La réforme de l’Etat ne peut se faire en vase clos et doit se doter d’une vision et d’une stratégie de long terme. Pierre Bauby propose sept thèses afin de « relancer » la machine et de repartir sur des bases saines.
Depuis quarante ans au moins et la fin du « cercle vertueux » de croissance et de développement à la fois économique et social, orchestré par l’Etat, qualifié le plus souvent de « 30 glorieuses », la réforme de l’Etat est devenue l’alpha et l’oméga de l’action publique et des gouvernements qui se sont succédés. Dans le nouveau contexte ouvert par la « crise du pétrole » de 1973, on a vu apparaître un vent d’ultra-libéralisme économique (Reagan, Thatcher), qui s’est manifesté en particulier avec le New Public Management (NPM). Il fallait recentrer les missions de l’Etat autour de ses fonctions régaliennes traditionnelles, couper dans les budgets, en particulier « sociaux », diminuer les effectifs de fonctionnaires, privatiser, …, bref réduire l’Etat à un Etat minimal, à la manière dont l’économiste et philosophe Hayek l’a conçu (cf. Annexe).
En France, l’offensive ultra-libérale a été moins marquée que dans d’autres pays, tant la place centrale qu’ont eu l’Etat et l’action publique dans la société française, son histoire, ses institutions, sa culture, continue à structurer les comportements des acteurs et les confrontations politiques ou idéologiques. Les références au NPM ont le plus souvent été atténuées. La Loi d’orientation sur les finances publiques (LOLF) a été adoptée et mise en œuvre dans un fort consensus. Seule la Révision générale des politiques publiques (RGPP) a marqué une inflexion de 2007 à 2012, mais avec une orientation davantage comptable que porteuse d’une rupture anti-étatique. La Modernisation de l’action publique (MAP) qui lui a succédé a permis de réexaminer certaines missions de l’Etat et de procéder à des adaptations, mais sans qu’il en ressorte une véritable vision de ce que doit être l’Etat, ni une claire stratégie de réforme.
Entre temps, les rapports et projets de réforme se sont empilés, mais une série d’affirmations continue de tourner en boucle, alors qu’elles ne sont ni étayées sur des références ou expériences, ni porteuses d’une vision d’avenir : la France détiendrait le record mondial de la dépense publique, il y aurait trop de déficits, les fonctionnaires seraient trop nombreux, le public serait moins efficace que le privé, etc.
A quoi répondent le rappel des défaillances des marchés, des polarisations économiques, sociales, territoriales, temporelles, générationnelles que ceux-ci génèrent spontanément et sous l’effet de stratégies d’acteurs… L’Etat est là pour corriger les défaillances des marchés ; il est par essence porteur et garant de l’intérêt général …
Les uns comme les autres mobilisent les auteurs classiques ou la littérature anglo-saxonne plus récente, mais sans analyses des réalités, des expérimentations, des initiatives, sans aucun effet autre que de conforter ou de rassurer leurs auteurs sur leurs certitudes…
Il faut sortir de ce dialogue de sourds, en sortir « par le haut », en remettant la réforme de l’Etat sur des bases solides. C’est ce à quoi cette note essaye de contribuer en proposant sept thèses pour refonder la réforme de l’Etat.
Thèse 1 : Il n’y a pas des défaillances des marchés ou des défaillances de l’Etat, mais les unes et les autres. Il faut les prendre en compte ensemble et répondre aux deux dans le même mouvement
Les penseurs et acteurs de l’action publique prennent appui sur l’existence clairement établie et peu contestée de « défaillances » des marchés, c’est-à-dire d’écarts entre l’équilibre produit par le jeu du marché et l’optimum économique et social. Sans revenir ici sur tous les développements auxquelles elles ont donné lieu, on peut en rappeler les principaux éléments :
- L’activité économique étant marquée par l’existence de fluctuations, de cycles et de crises, les Etats ont tous mis en œuvre, en particulier depuis la grande crise des années 1930, des politiques économiques contra-cycliques destinées à maîtriser ou du moins à limiter les effets de ces cycles : politiques budgétaires, monétaires, etc.
- Si le marché donne de précieuses indications pour le court terme, il est myope pour le long terme ; le marché est une boussole incertaine pour toutes les décisions qui reposent sur l’anticipation, en particulier l’investissement ; cela favorise les investissements les moins gourmands en capital, ceux dont le temps de retour est le plus réduit.
- Le marché conduit spontanément à une série de polarisations : économiques, avec les concentrations économiques et financières qui donnent naissance à de grands groupes hégémonistes ; sociales, avec l’accumulation des richesses sur quelques catégories ou pays ; territoriales avec des urbanisations accélérées et des désertifications ; temporelles et générationnelles, au détriment des générations futures ; financières, avec une généralisation de la marchandisation.
- L’activité économique engendre des conséquences sur la société, que l’on qualifie d’« externalités » , qui ne sont pas prise en compte par le marché ; elles peuvent être négatives, comme la pollution, la raréfaction des ressources, etc., qui provoquent des préjudices ou des coûts pour d’autres acteurs ; elles peuvent également être positives pour d’autres acteurs ou pour la collectivité, comme un réseau de transport qui limite les encombrements en ville et la pollution, la vaccination qui réduit le risque d’infection de la personne vaccinée, mais aussi le risque de contamination des autres personnes, ou l’« effet de club » caractéristique de certains réseaux comme la poste ou les télécommunications, le raccordement au réseau d’un usager supplémentaire étant bénéfique non seulement à celui-ci mais à tous ceux qui sont déjà reliés et qui peuvent dès lors communiquer avec le nouvel arrivant, etc.
- Une autre forme de défaillance du marché correspond à l’existence de ce que l’on appelle des biens publics ou collectifs que le marché ne prend pas en compte. Le fait de consommer un bien collectif n’interdit à personne d’autre de le consommer (air, émission de radio, éclairage public, digue qui protège des inondations, phare qui signale un récif ou l’entrée d’un port, langue que l’on parle) ; il n’y a pas destruction du bien dans sa consommation ; sa consommation par un consommateur supplémentaire ne diminue en rien le niveau de satisfaction des autres ; corrélativement, il est impossible d’exclure quiconque par le prix de l’usage d’un tel bien ; le coût marginal de la consommation d’un bien public est nul (le fait qu’une personne supplémentaire bénéficie de l’éclairage d’une rue ne modifie en rien le coût de l’éclairage).
- Dans les réseaux d’infrastructures (route, voie ferrée, lignes électriques, etc.) existent des situations marquées par l’existence d’un « monopole naturel » ; il est préférable pour la collectivité d’avoir, sur une zone géographique déterminée, un seul réseau plutôt que plusieurs parallèles en concurrence, donc un opérateur unique.
Dans tous ces cas, les autorités publiques ont été amenées à intervenir : soit en réglementant les marchés ; soit en définissant des tarifs administrés (péréquations, redistributions, tarifs régulés permettant l’accès de tous) ; soit en forçant les acteurs à intégrer dans leurs calculs les externalités ; soit en régulant spécifiquement tel ou tel secteur ; soit en fournissant elles-mêmes des services (éducation, infrastructures de transport, etc.), ou en définissant et organisant, ce qui existe dans tous les pays européens, chacun avec son histoire, ses références et son type d’organisation, des « services publics » relevant d’autres modes de régulation que le seul marché (transports, communications, eau et assainissement, énergie, etc.).
Les modalités de l’intervention publique ont beaucoup varié dans le temps et dans l’espace, selon les secteurs, les époques et les pays, en fonction des mutations technologiques, économiques ou sociales, des préférences collectives et des choix démocratiques. Mais dans tous les pays européens, l’Etat et les autorités publiques régionales et locales cherchent à limiter les défaillances des marchés et à garantir la cohésion économique, sociale et territoriale des différentes collectivités.
Pour autant, l’action publique a montré qu’elle n’était pas, elle-même, exempte de défaillances. Sans revenir ici sur les abus et excès qui ont marqué les expériences historiques d’étatisation de certaines économies et sociétés, d’éradication de la propriété privée ou de planification généralisée, il convient de prendre en compte la réalité de ces défaillances publiques qu’il serait vain de prétendre nier au prétexte qu’elles ont été convoquées dans une finalité idéologique par les adeptes de l’ultra-libéralisme (cf. Annexe). Soulignons en particulier que :
- comme tout pouvoir, celui de l’Etat – et plus largement de toute instance publique – tend à aller au bout de son pouvoir et à en abuser,
- l’Etat prétend disposer d’une meilleure connaissance de la société et de ses besoins, ce qui a fondé les dérives étatistes et la mise sous tutelle des sociétés,
- la prolifération réglementaire finit par être inefficace et paralysante ; elle conduit à la bureaucratisation, à la dépossession de la maîtrise des choix individuels et collectifs,
- il existe une tendance spontanée au mauvais emploi, voire au gaspillage de l’argent public, au prétexte qu’il n’a pas de coût ou, du moins, qu’il suffit d’une décision publique pour le mobiliser,
- la socialisation croissante, qui repose sur une indiscutable croissance des besoins collectifs, peut conduire à déresponsabiliser les citoyens et à les transformer en assistés,
- la menace d’une hypertrophie de tout ce qui est public existe, au point de risquer de paralyser l’appareil économique et, plus généralement, de brimer l’initiative individuelle,
- l’action publique n’est pas vertueuse par nature : elle est soumise au poids du court terme et des calendriers électoraux, aux pressions sur les instances publiques, aux instabilités, à une faible réactivité, à des dysfonctionnements, à des effets pervers, à la fraude, voire à la corruption,
- l’existence d’asymétries structurelles d’informations entre les opérateurs – services des administrations comme entreprises privées – et l’autorité publique peut s’accompagner de tutelles tatillonnes et de confiscations, de gaspillages et de surinvestissements, d’accaparement de rentes par l’entreprise et/ou ses employés, des sureffectifs, de corporatismes et des conservatismes, au détriment des usagers, des consommateurs et des citoyens,
- l’action publique traditionnelle est confrontée au développement d’un côté de la mondialisation et de l’intégration européenne, de l’autre de la reterritorialisation, de la décentralisation et du recentrage sur le microsocial et ne peut donc rester figée sur l’existant.
Il n’y a pas d’issue à pareils affrontements si l’on ne reconnaît pas qu’existent à la fois des défaillances du marché ET des défaillances de l’action publique, si l’on ne prend pas en compte les unes ET les autres, afin de chercher à limiter les effets des unes ET des autres. Mener une critique globale de l’ultra-libéralisme sans conduire dans le même mouvement une action pour remédier aux dysfonctionnements de l’action publique est non seulement inopérant, mais plus encore permet aux ultra-libéraux de présenter leurs thèses comme la voie unique. L’ultra-libéralisme n’est fort que de la faiblesse de ceux qui s’y opposent.
Thèse 2 : Tout groupe humain, toute société, tout Etat repose à la fois sur les intérêts individuels de chacune de ses composantes et sur un intérêt commun porté par des institutions, des pouvoirs, des autorités publiques. Les intérêts individuels et l’intérêt commun sont en permanence en tension, en opposition, en conflit. L’intérêt commun évolue dans le temps et dans l’espace, en fonction de décisions collectives, mais il n’est pas la somme des intérêts particuliers ou individuels
Dépasser l’opposition stérile entre défaillances du marché et défaillances de l’action publique amène à se réinterroger sur les raisons, sur les fondements, sur l’essence de celle-ci.
L’homme est à la fois, de manière indissociable, un individu et un être social. En tant qu’individu il a ses propres objectifs, aspirations, intérêts. Vivant en groupe – en « société » -, chaque homme est confronté aux objectifs, aspirations et intérêts des autres. Si chaque individu ne recherche qu’à maximiser ses propres intérêts individuels et égoïstes, la vie en groupe devient la guerre permanente de chacun contre chacun et contre tous potentiellement destructeur de la collectivité et donc de chacun de ceux qui la composent. Tout groupe social (du microsocial au planétaire et pas seulement au niveau de la « société » ou de l’Etat) a un intérêt collectif de groupe, dont le fondement est la pacification des rapports entre les hommes, la sécurité de chacun des membres du groupe, comme la sécurité du groupe par rapport aux autres groupes.
La résolution de cette tension entre intérêts individuels et intérêt commun, collectif ou « général » ne peut être laissée au seul marché, car, on l’a vu il engendre des polarisations et des inégalités croissantes. Chaque collectif humain s’est doté d’une part de règles de vie en commun, d’autre part d’institutions spécifiques pour les élaborer, les mettre en œuvre et en assurer le respect, pour prendre en charge la pacification des rapports humains. Cette quête a pu prendre la forme d’un chef coutumier, d’un sorcier, d’un grand prêtre, d’un dictateur, … Elle a débouché sur la création d’autorités publiques, aujourd’hui fondées, en Europe en particulier, sur des principes démocratiques. Chaque membre de la collectivité délègue – parce que c’est son intérêt bien compris – une part de ses responsabilités et de ses libertés à un tiers auquel il reconnaît une légitimité pour porter l’intérêt collectif.
La légitimité de l’intervention de toute instance publique repose sur l’essence de sa fonction dans la société, comme garant de l’intérêt commun ou général, du bien-être et de la paix civile de la collectivité humaine ainsi constituée.
L’action publique s’est construite historiquement dans le but d’assurer l’équilibre et la cohésion économique, sociale et culturelle de la société, ce que le marché seul ne permettait pas. Ainsi, historiquement, la construction de l’Etat-nation a signifié le dépassement des loyalismes particuliers et une certaine garantie de l’intérêt général, en tant qu’accès de tous aux droits fondamentaux et à certains services assurés par l’Etat.
L’Etat – et cela peut être étendu aux autres autorités publiques – est en effet la seule instance de la société à pouvoir élaborer, décider et mettre en œuvre une stratégie globale de pacification, d’organisation, de cohésion, de contrôle et de développement de la société.
L’intérêt commun ou général ne repose pas sur la soumission des intérêts particuliers, mais sur leur articulation.
A chaque niveau d’organisation de la société, il y a à la fois coexistence et lutte entre la diversité des intérêts particuliers (de chaque individu, de tout groupe ou collectif) et entre ceux-ci et un intérêt collectif ou général propre à la collectivité d’appartenance ou de référence, en même temps qu’il y a controverse et lutte quant au contenu de l’intérêt général. Ce contenu se transforme en fonction de l’évolution des besoins et des attentes, des mutations technologiques, économiques, sociales, environnementales ou internationales.
C’est le propre du politique que de conduire et de cristalliser ces transformations, en concourant à l’émergence et à la confrontation des projets collectifs, en participant aux choix et aux arbitrages, en permettant de désigner ceux qui auront la responsabilité de leur mise en œuvre, bref de fonder les conditions du « vivre ensemble ».
Les rapports qui s’établissent entre l’intérêt général et les intérêts particuliers ne relèvent ni de la thèse selon laquelle le premier est la somme des seconds, tant les intérêts individuels ne sont pas tous compatibles entre eux, ni de la conception qui en fait une donnée transcendantale, s’imposant de manière descendante et/ou autoritaire. C’est par la prise en compte des tensions entre intérêts particuliers, l’organisation de leurs expressions, le débat public que peut être défini un intérêt commun ou général dans lequel chacun accepte de se retrouver ou du moins le reconnaît comme légitime.
Thèse 3 : L’essence de l’Etat et de toute autorité publique est de faire émerger, puis de mettre en œuvre cet intérêt commun. C’est ce qui fonde sa légitimité. Les autorités publiques en ont le monopole. Mais elles ne peuvent exercer réellement cette mission que si elles fondent leur action sur la participation démocratique de toutes les composantes du groupe, de la société, de l’Etat. Cela implique que la société et les institutions reposent sur des tensions entre pouvoirs et contre-pouvoirs
Traiter des relation et oppositions entre l’individu et le groupe suppose la reconnaissance de l’individu comme sujet, de la légitimité de ses intérêts particuliers, de l’égalité de ses droits et devoirs. Une réelle pacification implique, dans tous les domaines, l’existence de formes d’expression et de modes de régulation de la conflictualité présente dans tout groupe comme dans chaque individu ; la violence n’est le plus souvent que le mode antagoniste d’expression de différences, voire de contradictions, qui se sont accumulées faute de pouvoir s’exprimer.
Construire l’intérêt collectif de chaque groupe humain (du microsocial au planétaire et pas seulement au niveau de l’« Etat ») implique de prendre en compte la diversité des intérêts et aspirations qui s’expriment, d’en organiser l’expression et la confrontation, la concertation et si possible la synthèse, afin d’en dégager des orientations, des politiques, des mesures acceptées, ou du moins acceptables, par la majorité de la population et qui pourront être mises en œuvre par des institutions opérant à la fois par adhésion, persuasion, mais aussi par contrainte.
Ce sont les autorités publiques qui ont la fonction et la responsabilité de conduire ce processus d’émergence et de mise en œuvre. Aucune autre instance du groupe humain ou de la société ne peut contourner ce monopole sans mettre à mal le fondement du « lien social ».
Il faut ici prendre en compte qu’aujourd’hui, même après plus de 30 ans de « décentralisation », la France reste le grand pays le plus centralisé d’Europe, tant par ses institutions que par ses élites. Cette spécificité appelle non seulement de développer de nouvelles répartitions des compétences entre les niveaux territoriaux d’organisation, mais plus fondamentalement de promouvoir le rôle des corps intermédiaires et de reconnaître la légitimité des contre-pouvoirs et donc de favoriser leur éclosion et leur expression. Tout pouvoir doit être équilibré par l’existence de réels contre-pouvoirs, qui ne sont pas des obstacles, mais la condition même de l’efficacité et de la légitimité de tout pouvoir.
Dans nombre de domaines de l’action publique ont été conçues et développées des formes de concertation, afin de permettre la participation des personnes concernées. En fait, la France vit en la matière dans une sorte de « cercle vicieux » : les commissions de concertation ayant peu de pouvoirs, la participation y est faible ; du coup elles sont considérées comme peu représentatives et elles ne sont que peu réunies.
Les expériences de participation démocratique à la co-production de l’action publique en France et en Europe montrent qu’il est possible de mettre en œuvre des démarches progressives. On ne participe que si l’on cela « en vaut la peine », peut avoir une efficacité, si l’on peut « voir le bout de ses actes » : il faut que chaque initiative de participation démocratique ait un ou des enjeux précis à traiter pour faire émerger des solutions alternatives. On pourrait aussi expérimenter des droits de véto suspensifs pour un certain laps de temps, permettant d’analyser s’il existe des alternatives, de développer des contre-expertises et d’en organiser le débat public.
En fait, nous avons vécu longtemps en France avec une conception qui concentrait la définition de l’intérêt général au niveau de l’Etat, ce dont témoignait la subordination des collectivités territoriales. L’intérêt général était assimilé à l’intérêt national et devait s’imposer – et le cas échéant être imposé par tous les moyens de l’Etat. Les autres intérêts devaient se soumettre.
L’intérêt général s’est longtemps défini en France dans un cadre qui faisait l’objet d’un large consensus, même si son contenu offrait matière à de nombreux affrontements, en particulier au plan politique :
- par et au niveau de l’Etat-nation, de manière centralisée, avec une place déterminante donnée au politique ;
- sur la base de la rationalité technico-économique portée par les grands corps techniques et administratifs ;
- avec primat de l’intérêt national sur les autres niveaux (emboîtement descendant) et soumission acceptée, en dehors d’explosions, des intérêts particuliers.
Ce cadre traditionnel de définition de l’intérêt général en France apparaît aujourd’hui fortement déstabilisé du fait de la conjonction de plusieurs facteurs :
- l’Etat-nation est écartelé entre, d’un côté, la construction européenne et l’internationalisation, de l’autre, la montée du « local », la décentralisation et le recentrage sur le microsocial ; d’une part, les économies et sociétés sont de plus en plus interdépendantes, d’autre part, les intérêts locaux ou particuliers n’acceptent plus, sans avoir leur mot à dire, de se soumettre à un intérêt « supérieur » ;
- la rationalité technico-économique est contestée par l’existence d’autres critères, comme la protection de l’environnement, l’écologie, la prise en compte des générations futures ;
- l’urbanisation de la société et la construction européenne modifient l’équilibre territorial du pays avec l’apparition de nouveaux ensembles (agglomérations, métropoles, zones transfrontalières), la montée en puissance des Régions, la constitution d’un territoire européen, ce qui amène des décalages de plus en plus importants par rapport aux institutions existantes (36 000 communes, départements à base essentiellement rurale obsolètes).
- l’augmentation des niveaux d’information et de culture, qui débouche sur des demandes de maîtrise, de participation, de démocratie, de contre-pouvoirs, de prise en compte de la société civile.
L’enjeu est aujourd’hui de concevoir un nouveau cadre accepté de définition de l’intérêt général, agrégeant,
- d’une part, le local, le régional, le national et l’européen,
- d’autre part, le court, le moyen et le long terme,
- enfin le technique, l’économique, l’environnemental, le social et le culturel,
nouveau cadre permettant un exercice réel de la citoyenneté à tous les niveaux.
Cette problématique pose les questions à la fois de l’emboîtement des intérêts généraux d’échelles spatiales et d’échelles temporelles différentes. Pour y parvenir, il n’est d’autre voie que la participation démocratique de tous les acteurs, la mise en œuvre de gouvernances multi-niveaux et multi-acteurs. Ce qui fait qu’un intérêt est général n’est pas qu’une rationalité unique l’ait défini comme intérêt général, mais qu’un processus a fait qu’une collectivité d’individus ou d’institutions l’admet comme intérêt général.
La complexité croissante de la société, ses changements, la multiplication des systèmes de référence, l’absence de convergence a priori entre les intérêts des multiples acteurs ou groupes d’acteurs rendent de plus en plus difficile la formation des compromis et des consentements.
L’organisation de l’expression de la diversité des situations, des besoins, des attentes et aspirations, non seulement n’est pas un handicap, mais devient un prérequis pour définir un « système d’intérêts généraux ». La négociation, l’« agir communicationnel » est d’autant plus indispensable que s’épuisent des outils habituels comme la tradition, les croyances communes, l’expertise scientifique ou technocratique.
Thèse 4 : La réforme de l’Etat ne saurait être définie, décidée, mise en œuvre du haut du groupe, de la société, de l’Etat, de manière centralisée ou autoritaire. Elle doit reposer sur une démarche inverse : organiser systématiquement et en continu l’expression des besoins, des attentes, des aspirations de chaque individu et groupe, condition pour faire émerger les préférences collectives et l’intérêt général. Elle sera d’autant mieux mise en œuvre par tous les acteurs que ceux-ci auront été associés, dès l’origine à sa définition
Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’avancer, les problématiques habituelles de réforme de l’Etat apparaissent de plus en plus inopérantes. Toutes les initiatives de réformes ont eu jusqu’ici un point commun : celui d’avoir été conçues et menées depuis le sommet de l’Etat, « top down », alors qu’il faudrait sans doute inverser ou du moins compléter cette démarche par une démarche « bottom up » : réformer l’Etat par la société, co-produire l’action publique de demain.
D’abord, en organisant l’expression systématique et permanente des besoins individuels et collectifs de tous (usagers, citoyens, acteurs économiques et acteurs sociaux…) ; rien ne peut remplacer l’organisation systématique et permanente de l’expression des besoins et des aspirations, des satisfactions comme des plaintes. Pour conduire cette dynamique, nous disposons aujourd’hui d’un outil extraordinaire, dont auraient rêvé les Athéniens, fondateurs de la démocratie : les technologies de l’information et de la communication permettent une expression démocratique directe et permanente, interactive et pas seulement d’information. C’est à une véritable révolution copernicienne que doivent être invités l’Etat et les administrations, fondée sur l’interactivité.
Nous continuons à vivre sur l’héritage de 1789, qui considérait – à juste titre à l’époque – que les corps intermédiaires étaient des entraves à l’égalité et à la démocratie. Là encore, il faut inverser la démarche, re-construire des contre-pouvoirs et régénérer la société civile, qui doit être conçue, dans toute son autonomie et ses capacités d’initiative, non comme un obstacle mais comme un moyen essentiel d’organiser la réponse aux besoins.
L’objectif est de réexaminer les objectifs et missions de l’action publique, de remettre sur le métier ce qui a été défini et organisé jusqu’ici, afin de procéder aux adaptations rendues nécessaires par l’évolution des besoins et des attentes, par les mutations économiques et technologiques, par les préférences collectives, sans hésiter à mettre en cause ce qui n’est plus adapté aujourd’hui, afin de consacrer les moyens aux missions prioritaires et aux nouveaux objectifs à mettre en œuvre.
Si le rapport commandé en 2014-2015 à France Stratégie par Thierry Mandon, alors secrétaire d’Etat à la réforme de l’Etat et à la simplification, recense toute une série de pistes et d’initiatives dans cette direction, j’ai souligné à l’époque qu’il s’arrêtait en chemin. Force est de constater que la réforme de l’Etat semble depuis avoir été mise en veilleuse.
La réforme de l’Etat ne peut se faire en vase clos, à l’intérieur de celui-ci. Elle implique la participation active de chacun et de tous pour faire émerger des solutions alternatives. Il faut donc informer, mettre en débats publics, organiser des agora, des consultations populaires, en utilisant toutes les potentialités des technologies de la communication interactive.
La participation démocratique de tous les acteurs concernés à la réforme de l’Etat et de l’action publique est une condition essentielle pour qu’elle soit fondée sur ses finalités : répondre aux besoins des citoyens et de chaque collectivité, à leurs attentes et aspirations. Elle sera d’autant mieux mise en œuvre par tous les acteurs que ceux-ci auront été associés, dès l’origine à sa définition, que la réforme aura été « co-construite ».
Thèse 5 : Si les élus ont la responsabilité des choix et arbitrages, ils ne peuvent l’exercer pleinement que s’ils sont éclairés par la participation de tous les acteurs. L’action publique et sa réforme doivent reposer sur la co-production. Les experts ont toute leur place dans ces dynamiques pour éclairer les processus, dégager des solutions alternatives… Mais rien que leur place… Il s’agit de démonopoliser l’expertise et de la rendre pluri-disciplinaire et plurielle
L’expression de tous, la participation démocratique sont des prérequis. Mais ils ne font pas disparaître les responsabilités fondamentales des élus à tous les niveaux pour décider des priorités, procéder aux arbitrages, conduire des stratégies. Bien au contraire, les responsabilités des élus, leurs choix sont d’autant plus essentiels et opératoires qu’ils auront été éclairés par l’expression de tous, par l’élaboration de solutions alternatives. Les élus, les exécutifs, même entourés de cabinets et de conseillers compétents, ne peuvent pas tout connaître de sociétés de plus en plus complexes et interconnectées. Il est de leur intérêt de pouvoir intégrer le plus possible d’éléments d’informations et de connaissances venant de la société elle-même.
S’il n’est pas possible, on l’a vu, de faire complètement disparaître les asymétries structurelles d’informations et de connaissances qui existent entre les autorités publiques et les opérateurs de l’action publique, il est du moins possible de les limiter en s’appuyant sur les acteurs de terrain, leurs expériences, leurs difficultés et leurs échecs, en traitant les plaintes des utilisateurs, qui mettent souvent le doigt sur les dysfonctionnements que ne connaissent pas les managers.
Plutôt que d’opposer démocratie représentative et démocratie participative, il est de l’intérêt de tous de les combiner. Il s’agit apprendre à conjuguer le rôle des élus et la démocratie participative dans des relations gagnant-gagnant.
Le quasi-monopole de la compétence et de l’expertise qui est celui de l’Etat et de la haute fonction publique, des énarques et de nombre d’économistes en particulier, conduit le plus souvent à considérer que dans chaque domaine et activité il n’y a qu’une solution optimale, fondée sur la rationalité technico-économique. Or il n’existe jamais qu’une seule solution possible ou réaliste. C’est de l’entrechoc des besoins, des idées, des aspirations et des projets que nait l’intérêt général. Encore faut-il que des alternatives puissent émerger pour faire l’objet de la délibération collective, puis des choix et arbitrages de ceux dont c’est la fonction. Ainsi, pour chaque enjeu et projet, on devrait susciter l’émergence de plusieurs solutions alternatives. A cet effet, on pourrait expérimenter de droits de tirage pour développer des contre-expertises.
La France a construit une Fonction publique qui continue à être une référence pour beaucoup d’Etats et dont les trois statuts rendent compte. Cela a amené la création puis le développement d’une haute fonction publique compétente et efficace. Mais le phénomène tend à une sur-centralisation des fonctions et responsabilités sur une élite. Une telle concentration tend, elle aussi, à devenir contre-productive.
Bien loin de minimiser le rôle des experts – dont il faut privilégier la pluri-disciplinarité -, définir clairement leur rôle comme facilitateurs de l’expression des diversités, éclaireurs des enjeux et solutions possible, synthétiseurs des débats publics, leur donne toute leur place, mais rien que leur place, dans la refondation de l’action publique et la réforme de l’Etat.
Thèse 6 : Les personnels et agents publics ont des responsabilités spécifiques, celles de concourir à l’émergence et à la mise en œuvre d’une action publique qui n’a d’autre finalité que de répondre aux besoins. Il est donc légitime que cette spécificité soit reconnue et garantie ; les statuts des 3 fonctions publiques sont des acquis évolutifs, non des obstacles. Les managers publics ont eux aussi une responsabilité spécifique, consistant à fonder l’action des acteurs publics sur les finalités de l’action publique
Les personnels, présents dans chacune des démarches abordées ci-dessus, doivent faire l’objet d’un chantier spécifique, tant existe un déficit de participation de leur part aux processus de réforme. De même, il faut refonder le dialogue social avec les organisations syndicales, en partant de la finalité des fonctions, missions et actions des agents publics : répondre aux besoins des citoyens, des utilisateurs et de la société.
Sur cette base, on doit pouvoir les associer étroitement à l’amélioration de la qualité, de l’efficacité, de la réactivité aux demandes sociales, puis adapter les organisations et les moyens humains et matériels nécessaires à l’accomplissement des missions, afin d’avoir le meilleur service au moindre coût pour la collectivité.
La question des statuts des fonctions publiques, d’Etat, territoriale et hospitalière fait débat et même conflit ouvert entre d’un côté ceux qui considèrent que les statuts sont un carcan, qui empêche toute évolution et « plombe » le potentiel de développement de la France, de l’autre ceux qui en font un prérequis de toute action publique.
Essayons donc de dépasser cette opposition stérile en revenant aux fondamentaux.
Que le Statut de la Fonction publique (ou plutôt les statuts des trois fonctions publiques) doivent évoluer est une lapalissade, tant le principe de mutabilité constitutif du service public implique qu’il évolue au fil des mutations technologiques et sociétales, tant le service public n’existe pas pour lui-même, mais pour répondre aux besoins évolutifs des habitants, des citoyens, des collectivités, de la société. Ce qui a longtemps relevé de la fonction publique peut ne plus l’être demain et réciproquement si c’est nécessaire pour permettre l’accès de tous, développer le lien social et des solidarités, préparer l’avenir.
Mais ces évolutions doivent avoir pour finalité d’améliorer et de promouvoir le service public, non de le marchandiser ou de mettre en cause ses fondements. Le statut des fonctionnaires a été conçu pour leur permettre d’assumer dans la durée leurs responsabilités (la continuité du service public), pour mettre en œuvre l’action publique, pour garantir leur indépendance par rapport aux « politiques », dans un pays qui a été et reste encore marqué par un droit commun du travail trop souvent dépendant des diktats d’un patronat traditionnellement frileux et réactionnaire. De ce point de vue les principes généraux du statut des fonctionnaires n’ont pas à être « repensés », mais mis en œuvre avec détermination et ouverture.
Fidélité aux principes et ouverture à l’évolution des besoins doivent définir la feuille de route des responsables publics pour définir avec les citoyens et les personnels – ni sans eux, ni contre eux –les réponses adaptées aux enjeux du XXIè siècle et leurs modalités de mise en œuvre, afin d’avoir une action publique et des services publics répondant aux besoins sociétaux, conjuguant amélioration de la qualité et recherche de l’efficacité, de l’efficience et du moindre coût.
Nul doute qu’en essayant de faire converger les décisions politiques, l’expression des utilisateurs et l’intelligence des fonctionnaires, nous serions mieux armés pour relever ensemble les défis de demain.
On a longtemps vécu en France avec une conception du management de l’action publique fondée sur le respect des normes et des moyens définis par l’annualité budgétaire des moyens. Ces routines bureaucratiques ont fini par être contre-productives et l’on s’essaye à inverser la démarche de management à partir des missions et des objectifs.
Les managers publics ont un rôle essentiel à jouer dans le processus de réforme de l’Etat et de l’action publique, car ils ont à mettre en mouvement les moyens publics – qui sont rares, puisque ce sont ceux de tous les habitants – pour leur plus grande efficacité et efficience. Cela implique de prendre appui sur l’intelligence individuelle et collective des fonctionnaires et agents publics, qui sont porteurs d’un sens du service public.
Thèse 7 : La démarche suppose de sortir des conflits de compétences, de la méfiance, entre institutions et acteurs, entre niveaux d’action publique, entre l’Etat, les collectivités territoriales et l’Union européenne, de façon à les conjuguer dans des gouvernances multi-niveaux et multi-acteurs. De même, l’Etat et les autorités publiques ont une panoplie de moyens d’intervention et d’action : la définition d’objectifs stratégiques de moyen et long termes, la réglementation, les interventions directes, la régulation, qu’il s’agit de combiner plutôt que d’opposer. L’Etat, l’action publique, leur réforme doivent être intrinsèquement adaptatifs, en fonction de l’évolution des besoins, des mutations économiques et technologiques, des transformations des préférences collectives. Cette adaptabilité (mutabilité) suppose l’organisation systématique de l’évaluation multi-critères et multi-acteurs, de l’efficacité et de l’efficience de toute action publique
L’action publique, qui était en France très concentrée et centralisée sur l’Etat central, relève aujourd’hui d’une combinatoire entre plusieurs niveaux et institutions d’autorités publiques, de la Commune à l’Union européenne en passant par les communautés, métropoles, départements, régions.
Cela peut être un handicap, si chacun le vit en termes de compétences exclusives, de chasse-gardées, de rivalités et de concurrence. Mais cela peut être aussi un avantage si chacun a l’intelligence de prendre en compte l’interdépendance des enjeux et des niveaux dans une démarche systémique. Ainsi, on ne peut plus organiser le service public de l’eau qu’au seul niveau de la Commune, dont c’était la responsabilité depuis la Révolution. Il faut aussi prendre en compte la ressource et son accès, les traitements à opérer, les bassins versants, les normes de qualité définies au niveau de l’UE, etc., pour définir les territoires pertinents d’organisation et donc les autorités organisatrices, qui auront en charge le pilotage de l’organisation du service ; mais ce pilotage ne sera efficace que s’il repose sur des rapports de coopération et de partenariat entre les niveaux et les institutions, en privilégiant l’animation sur les rapports hiérarchiques.
Mettre en œuvre des gouvernances multi-niveaux et multi-acteurs, adaptées aussi bien aux spécificités de chaque domaine ou secteur d’activité qu’aux histoires et traditions qui préexistent, apparaît de plus en plus nécessaire pour conjuguer l’efficacité technico-économique avec le principe de proximité et de réponse sur mesure aux besoins et à leurs évolutions.
L’Etat continue à disposer en France d’une forte légitimité et les « demandes d’Etat » se font pressantes dès qu’apparaissent des effets de la crise économique et sociale, dès que la demande de sécurité et de protection se développe, dès que les incertitudes pour l’avenir croissent. Et en même temps, le désenchantement grandit à mesure des difficultés à apporter des réponses adaptées et surtout d’obtenir des résultats.
Pourtant, même si d’un côté la décentralisation et la territorialisation, de l’autre l’intégration européenne et la mondialisation tendent de plus en plus à insérer l’Etat dans un jeu complexe d’interactions, l’Etat conserve une vaste panoplie de moyens pour agir : la réglementation – encore que le tendance à faire une loi dès qu’apparaît un enjeu soit sans doute exagérée -, la régulation économique, sociale, culturelle, les dépenses publiques – dont il est de bon ton d’affirmer faussement que la France en a le record européen et mondial -, les agents des fonctions publiques en relation directe avec tous les citoyens de acteurs, permettent à l’Etat de participer et de piloter des démarches multi-niveaux, pour élaborer et mettre en œuvre des objectifs stratégiques de cohésion économique, sociale, territoriale et environnementale.
Malgré des initiatives des dernières décennies pour promouvoir l’évaluation des politiques publiques, la France continue à souffrir d’un véritable déficit en la matière. Mettre en œuvre de réelles évaluations implique deux conditions : qu’elles soient multi-critères, tant une politique publique ou un service public relève toujours d’une pluralité d’objectifs, et qu’elles soient participatives avec toutes les parties prenantes (« stakeholders »).
Là encore, les pistes ne manquent pas et des expériences ont lieu. En fait, il semble manquer d’une volonté politique de mettre en œuvre cette démarche qui est incontournable si l’on veut véritablement réformer l’Etat et l’action publique.
Un des objectifs de l’évaluation est de pouvoir rendre compte de ce que font l’Etat, les autorités publiques, les administrations, les services publics, y compris lorsqu’ils sont délégués à des acteurs privés, ce que l’on appelle « accountability ». Organiser l’« accountability » suppose de changer le regard de l’Etat : les rapports de l’Etat et la société ne sauraient être hiérarchiques, mais fondés sur des rôles et fonctions différents, qui impliquent de développer des échanges, des coopérations et de rendre des comptes.
Il ne sert à rien de gloser sur un Etat fort… L’Etat et les autorités publiques (locales, régionales, nationales, européenne), sont indispensables à la vie en société, comme pour maîtriser les évolutions de la mondialisation. Mais l’Etat et les autorités publiques ne sont « forts », du moins ne peuvent remplir leurs rôles, missions et objectifs, que s’ils reposent à la fois sur l’organisation systématique de l’expression des besoins et aspirations, individuels et collectifs, ainsi que de leurs évolutions, sur l’élaboration de systèmes multi-niveaux d’intérêts communs ou généraux et sur des projets et politiques, sur l’organisation de débats publics permettant de faire des choix politiques, puis de les mettre en œuvre, d’en évaluer l’efficacité et l’efficience, de façon à procéder aux adaptations, réformes et mutations indispensables.
Il existe dans la société française une richesse d’expériences, de mobilisations associatives ou citoyennes pour apporter des réponses aux enjeux, une réelle intelligence collective qu’il s’agit aujourd’hui de libérer. A condition d’en revenir à l’essence de l’action publique : l’Etat et les autorités publiques ne se mesurent ni à leurs dépenses, ni à leur effectifs, ni au nombre de normes qu’ils édictent, mais à leurs capacités à répondre aux besoins.
Annexe
La pensée Hayek
La pensée de Friederich von Hayek (1899-1992), point de départ du renouveau du libéralisme économique, que l’on peut qualifier d’« ultra-libéralisme », n’est pas seulement une doctrine économique, mais aussi une philosophie sociale et politique.
Hayek exacerbe la vision selon laquelle l’économie de marché est le système autorégulateur qui forme spontanément l’ordre social harmonieux. Aux « défaillances du marché » il oppose les « défaillances de l’Etat ».
Hayek manifeste une hostilité systématique à l’égard de toute intervention publique destinée à résoudre un problème économique ou social : toute mesure prise par l’Etat dans ce sens produit plus d’effets nocifs que d’effets utiles. Les interventions étatiques cassent la capacité interne des sociétés complexes à s’autoréguler pour le plus grand bien du plus grand nombre.
L’Etat ne devrait avoir pour fonction et utilité que de défendre les frontières (la survie), de maintenir l’ordre public (la police) et de faire respecter les règles du jeu social (la justice). Lorsqu’il outrepasse ces fonctions, il provoque plus de dégâts que de bienfaits et il restreint forcément la liberté des hommes et des citoyens.
Hayek avance que l’intervention de l’Etat dans l’économie pour corriger le fonctionnement du marché repose sur une erreur : la croyance que les hommes peuvent organiser leur vie en société selon un projet conscient qu’ils auraient préalablement élaboré. Il dénonce le « constructivisme », dont l’origine remonte à Hobbes et à Rousseau.
Ainsi, Hayek inverse 4 postulats qui, de manière plus ou moins explicite, s’étaient imposés jusqu’aux années 1970 :
- à la supériorité de l’intérêt général (commun ou collectif) sur les intérêts individuels, il systématise la thèse selon laquelle la recherche égoïste par chaque individu de son propre intérêt en se contentant de respecter les règles de la Justice (sans tuer, sans voler, sans contraindre), débouche sur l’optimum pour la société ;
- à la supériorité de l’action publique sur l’action privée, il oppose le fait que le marché, laissé à ses mécanismes spontanés, produit un résultat meilleur que celui que peuvent produire les économies mixtes avec une politique économique active. Le marché est le régulateur non violent des libres échanges humains ;
- à la capacité de connaître et de maîtriser la réalité, il refuse toute fonction d’arbitrage, d’orientation, de fixation d’objectifs, etc. au pouvoir politique, car il avance que celui-ci est intrinsèquement incapable de connaître d’une part la réalité, d’autre part ce qui est bon ou souhaitable pour la société, alors que la société se connaît mieux elle-même par le jeu du marché ;
- à la prolifération des règles, il prétend lever au maximum les contraintes qui portent sur la liberté des hommes et qui les soumettent au pouvoir d’autres hommes, pour accroître l’étendue de la sphère privée où l’homme, et lui seul, est maître de ses choix. La seule soumission qu’il accepte est une soumission à la loi, aux règles générales qui, par définition, sont les mêmes pour tous. Il faut réduire l’Etat au minimum.
Le projet Hayékien a visé – et réussi- à conquérir ce que Gramsci qualifiait d’« hégémonie idéologique ».
Fruit de l’hégémonie idéologique de l’« ultra-libéralisme », sans en être la traduction mécanique, on a assisté à toute une série de profondes mutations des références :
- le primat de l’individu sur le collectif et l’exacerbation de l’individualisme,
- le primat de l’économique sur le politique et la marchandisation généralisée,
- la juridiciarisation croissante des rapports sociaux,
- un nouveau partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits,
- il faut privatiser et libéraliser, même si la « déréglementation » a consisté en un changement des règles et modes antérieurs de régulation, sans réel dessaisissement de la capacité d’orientation de l’Etat,
- la satisfaction des besoins collectifs n’est plus considérée comme un service rendu par l’Etat aux citoyens, mais comme une marchandise pour laquelle doivent jouer l’offre et la demande,
- la fonction de protection sociale doit être soumise aux normes du système capitaliste, par la marchandisation, le jeu de la concurrence et le libre choix de chacun
- l’Etat voit exalter sa fonction sécuritaire, selon une logique qui tend à associer insécurité, chômage, immigration et terrorisme.
Cette théorie fondatrice de l’ultra-libéralisme comme système de pensée et ses effets appellent un examen approfondi de ses présupposés et de son contenu. Non seulement, il ne suffit pas d’en prendre le contre-pied pour leur répondre, mais cela assoie leurs fondations qui reposent sur une critique approfondie des dysfonctionnements de l’action publique.
Intérêts individuels et collectifs
La première réfutation du système de pensée néo-libéral implique d’aborder la question des rapports entre intérêts individuels et collectifs. L’intérêt personnel coïncide-t-il toujours, en tout temps et partout, avec l’intérêt collectif ? Les individus en suivant leurs intérêts personnels concourent-ils nécessairement à promouvoir l’intérêt de la collectivité ? Pour Hayek, la coïncidence existe pour autant que chaque individu recherche de manière égoïste son propre intérêt en se contentant de respecter les règles de la Justice, sans tuer, sans voler, sans contraindre.
Mais, tous les acteurs ne sont pas égaux sur le marché, loin s’en faut, puisque la plupart cherchent en permanence les moyens de s’abstraire du jeu de la concurrence pour conquérir des positions monopolistes et pouvoir accumuler une rente. De plus, la généralité de l’individu évaluateur et maximiseur semble relever d’une nature humaine immuable, quel que soient le temps, le lieu, les conditions concrètes et élimine les sources de conflit sociétal, comme toute forme de mobilisation collective. L’égoïsme intégral n’est pas la seule expression possible de la rationalité individuelle. Les comportements humains ne peuvent se comprendre par rapport à la seule rationalité économique individuelle.
Alors qu’Hayek voit dans le marché le régulateur non violent des libres échanges humains, cette position masque d’autres aspects du marché, notamment les luttes de pouvoir et les affrontements féroces qui se règlent aussi « sur le marché » dans le jeu de la concurrence, dont la logique n’est autre que l’élimination et la « destruction » des concurrents. Les exemples historiques, tels ceux de la crise des années 1930, abondent des profonds déséquilibres générés par la confrontation sur le marché, donc par la mise en concurrence des intérêts « individuels ». Penser, comme Hayek, que l’intérêt général est assuré de manière automatique par l’autorégulation des activités socio-économiques relève davantage de l’acte de foi que de l’observation ou de la rationalité. L’« ordre spontané » du marché doit être corrigé par l’intervention de l’homme, l’action politique et sociale.
Peut-on connaître la réalité ?
Hayek refuse toute fonction d’arbitrage, d’orientation, de fixation d’objectifs, etc. au pouvoir politique, car il avance que celui-ci est intrinsèquement incapable de connaître d’une part la réalité, d’autre part ce qui est bon ou souhaitable pour la société, alors que la société se connaît mieux elle-même par le jeu du marché. Certes, bon nombre de promoteurs de l’intervention publique ont prêté le flanc à cette critique en se prétendant les détenteurs d’un savoir « scientifique » sur le social et la société, au nom duquel ils prétendaient définir le bien, l’ériger en lois et l’imposer à une société, jugée souvent encore « infantile » ou du moins « aliénée ». Le rationalisme cartésien traditionnel français est ici en cause, tant il a prétendu que l’homme était capable de tout comprendre, connaître et maîtriser. Mais ces errements n’invalident pas toute tentative d’intervention humaine sur le fonctionnement de la société pour en corriger les abus ou les dysfonctionnements les plus criants.
Si les conséquences des interventions humaines ne sont pas toutes prévisibles et s’il n’est pas possible d’éliminer les asymétries structurelles d’informations entre les autorités publiques et les acteurs de la société, il ne s’en suit pas que les hommes doivent démissionner de leurs responsabilités pour orienter la société, à défaut de l’« avenir radieux » d’hier, vers un « meilleur ». La démarche néo-libérale conduit à l’abandon d’un ensemble de droits économiques et sociaux conquis par les luttes sociales et politiques, au démantèlement des dispositifs d’assistance et de solidarité et, finalement, à l’adoption d’une conception restrictive de la démocratie et du politique, puisqu’ils sont privés d’objet.
Bien loin de n’être, comme l’avancent en particulier les thèses du Public Choice, qu’un marché, le politique est l’instance où les hommes peuvent dépasser leurs intérêts individuels ou particuliers pour se poser la question de l’intérêt général du groupe ou de la société auquel ils appartiennent, de la solidarité et du long terme, pour contribuer à sa définition et à sa mise en œuvre.
Action publique et libertés
Hayek prétend lever au maximum les contraintes qui portent sur la liberté des hommes, pour accroître l’étendue de la sphère privée où l’homme, et lui seul, est maître de ses choix. La seule soumission qu’il accepte est une soumission à la loi, aux règles générales qui, par définition, sont les mêmes pour tous. Mais toute loi est, par nature, faite à la fois de droits et de devoirs, reconnaissance de libertés, en même temps que restriction d’autres libertés qui entraveraient l’existence des premières. La reconnaissance d’une liberté totale de chaque individu est rigoureusement incompatible avec la même liberté pour les autres individus qui composent le groupe social. La liberté n’est pas un absolu, mais un système intégré inhérent à la vie en société.
En fait, même s’il met l’accent sur les menaces que font peser les pouvoirs publics sur les libertés individuelles ou collectives, Hayek ne définit la liberté que de manière négative, comme absence de contrainte. L’homme est saisi comme une menace qui vient restreindre la sphère privée des autres, leur liberté, comme un concurrent, un ennemi, un adversaire, et non comme un partenaire, un concitoyen. L’homme n’est pas appréhendé dans son interdépendance par rapport à l’altérité. En fait, les individus ne conçoivent pas leurs rapports à la société uniquement au travers de l’opposition entre l’individu et le collectif, mais aussi en termes de relations coopératives.