Ségrégation territoriale

Camille Mialot, maître de conférences à l’école de droit de Sciences Po, avocat spécialiste en droit public

« Il existe en France un apartheid territorial, social, ethnique. »
Déclaration du Premier ministre Manuel Valls le 20 janvier 2015.
La majeure partie de la population mondiale étant aujourd’hui urbaine, on peut dire que, en ce début de XXIe siècle, la ségrégation territoriale représente, avec la préservation de l’environnement, le plus grand défi posé à l’humanité.
Toutes les formes de ségrégation ne sont pas territoriales. Le fait d’assigner, dans un bus, des places différentes selon l’origine ethnique correspond ainsi à une autre forme de ségrégation. La ségrégation territoriale peut être définie comme la séparation géographique ou spatiale de personnes ou de populations.
Elle est un phénomène urbain dans le sens où elle se caractérise par un rapport à la ville, c’est-à-dire par un droit – ou une absence de droit – à la ville et à ses services publics. La relégation de certaines populations en zone périurbaine, voire rurale, est toujours une privation du droit à la ville, c’est-à-dire une privation d’accès aux services publics de qualité : transports, éducation, santé, culture, etc. La ségrégation est toujours une atteinte au vivre ensemble.
La ségrégation territoriale peut être le résultat d’une politique, c’est-à-dire de l’action publique sur le vivre ensemble, ou émerger de la société elle-même. Une politique peut viser directement la séparation des populations. C’est le cas de l’apartheid, visant à exclure ou à confiner territorialement des populations selon des critères ethniques ou religieux. Mais la ségrégation territoriale peut aussi être induite par une politique sans pour autant être souhaitée. La politique française de concentration du logement social depuis les années 1950 a eu pour effet de concentrer territorialement des populations et, par là même, de les séparer d’autres populations.
La ségrégation territoriale peut aussi être le résultat d’une action privée. Des personnes font le choix de vivre ensemble, séparées des autres, répondant à l’expression à présent bien connue de l’« entre-soi » des « ghettos de riches » (Monique Pinçon-Charlot). Ce phénomène s’observe dans de nombreux pays. Au Brésil, il porte le nom de condominio fechado ; aux États-Unis, on l’appelle gated community. L’effet est surtout une grande homogénéité sociale.
La ségrégation territoriale peut encore, hors de toute volonté publique ou privée exprimée, être le résultat du jeu du marché du logement (locatif ou en propriété). Elle est la plus insidieuse, mais elle est aussi la plus admise puisqu’elle s’inscrit dans une économie de marché. De fait, c’est cette ségrégation territoriale qui est la plus répandue.
Pour intervenir sur un marché du logement discriminant, il existe de nombreux outils. Citons l’offre de logements sociaux accessibles, une politique d’aide au paiement des loyers ou encore un contrôle des prix, et notamment des loyers. Alors que les deux premiers leviers pèsent fortement sur la dépense publique et ont un effet inflationniste sur le marché du logement, ils ont toujours été préférés en France au contrôle des prix. Pourtant, ce dernier est pratiqué avec efficacité dans de nombreux pays – notamment en Hollande. Il permet de mieux lutter contre la ségrégation urbaine, puisque le parc de logements dit classiques est rendu accessible. Mais il suppose un certain courage politique puisqu’il désavantagerait l’électorat constitué par les propriétaires de logements à usage locatif. De fait, la récente loi Duflot en France est restée très en deçà d’un réel contrôle des prix du marché du logement.
Le film La Haine de Mathieu Kassovitz, qui dresse un tableau glaçant des banlieues françaises, a déjà vingt ans. Il est diffusé dans toutes les grandes universités du monde. La France est aujourd’hui surtout connue à l’étranger pour ses banlieues, et les attentats de janvier sont avant tout perçus comme des violences provoquées par la ségrégation territoriale. Dix ans après les émeutes de 2005, il n’existe toujours pas d’indicateur de concentration des populations en difficulté que l’on puisse qualifier de fiable. Dans l’ordre juridique, il n’existe pas non plus de limitation à la concentration de logements sociaux. La violation des principes de mixité sociale et d’interdiction de la discrimination, pourtant inscrits dans le code de l’urbanisme, n’est pas sanctionnée par les juridictions administratives. Le principe même de la loi SRU – imposer des quotas minimaux de logements sociaux dans les villes qui n’en possèdent pas – semblait novateur il y a quinze ans. Il s’avère aujourd’hui insuffisant car il ne résout pas la question des ghettos existants. La gauche esquive cette dernière, jugée trop « politique » : comment reconnaître que les logements sociaux sont trop nombreux alors que cette concentration représente un réservoir de voix ? La droite botte également en touche : la concentration de logements sociaux permet de préserver l’entre-soi des nantis.
La ségrégation spatiale en France semble donc faire l’objet d’un consensus politique implicite qui tient à des motivations clientélistes. C’est sans doute une des causes de sa persistance. En l’absence de clairvoyance et de courage politique, elle n’est pas près de disparaître. C’est là un des grands échecs des politiques publiques de la seconde moitié du xxe siècle. Il faut y remédier. De nombreux pays dans le monde ont réussi à venir à bout de la ségrégation urbaine à l’intérieur de leurs frontières. Il convient d’étudier de façon approfondie les moyens qu’ils ont employés pour y parvenir, afin de trouver les solutions à cette ségrégation spatiale qui continue de sévir en France. Ce travail de réflexion a d’ailleurs déjà été entamé.
 

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