Alors que le M23 et l’armée rwandaise occupent aujourd’hui une partie importante des Kivu à l’est de la République démocratique du Congo, Pierre Jacquemot, membre de l’Observatoire de l’Afrique subsaharienne de la Fondation, revient sur les interventions précédentes du Rwanda dans cette région et analyse les raisons de la permanence de cette volonté rwandaise de mainmise sur la région des Grands Lacs.
En janvier 2025, en trois semaines, l’architecture de l’État congolais dans sa partie orientale s’est effondrée. Son armée, ses milices supplétives, les casques bleus des Nations unies et les sociétés militaires privées ont lamentablement été battues. La prise de Goma par le mouvement rebelle du M23, appuyé par l’armée rwandaise, s’apparente à une opération de mainmise du Rwanda sur la région des Grands Lacs. Bien qu’il n’y ait pas de revendication territoriale explicite dans les discours de Paul Kagame, le chef de l’État rwandais, on peut discerner son projet de redessiner les frontières et d’annexer une partie de la République démocratique du Congo (RDC).
L’intervention des troupes rwandaises dans les Kivu n’est pas nouvelle et Goma, la grande ville frontalière, a déjà connu plusieurs occupations rwandaises. Rappelons les faits. En quatre jours, en juillet 1994, un million et demi de Hutus rwandais convergèrent vers Goma. Ils fuyaient les conséquences de la tragédie génocidaire que certains d’entre eux avaient provoquée. La catastrophe humaine représentée par cet afflux dans les provinces de l’Est sera le signal du transfert du conflit ethnique rwandais au Congo.
Le nouveau pouvoir à Kigali fut très vite convaincu que les camps de réfugiés nés de cette situation étaient sous la coupe des milices hutues et d’anciens génocidaires. Sous prétexte qu’ils préparaient une invasion, le gouvernement rwandais fut convaincu de la nécessité de défendre l’intégrité territoriale de son pays en occupant la partie orientale du Zaïre (qui devint par la suite la République démocratique du Congo). Mais derrière ce motif militaire se cachait un autre moins avouable, identifié notamment dans les rapports de l’ONU de l’époque : le dessein de Kigali était de profiter du chaos ambiant pour faire main basse sur une partie des richesses du grand voisin. L’extraction violente des ressources naturelles devint le pivot des deux guerres du Congo (1996-1997, 1998-2003) et des conflits répétés jusqu’à aujourd’hui. Tous les stocks, sous quelque forme que ce soit (minerais, bétail, bois tropicaux, charbon de bois, thé, quinine, café et fonds bancaires), furent dérobés par les militaires et transférés en camion au Rwanda, mais aussi en Ouganda et au Burundi. En une seule opération, le Rwanda ponctionna dans les Kivu le fruit de sept années d’exploitation d’une mine de coltan1Jason Stearns, « L’ancrage social des rébellions congolaise. Approche historique de la mobilisation des groupes armés en République démocratique du Congo », Afrique contemporaine, n°265, 2018, pp. 11-38.. En 2002, la moitié des comptoirs de Goma appartenaient à des Rwandais, tandis que l’autre moitié était associée ou protégée par eux2Selon Koen Vlassenroot et Hans Romkema, « The Emergence of a New Order? Resources and War in Eastern DR Congo », Journal of Humanitarian Assistance, 2002.. Une fois les stocks épuisés, on passa à un stade plus méthodique et intensif d’exploitation des ressources sur un territoire totalement fragmenté. Ainsi s’est installé, pour deux décennies, un « modèle d’économie de prédation » reposant sur le contrôle de centaines de sites miniers, impliquant des centaines de milliers d’exploitants, des groupes armés, la police, la douane et l’armée, des édiles locaux, des négociants et des trafiquants, des firmes étrangères3Ken Matthysen, Thomas Muller et Ntakobajira Zacharie Bulakali, Analysis of the interactive map of artisanal mining areas in eastern Democratic Republic of Congo, 2022 Update, IPIS, 2022..
En octobre 2003, le dernier soldat rwandais s’est retiré du Congo. Mais, depuis, la présence rwandaise dans l’Est n’a jamais cessé, appuyant l’action de groupes violents, à l’instar du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du rebelle Tutsi Laurent Nkunda, puis, après sa chute, du Mouvement du 23 mars (M23) composé de militaires dissidents de l’armée congolaise. Ils revendiquaient, comme aujourd’hui, d’éradiquer les derniers génocidaires hutus des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) encore cachés dans les collines des Kivu et parvinrent à prendre la capitale provinciale de Goma en novembre 2012, sous le regard impuissant des casques bleus. Le M23 a repris les armes fin 2021, étalant méthodiquement son emprise territoriale comme une tache d’huile et ne rencontrant qu’une résistance molle de la part d’une armée congolaise mal payée, mal nourrie, mal équipée et minée par l’incompétence de ses chefs et son indiscipline.
Qu’est-ce qui explique la permanence de la volonté expansionniste du Rwanda ?
La contestation des frontières coloniales fournit le premier volet de la panoplie des revendications de Kigali. Elles furent délimitées en 1911 par les deux puissances coloniales engagées dans la région, la Belgique et l’Allemagne. Le concept de « Congolais » n’existait pas à l’époque. Celui de « Rwandais » existait, certes, mais n’avait pas parfaitement la même signification qu’aujourd’hui dans les régions actuellement considérées comme « rwandaises ». Invoquer la langue, le kinyarwanda, comme fondatrice de cette identité ne tient guère. Tous les locuteurs du kinyarwanda n’ont pas toujours été inclus dans le royaume rwandais. De même, toutes les personnes liées ou incluses dans ce royaume n’étaient pas toutes de culture rwandaise. Quoi qu’il en soit, se battre à présent pour savoir qui appartient à quel territoire en projetant des identités contemporaines dans le passé, avant que les frontières ne soient délimitées, n’a guère de sens. Comme l’explique l’historienne Gillian Mathys, ce que ces identités signifient aujourd’hui est, au moins pour partie, un produit de ces frontières, et non l’inverse4Gillian Mathys, Fractured Pasts in Lake Kivu’s Borderlands: Conflicts, Connections and Mobility in Central Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2025..
Le deuxième argument est la protection des Tutsis vivant dans les Kivu. Les communautés rwandophones y sont nombreuses et parfois depuis longtemps. Pendant la période coloniale, de nombreux paysans rwandais furent installés sur les collines de Masisi aménagées pour la circonstance : 25 000 déplacés entre 1933 et 1945, 60 000 entre 1949 et 1955. Au demeurant, ces migrations organisées par les autorités belges ne constituaient qu’un peuplement supplétif par rapport aux flux de population plus spontanés en provenance du Rwanda-Urundi5Le Rwanda-Urundi faisait partie de l’empire colonial allemand avant de passer sous mandat belge. Il constitue aujourd’hui le Rwanda et le Burundi. qui se déversaient dans l’agriculture et l’élevage. Aussi l’administration coloniale estimait-elle déjà en 1955 à 170 000 le nombre de Rwandais au Congo. S’était ainsi installée au Sud Kivu la communauté rwandophone des Banyamulenge (littéralement ceux qui viennent de Mulenge, un affluent de la Ruzizi). Après l’indépendance du Congo en 1960, chaque crise politique dans les pays voisins, le Rwanda et le Burundi, s’est traduite par une nouvelle vague de réfugiés, concurrents d’autant plus indésirables que les espaces de culture étaient exigus. Le flux fut d’une vingtaine de mille par an, jusqu’en 1973, grossissant les rangs des rwandophones sédentarisés qui partageaient une culture commune de la vache et du bananier, des langues proches, des traditions de pouvoir royal équilibré par des contre-pouvoirs.
Le débat sur la nationalité et l’identité qui nourrit sans cesse le climat venimeux qui règne dans les Grands Lacs date des indépendances. Sont en jeu, de chaque côté, la victimisation, la dramatisation, la condamnation de l’Autre… dans des récits, des déclarations, des pétitions, des fausses informations et des mémorandums adressés aux autorités.
Ce climat est régulièrement attisé par l’évocation du pseudo-projet de création de la « République des volcans » basée sur le mythe d’un Tutsiland, regroupant tous les Nilotiques de la région, voire rêvant de construire un empire Tutsi-Hima s’étendant de l’Ouganda au Rwanda, au Burundi et à la République démocratique du Congo. Ce mythe renaît régulièrement avec le projet d’une reconfiguration des frontières et le déplacement consécutif de populations. On comprend aisément qu’une telle idée soulève des violences de la part des « vrais autochtones » des Kivu (Hunde, Nande, Nyanga, etc.) pour qui l’identité congolaise n’est pas négociable. Et le conflit entre allochtones eux-mêmes, Hutus contre Tutsis, ne s’estomperait pas pour autant.
L’escalade de la violence du M23 depuis fin 2021 dans les territoires de Rutshuru, de Masisi et de Nyiragongo, alimentée par les tensions entre les Tutsis congolais et les autres communautés, a revigoré la surenchère sur l’ethnicité parmi les politiciens et leurs partisans. Des récits qui ont des impacts pervers. Les clivages ethniques exacerbent la violence. Depuis les travaux de Claudine Vidal6Claudine Vidal, Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 1991. et de Jean-Pierre Chrétien7Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, 1990-1996, Paris, Karthala, 1997, et Les ethnies ont une histoire (avec Gérard Prunier), Paris, Karthala, 2003., on sait pourtant que l’ethnisme n’a aucune existence objective dans ces pays. Elle reposerait plutôt sur des constructions racialisées pseudo-scientifiques coloniales qui ont établi les catégories dichotomiques. Or « l’ethnisme militant » est devenu un thème central des mandats politiques, idéologisé et intériorisé par les Rwandais comme par les Congolais une fois devenus indépendants.
Le Rwanda considère l’est de la République démocratique du Congo à la fois comme une menace existentielle et une manne économique. Considérant les nombreux groupes armés à sa frontière comme une source d’insécurité et jugeant Kinshasa incapable de gouverner la région, les élites rwandaises évoquent ouvertement l’idée d’en faire une « zone tampon », gérée par un groupe armé qui lui serait lié comme le M23 aujourd’hui, en formant diverses coalitions avec d’autres groupes et qui assurerait l’administration locale. L’argument cache la volonté du Rwanda de poursuivre la prédation minière, celle de sécuriser l’approvisionnement de ses fonderies à partir des sites de la République démocratique du Congo en minerais de tantale, d’étain, de tungstène et d’or, alors que le pays ne possède pratiquement pas de ces ressources minérales stratégiques. En prenant le contrôle en avril 2024 de la mine de Rubaya dans le Nord Kivu, la milice tutsie et l’armée rwandaise ont pris le contrôle par les armes de 20% de la production mondiale. Le rapport des experts de l’ONU de décembre 2024 a révélé que le M23 organise l’acheminement d’environ 120 tonnes de coltan par mois vers le Rwanda. Début février 2025, le M23 et les troupes rwandaises se sont emparés de Nyabibwe, à environ 100 kilomètres de Bukavu, une ville dont l’économie repose sur l’activité de trois coopératives artisanales de coltan et de cassitérite, apportant une nouvelle preuve à charge accablante contre le Rwanda dans sa volonté de s’approprier les ressources de son voisin. Cette emprise sur les filières d’approvisionnement en minerais se poursuit, dans un climat international trumpiste où les volontés expansionnistes des États ne sont plus aussi fermement blâmées et où la prédation extractiviste est même vantée.
Mais si le Rwanda cherche ainsi à augmenter sa rente minière, déjà bien établie depuis les guerres du Congo post-génocide, ne risque-t-il pas de perdre sa « rente compassionnelle », celle fondée sur la culpabilisation des pays occidentaux pour n’avoir pas mis fin au génocide de 1994 dont furent victimes les Tutsis ? Les aides dont il a largement bénéficié, déjà menacées par les coups de rabot budgétaires, vont s’éroder devant le spectacle de la construction d’une forme de sous-impérialisme régional rwandais, inévitablement violent et déshumanisant et contraire à ce qui reste du droit international sur l’intangibilité des frontières.
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- 2Selon Koen Vlassenroot et Hans Romkema, « The Emergence of a New Order? Resources and War in Eastern DR Congo », Journal of Humanitarian Assistance, 2002.
- 3Ken Matthysen, Thomas Muller et Ntakobajira Zacharie Bulakali, Analysis of the interactive map of artisanal mining areas in eastern Democratic Republic of Congo, 2022 Update, IPIS, 2022.
- 4Gillian Mathys, Fractured Pasts in Lake Kivu’s Borderlands: Conflicts, Connections and Mobility in Central Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2025.
- 5Le Rwanda-Urundi faisait partie de l’empire colonial allemand avant de passer sous mandat belge. Il constitue aujourd’hui le Rwanda et le Burundi.
- 6Claudine Vidal, Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 1991.
- 7Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, 1990-1996, Paris, Karthala, 1997, et Les ethnies ont une histoire (avec Gérard Prunier), Paris, Karthala, 2003.