirmières évincées de leurs appartements par des propriétaires qui craignaient qu’elles ne soient infectées. Enfin, ce n’est qu’à partir du jour où les personnes ont téléchargé et activé l’application que la liste de ceux ayant été en contact proche est enregistrée. On ne pourra pas remonter le temps, et il faut donc que l’adoption soit non seulement massive mais aussi très rapide, chaque jour qui passe réduisant son impact potentiel.

Si la taille critique n’était pas atteinte rapidement, cette application pourrait avoir des effets contraires à ceux attendus, en donnant à ses utilisateurs un faux sentiment de sécurité. L’absence de notification pourrait être perçue comme une disparition du risque sanitaire, quand elle ne serait que la manifestation d’une faible diffusion de cet outil dans la population.

Ce constat nous conduit nécessairement à nous demander : faut-il que le gouvernement impose le téléchargement de cette application ? Sommes-nous collectivement prêts à ce que l’État impose à ses citoyens de télécharger une application et lui impose de garder le Bluetooth actif ?

Mais le taux d’utilisation de l’application n’est pas la seule limite à son efficacité.

Un dispositif efficace que s’il est associé à des dispositifs de tests, de port du masque et d’isolement des malades

En Asie, ces données ont été utilisées pour prévenir la contamination en alertant les personnes ayant été à proximité de personnes infectées (Corée du Sud, Singapour, Hong Kong, Taiwan) et pour suivre et sanctionner le non-respect du confinement au niveau individuel (Corée du Sud, Chine).

Tous les pays qui ont mis en place un dispositif technologique de suivi ont aussi testé massivement leur population. Hong Kong et Singapour ont développé leurs propres tests et ont accéléré la production du matériel nécessaire à ces tests. Ainsi, quelques jours après le début de l’épidémie, la Corée du Sud testait 60 000 personnes par jour. À titre de comparaison, la France testerait 5 000 personnes par jour. De même, à Singapour, on estime que 1 personne sur 77 a été testée, contre 1 sur 200 en France.

On parle bien ici de tester le virus, et non les anticorps qui restent dans l’organisme après contamination, qui déterminent les personnes immunisées au virus, comme évoqué par Olivier Veran dans son interview au Monde du 8 avril 2020. L’objectif est d’éviter la contamination, et donc de déceler les personnes malades. Le test sérologique permet uniquement de déceler les personnes qui ont développé des anticorps, qui ont donc été malades mais ne le sont probablement plus.

Ces pays ont également isolé systématiquement les malades. Ainsi, à Singapour, dès qu’un patient était suspecté d’être infecté, il était conduit dans un centre de dépistage. Si le test était positif, il était ensuite orienté, en fonction de son état de santé, soit à l’hôpital soit dans des centres de quarantaine. En aucun cas le patient n’était renvoyé chez lui, au risque de contaminer sa famille, ses voisins, les caissières de supermarché, etc.

De ces constats découle la question suivante : si une application de traçage n’est utile que combinée à des tests et à des mesures d’isolement des malades, pourquoi ne commencerait-on pas déjà par ces mesures ? Il n’est pas évident que le traçage ajoute une protection supérieure à celle qu’induisent ces mesures fortes de test et d’isolement.

Troisième condition d’efficacité : la technologie qui sera choisie et sa précision

On l’a dit, le projet étudié par le gouvernement est encore très flou quant au dispositif technique, mais l’utilisation de la technologie Bluetooth est la plus probable.

La portée du signal Bluetooth est grande, jusqu’à dix mètres pour les smartphones les plus performants alors que le virus ne se transmet qu’à un mètre de distance. Le cercle des personnes croisant un malade sera donc très large, c’est-à-dire que le confinement de prévention s’appliquera potentiellement à un très grand nombre de personnes.

Le Bluetooth traverse également les murs et les étages et pourrait donc relier des voisins d’immeuble qui ne se sont jamais vraiment croisés (d’un immeuble à l’autre par exemple).

Il n’est donc pas impossible que les utilisateurs se retrouvent rapidement avec plusieurs notifications par jour. Ainsi, au pic de l’épidémie, les Coréens pouvaient recevoir jusqu’à vingt-cinq alertes par jour… Qu’en faire ? Tester des milliers de Français par jour ? Confiner toute personne recevant une alerte ?

Enfin, la condition la plus importante est celle du niveau de confiance et d’acceptation des citoyens

Comme nous l’avons vu, en Corée du Sud, la mise en place d’un système de traçage a répondu à un besoin de transparence, l’épidémie ayant démarré au sein d’une secte du pays qui a longtemps préféré taire le sujet. Cette surveillance a été mise en place dans un cadre relativement libéral, puisque la Corée n’a pas eu recours au confinement de masse de sa population.

En France, le traçage pourrait, au contraire, accentuer la crise de confiance entre le citoyen et les institutions. Dans la vague 36 du Baromètre quotidien réalisé par l’Institut BVA depuis le début de la crise, 39% des Français disent avoir confiance dans la qualité des informations qu’ils reçoivent sur le coronavirus de la part des pouvoirs publics, et 35% ont confiance dans la façon dont le gouvernement gère la crise. La géolocalisation des individus, certes consentie, n’est-elle pas de nature à accentuer la défiance entre le peuple et son gouvernement – ce dernier avouant qu’il préfère « surveiller » par des outils technologiques plutôt que faire confiance à chacun pour respecter les règles du confinement ?

Pourquoi l’État ne rendrait-il pas plutôt publique la liste des pharmacies ayant reçu des stocks de masques ou de gels hydroalcooliques ? La Corée du Sud a ainsi lancé une application Find A Mask, qui recense les pharmacies ayant des masques en stock. Pourquoi ne pas partager des patrons de masques et des informations sur le type de tissu à utiliser pour en fabriquer ? Pourquoi, enfin, ne pas partager les données sur le taux de contamination par sexe, âge et pathologies, pour permettre à nos « data scientists » de modéliser différents scénarios de déconfinement ?

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