Rush Limbaugh, la figure médiatique devenue l’architecte du conservatisme étatsunien contemporain

Rush Limbaugh, décédé le 17 février 2021, était peu connu en France. Pourtant, celui qui s’était installé depuis plusieurs décennies comme l’animateur radio le plus écouté des États-Unis aura été le précurseur et l’inspirateur de la droitisation extrême du Parti républicain et de ses électeurs. Sébastien Mort, maître de conférences en cultures et sociétés des États-Unis à l’Université de Lorraine et membre du Centre de recherche sur les médiations (CREM), analyse le parcours – que certains semblent vouloir aujourd’hui reproduire en France – et l’influence de cet homme de médias devenu la figure tutélaire d’un courant politique.

Décédé le 17 février 2021 à l’âge de 70 ans, Rush Limbaugh était le père fondateur du talk show radiophonique conservateur. Diffusé sous licence sur une cinquantaine de stations à partir de 1988, The Rush Limbaugh Show s’impose en l’espace de quatre ans comme la première émission radio toutes catégories confondues. Bien avant Fox News, lancée en 1996, Limbaugh permet au conservatisme d’investir un média accessible au grand public et d’acquérir une visibilité sans précédent, à une époque où la parole partisane de la droite américaine est reléguée à la marge de l’écosystème des médias d’information et n’est portée que par des publications réservées à une certaine élite – à l’image de National Review dont le fondateur, William F. Buckley, anime la très policée Firing Line sur PBS – ou s’adressant à un lectorat restreint – en 1988, le tirage de l’ultraconservateur Washington Times, uniquement distribué à Washington et dans ses environs, est presque dix fois inférieur à celui des titres de la grande presse métropolitaine.

Un genre médiatique fruit de la déréglementation du secteur des médias

En hissant son émission à la première place du palmarès des programmes radiophoniques, Limbaugh réussit un double tour de force. Par la mise en place d’un modèle économique établi sur un système de troc (il cède les droits de diffusion de son émission aux stations en échange de leur temps de publicité), il est parvenu à rendre le conservatisme lucratif : à l’apogée de sa carrière, ses contrats lui assuraient un revenu annuel de 85 millions de dollars. Il réussit également à faire du conservatisme un matériau de divertissement, à une époque où, Ronald Reagan excepté, les figures du conservatisme sont des personnages ternes et falots.

Ce faisant, Limbaugh a contribué à implanter solidement le conservatisme au niveau local, jusqu’à le légitimer et le rendre incontournable au niveau national. En la matière, Rush Limbaugh a été pionnier : au début des années 1990, il entraîne dans son sillage toute une génération d’animateurs diffusant localement. Après le passage du Telecommunications Act de 1996, la consolidation croissante du secteur fait émerger des géants de la distribution radiophonique qui permettent à Sean Hannity, Laura Ingraham, Mark Levin ou encore Glenn Beck, à partir de 2000, de ravir à Limbaugh le monopole de la parole conservatrice sur les ondes. En résulte l’uniformisation des environnements discursifs sur les marchés radiophoniques, l’implantation des talk shows radiophoniques conservateurs se faisant alors au détriment d’émissions locales. 

Pour réussir ce tour de force, Limbaugh tire profit d’une transition systémique dans l’univers médiatique : l’âge d’or de l’information hertzienne (nombre limité de supports, rôle écrasant d’ABC, CBS et NBC et de la grande presse métropolitaine dans la définition de l’environnement discursif) cède alors la place à un régime médiatique « post-hertzien » qui permet l’émergence d’une multitude de nouveaux supports venant remettre en cause la domination des médias d’infos traditionnels.

Ce phénomène de « multiaxialité » du régime post-hertzien perturbe le consensus autour des catégories d’« information » et de « divertissement », pour finalement les rendre caduques, tout autant qu’il brouille les frontières du discours politique. En résulte un rôle accru dans la diffusion de contenus à teneur politique sur des émissions qui, initialement, ne se définissent pas comme supports informationnels – celle de Limbaugh au premier chef.

Limbaugh bénéficie plus précisément de la déréglementation du secteur des médias. En 1987, l’administration Reagan révoque la Fairness Doctrine, qui impose d’une part aux diffuseurs de produire des contenus en rapport avec les préoccupations des communautés au niveau local, et comprend par ailleurs une série de garde-fous contre l’attaque personnelle et l’éditorialisation à outrance. L’abrogation s’assortit également d’un relâchement des règles de propriété qui se traduit par l’accroissement du nombre de stations qu’il est légal de posséder sur un même marché. Par ailleurs, la domination écrasante de la FM fait de l’AM un média résiduel, peu cher à l’achat, ce qui crée un effet d’aubaine pour les distributeurs. Du reste, la moindre qualité sonore n’affecte pas la diffusion des contenus parlés, à l’inverse des programmes musicaux qui ne peuvent être diffusés qu’en FM.

The Rush Limbaugh Show, aiguillon du Parti républicain et force motrice du conservatisme actuel

À partir de 1992, année où ses taux d’audience hebdomadaires atteignent les 20 millions d’auditeurs, Limbaugh prend une part active aux campagnes électorales. Outre des effets marginaux mais décisifs sur le vote – la recherche a montré que son auditorat a permis à George W. Bush de battre la gouverneure démocrate du Texas Ann Richards en 1994 –, Limbaugh a surtout joué un rôle d’accréditation des candidats conservateurs lors des primaires républicaines, en œuvrant à mettre en échec les modérés.

La force politique du Rush Limbaugh Show est telle que son animateur semble être la seule personnalité à pouvoir légitimement prendre la barre du navire conservateur au cœur de la tempête qui secoue le Parti républicain en novembre 1992 après la défaite de George H. W. Bush face à Bill Clinton. À telle enseigne que, le mois suivant, Reagan adresse une lettre à Limbaugh dans laquelle il exprime son soulagement de le voir prendre la tête du mouvement conservateur ; plus tard, la National Review le désigne « leader de l’opposition » en couverture de son numéro de septembre 1993. 

Entre la victoire de Bill Clinton de 1992 et le raz-de-marée républicain qui déferle sur le Congrès à la suite des élections de mi-mandat de 1994 au cours desquelles le Grand Old Party retrouve à la Chambre la majorité qu’il avait perdue quarante ans auparavant, Limbaugh assure ainsi, en l’absence de leader naturel issu de la classe politique, la régence du pouvoir républicain. Son influence est telle que, avant que l’animateur ne prenne la parole en décembre 1994 devant la promotion des nouveaux élus républicains, l’ancien représentant Vin Weber décrète que le 104e congrès (1995-1997) est le « congrès Limbaugh ». 

Avec Limbaugh, le centre de gravité du conservatisme se déplace donc des élites vers la sphère médiatique conservatrice, dont le poids au sein de la coalition républicaine ne cesse de croître. Il n’est ainsi pas étonnant que le tandem victorieux formé en 2016 par Donald Trump et Mike Pence, seul ticket présidentiel à recevoir son soutien inconditionnel, soit formé d’une ancienne vedette de téléréalité et de l’ancien animateur d’un talk show radiophonique de l’Indiana qui s’autoproclamait le « Limbaugh sous déca ». 

Esthétique du « tapage », politique identitaire et fièvre obsidionale

In fine, l’héritage de Limbaugh aura été de contribuer à la légitimation du conservatisme dogmatique et fondamentaliste qui conquiert le Parti républicain à partir des années 1990 et de mettre en orbite, bien avant l’avènement de Fox News, « l’outrage programming » : la programmation de l’indignation via des émissions de discussion politique dont l’esthétique tapageuse – invectives, attaques ad hominem, diffamation, vitupération – joue un rôle bien plus essentiel dans la mobilisation politique des publics qu’elles ciblent que les éléments de langage qu’ils défendent.

En exploitant les traits psychologiques prédominants parmi son auditorat – faible besoin de cognition, perception accrue des menaces, faible tolérance pour l’ambiguïté –, Rush Limbaugh a été précurseur d’un genre médiatique qui met habilement à profit l’affectivité et la mentalité obsidionale des publics, avec pour effet l’émergence d’une contre-sphère publique conservatrice très dynamique.

Tout le discours de Limbaugh aura consisté à entretenir l’idée que l’identité et les valeurs de l’Amérique éternelle, dont les conservateurs seraient les dépositaires exclusifs, seraient constamment en butte à des forces subversives – démocrates, progressistes, universitaires, industrie du divertissement, médias d’infos grand public – œuvrant à les mettre en péril et qu’il faut combattre de façon radicale. L’assaut violent mené le 6 janvier dernier contre le Capitole par des supporters de Donald Trump convaincus de se porter au secours de leur pays apparaît à cette aune comme l’aboutissement logique et tragique d’un processus enclenché sur les ondes voici plusieurs décennies. 

L’héritage français de Limbaugh

En quoi le parcours de Rush Limbaugh et son influence sur la politique américaine nous concernent-ils ? Cette conception identitaire de la politique pratiquée sous couvert d’activité journalistique a essaimé en France. Elle s’incarne aujourd’hui d’une façon troublante dans le discours de l’animateur de CNews Éric Zemmour, dont la stratégie éditoriale et commerciale fait largement écho à celle de son homologue américain : là où Limbaugh déplorait le déclin de l’Amérique blanche, Zemmour ressasse la menace d’une civilisation européenne submergée par le prétendu « grand remplacement » ; là ou l’Américain se vantait d’avoir conceptualisé et dénoncé le premier l’émergence du « féminazisme », le Français se pose en défenseur d’une masculinité attaquée par l’arrivée des femmes aux postes de pouvoir ; là où le nostalgique du sud esclavagiste s’opposait avec fracas au retrait du drapeau confédéré de l’espace public et au déboulonnement des statues des figures de la Confédération, le fils de pieds-noirs réhabilite Pétain et les massacres coloniaux. Chez l’un comme chez l’autre, on retrouve le même tableau inlassablement brossé d’une société blanche et chrétienne assiégée que seul le retour à la grandeur perdue d’un passé fantasmé pourrait délivrer. 

Sur les ondes américaines comme sur la chaîne d’information française, on retrouve la même rhétorique au vitriol. L’influence de Limbaugh procède ainsi autant du fond de son discours que de la forme qu’il revêt. Qu’il s’agisse d’attaques ad hominem (Hillary Clinton dépeinte comme « The Little Lady with Megalomania » en 1994), d’insultes racistes (Barack Obama rebaptisé « Barack, the Magic Negro » dans une chanson parodique en 2008), de transgressions des normes de la bienséance et du politiquement correct (les auditeurs appelants jugés inintéressants sont « avortés » au son d’un aspirateur assorti de cris de femme), d’étalage décomplexé d’une cruauté haineuse (au cours de « l’AIDS Update », Limbaugh énumère le nom des victimes homosexuelles du sida au son de I’ll  Never Love That Way Again), ou de la propagation de rumeurs intentionnellement trompeuses (les Clinton auraient fait tuer leur conseiller Vince Foster) – le tout porté par un dispositif médiatique lui permettant d’échapper à la reddition de comptes –, Limbaugh aura patiemment construit un arsenal rhétorique transgressif dont s’est emparé Trump à partir des années 2010.

En cela, le règne radiophonique de Limbaugh a été le long prologue à l’avènement du trumpisme aux États-Unis. Inévitablement, une question doit désormais nous occuper : de quoi le règne télévisuel de Zemmour est-il le prologue de ce côté-ci de l’Atlantique ? 

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