Face à la crise sanitaire liée au coronavirus, Christian Lechervy, ancien conseiller du président de la République pour l’Asie-Pacifique, ancien secrétaire permanent pour le Pacifique et depuis 2018 ambassadeur de France en Birmanie, analyse les réponses et les capacités – et leur différenciation – des deux principales organisations régionales de l’Asie-Pacifique, l’Association des nations d’Asie du sud-est (ASEAN) et le Forum des îles du Pacifique, mais aussi les implications géopolitiques régionales de la pandémie.
En 2020, l’Association des nations d’Asie du sud-est (ASEAN), animée par la République socialiste du Viêt Nam, et le Forum des îles du Pacifique (PIF), présidé par l’État des Tuvalu, constituent l’armature du multilatéralisme de la région Asie-Pacifique, voire de l’aire Indo-Pacifique (I-P) qui s’est récemment imposée à eux. Cinquante ans après leur instauration, chacun des sous-ensembles géopolitiques constitue le cœur institutionnel de sa région. Les interactions entre les deux institutions sont très faibles mais six pays densifient progressivement le lien aseano-océanien et préparent les interactions de demain entre les entités régionales. Quatre États membres de l’ASEAN sont devenus des partenaires de dialogue du PIF, tandis que deux États océaniens, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et le Timor-Oriental, se sont rapprochés institutionnellement de l’ASEAN. Au cœur de ce maillage entre l’Asie du sud-est et le monde insulaire du Pacifique figure l’Indonésie. Elle accueille le secrétariat de l’ASEAN dans sa capitale et peut jouer un rôle avant-gardiste du fait de ses cinq provinces mélanésiennes. Néanmoins, c’est sans beaucoup de bruit que, depuis une vingtaine d’années, les États aseaniens du Pacifique occidental ont veillé à élaborer une Look East Policy pour reprendre la sémantique du président Abdurrahman Wahid. Le rapprochement a été voulu d’ouest en est. Il a été particulièrement bien accueilli par des États océaniens, pourtant soucieux de se distinguer de l’Asie dans les instances internationales (par exemple l’ONU). La prise de conscience de défis océaniques communs a facilité les rapports interétatiques. Ils se sont incarnés dans des groupements ad hoc dont certains se tiennent dorénavant en marge des réunions annuelles de l’ASEAN (ex. SwPD).
Bien au-delà du développement de mécanismes micro-régionalisés innovants, la praxis politico-diplomatique de l’ASEAN et du PIF montre l’existence d’une certaine gémellité entre les deux organisations sous-régionales. Elles constituent chacune des polarités pour établir des relations avec le reste du monde. Elles rassemblent annuellement les chefs d’État et de gouvernement de leurs États membres, notamment lors de sessions de retraite des leaders. Pour conduire leurs actions, elles s’appuient sur un même écheveau de réunions de ministres, de hauts fonctionnaires et un secrétariat administratif ordonnançant les agendas.
La Covid-19, venue de la périphérie immédiate des deux sous-ensembles, a bouleversé ce bel ordonnancement, le mode de travail politico-administratif et le calendrier des réunions. Il va falloir reprogrammer de nombreux sommets internationaux (ex. ASEAN-États-Unis (Las Vegas, mars 2020), Ve sommet France-Océanie (Papeete, avril 2020), Conférence des Nations unies sur les océans (Lisbonne, juin 2020), Our Ocean Conference (Palaos, août 2020)…) et régionaux (36e sommet de l’ASEAN (Da Nang, avril 2020), 9e sommet du Groupe des dirigeants polynésiens (Samoa américaines, avril 2020), 20e sommet micronésien (Nauru, juin 2020)…), sans parler des réunions techniques, toutes annulées pour cause de coronavirus. Les sujets politiques à examiner en priorité dans les regroupements interétatiques sont à revoir, y compris ceux relatifs à la santé, tout comme les modalités des réunions de haut niveau puisque dorénavant nombre de contacts se déroulent par visio-conférences. Autant d’exigences qui font craquer des coutures intérieures des assemblages régionaux (ex. ASEAN 10 ou ASEAN 6+4, zone de voyage sûre trans-tasmanienne versus Pacific Bubble) et mettent en lumière des limites au multilatéralisme régionalisé, même quand tous les États constitutifs sont confrontés à une même menace déstabilisatrice. Le coronavirus se révèle un test sur le degré de communautarisation des régions instaurées par les leaders et sur la capacité des organisations à répondre aux crises, notamment dans les dimensions énoncées depuis longtemps comme étant au cœur du projet collectif.
Alors que le bilan victimaire se montre moins dramatique qu’en Amérique du nord et en Europe, les effets du coronavirus, essentiellement économiques, sociaux ou psychologiques en Asie du sud-est et en Océanie interpellent l’ASEAN et le PIF dans leur cœur de métier. Ils suscitent des interrogations sur la capacité de réponse collective face à une attaque surgissant très brutalement. Ils questionnent le bienfondé de certaines décisions de gouvernance des États. Et ils éclairent d’une lumière crue les compétitions stratégiques entre grandes puissances, à commencer par celles opposant dans la région I-P la Chine aux États-Unis. On ne saurait d’ailleurs oublier que les interactions « santé » I-P ne concernent pas seulement les administrations civiles. Le communiqué conjoint des ministres de la défense de l’ASEAN du 19 février 2020 à Hanoï l’a rappelé en soulignant que la Covid-19 affecte la sécurité régionale et la stabilité, et qu’en conséquence il impose des coopérations dans le domaine de la médecine militaire auxquelles pourvoiront le Centre de médecine militaire de l’ASEAN, la Conférence des chefs de médecine militaire de l’ASEAN ou encore le Groupe de travail des experts sur la médecine militaire de la réunion des ministres de la Défense de l’ASEAN (ADMM+) présidé de 2020 à 2023 par le Brunei et l’Australie. Une dimension militaire qui n’échappe pas au Pacifique insulaire comme en témoignent les réflexions engagées par les quelques États de la région ayant des forces armées.
Le retour des grandes puissances dans l’ordonnancement du multilatéralisme Asie-Pacifique
Pour deux organisations nées au tournant des années 1970, dans la continuité des processus de décolonisation et soucieuses d’être équidistantes des « grandes puissances », et ayant rassemblé depuis quelques années seulement en leurs seins tous les membres escomptés de « leur » famille, elles voient simultanément leurs États membres (ré)apparaître dépendants des puissances tutélaires d’hier. Les plus pauvres ont eu recours à leurs laboratoires d’analyses, leurs infrastructures de transport, leurs financements bilatéraux ou multilatéraux pour mettre à niveau, aussi vite que possible, leurs capacités de santé voire relancer leurs économies entrées en récession brutale et durable.
L’anxiété politique face à une crise sanitaire pouvant rapidement dégénérer en troubles sociaux et politiques a incité les dirigeants du cœur et de l’orient de l’aire indo-pacifique a cherché des appuis tous azimuts. Tout en mobilisant leurs institutions historiques, ils n’ont pas hésité à s’appuyer aussi sur des organisations (sous-)sous-régionales dont ils se sont dotés au fil des dernières décennies. Mais en ayant recours à cette double dynamique, tout en proclamant la centralité du multilatéralisme de l’ASEAN et du PIF, ils la « déconstruisent » ou tout au moins la « fragilisent ». C’est tout particulièrement vrai pour l’Asie du sud-est. Cet affaissement redonne, toutes choses égales par ailleurs, une emprise aux puissances extérieures sur les institutions régionales et les États. Il a tendance à rendre plus attrayants des concepts géo-institutionnels élargis tels ceux faisant référence à l’Indo-Pacifique ou aux Routes de la soie (BRI). En creux, il montre aussi toute la pertinence du système multilatéral onusien. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est en réalité en I-P sans rivale, même si elle a adopté un découpage géographique d’action très singulier. Au mieux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la santé publique a été appelée dans la région I-P à constituer un département des institutions transnationales dont les États se sont dotés (ex. Communauté du Pacifique, CPS) ou à s’ajouter aux préoccupations principales antérieures (ex. la création de la Task Force santé de l’APEC en 2003 après la crise du SRAS). Ailleurs, les questions de santé ont été traitées par les institutions au travers des mises en réseaux, des programmes d’action de moyen terme ou encore des séminaires récurrents. Ces mécanismes ont eu vocation à associer appareils d’État et experts de la société civile, à l’image des réunions annuelles de haut niveau Asie-Europe (ASEM) sur la communication des risques pour les urgences de santé publique. Des approches plus politiques, plus gouvernementales ont été cependant développées. Elles ont nécessité de bâtir une véritable architecture politico-administrative d’échanges réguliers mais elles se sont révélées très peu intégratrices. Une leçon que devrait tirer l’ASEAN alors que l’association est confrontée depuis le début du millénaire à des affections contagieuses meurtrières à l’échelle régionales (SRAS (2003), H5N1 (2008), H1N1 (2009). Des rencontres périodiques se tiennent toutefois mais selon des fréquences relativement espacées. Dans le cas des réunions des ministres de la Santé de l’ASEAN ou du Pacifique occidental, elles sont biennales bien qu’elles aient été instaurées depuis longtemps déjà : respectivement en 1980 et en 1995. Dans ce contexte, le travail régionalisé le plus interactif se tient au niveau des hauts fonctionnaires sur une base annuelle (pré-SOM, SOM) ou de groupes de travail. Ce mécano demande pour être réellement fonctionnel de constantes impulsions politiques. C’est pourquoi les termes des rencontres au sommet sont connus longtemps à l’avance, ainsi que les États pilotes. Par exemple, dès la réunion des ministres de la Santé du Pacifique occidental à Papeete en 2019, il était acquis que les prochaines échéances se tiendraient pour la 14e conférence ministérielle au Tuvalu en 2021 et pour ce qui concerne la 15e aux Tonga en 2023. Du côté sud-est asiatique, la tâche a été confiée à l’Indonésie pour l’ASEAN et à la Thaïlande pour ce qui concerne les échanges au sein de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique). Ces métronomes ne peuvent pas faire oublier la grande difficulté à articuler les travaux ministériels techniques avec ceux des chefs d’État et de gouvernement.
Et si les petits États insulaires disposaient d’un multilatéralisme régional plus solide que leurs dix voisins aseaniens ?
Bien qu’ayant affiché historiquement des approches comportementales similaires (ASEAN Way – Pacific Way), paradoxalement, c’est au sein de l’organisation perçue généralement comme la plus mature que l’inertie est la plus flagrante. L’ASEAN a fait sien le défi de la Covid-19 mais apparemment sous la pression de ses trois principaux partenaires occidentaux (Europe, États-Unis), d’Asie du nord-est (Chine, Corée, Japon) mais aussi du fait des initiatives chinoises à l’échelle plus cirocnscrite de l’Asie du sud-est continentale (ex. Coopération Lancang – Mékong (LMC). En situation de crise majeure comme celle perpétrée par la Covid-19, on assiste à peu de volonté collective aseanienne à mobiliser les mécanismes établis.
Alors que l’ASEAN avec ses mécanismes « ASEAN+X » se veut, depuis trente ans, le cœur battant du régionalisme asiatique et des relations de l’Asie avec le reste du monde, la prévention et la lutte contre la Covid-19 démontrent que le multilatéralisme asiatique se décline, de plus en plus souvent, comme l’équation « X+ASEAN », comme si faute de leaders nationaux d’envergure mondiale, à la différence du passé (ex. Lee Kwan Yew, Dr.Mahathir, Suharto, Thaksin Shinawatra…), de projets géopolitiques nouveaux, de maîtrise des clubs « ASEAN+X » institués, et de volontés collectives, l’ASEAN se réduit dorénavant à devoir être, dans des schémas multilatéraux « X+ASEAN », un « simple » appui aux puissances installées (États-Unis, Japon, Russie) ou émergentes (Chine, Inde, Union européenne). Il est d’ailleurs à noter que ses deux structures les plus englobantes (APEC, sommet de l’Asie de l’est, EAS) n’ont pas joué jusqu’ici le moindre rôle. Pourtant l’une comme l’autre avaient, elles aussi, quelques raisons à faire valoir. Après la crise du SRAS, l’APEC instaura une Task Force santé en 2003 avec des groupes de travail. Quant à l’EAS, au point 4 de son master plan « 2018-2022 » figure une longue liste de domaines de coopérations possibles dans la lutte contre les pandémies. Son dernier sommet en date, le 14e du nom (4 novembre 2019), mentionnait même au point 13 de sa déclaration finale un appel à la coopération régionale pour renforcer la préparation et la riposte aux pandémies.
C’est à un véritable revirement de l’attractivité de l’ASEAN à laquelle nous assistons. La faiblesse des approches communes pour faire face à la Covid-19 en rend compte. L’Association sud-est asiatique a limité son approche opérationnelle à une fonction essentiellement tribunitienne, sans de réelles traductions dans les politiques publiques et la mise en œuvre d’actions collectives. A contrario, le PIF a non seulement énoncé une base juridique précise à sa lutte contre la propagation de la pandémie (cf. le recours pour la 3e fois de l’histoire à la déclaration de Biketawa en 2000), mais il a aussi élaboré une architecture de mise en œuvre. Un groupe ministériel d’action en a découlé. Il rassemble un noyau de sept États membres (Australie, Fidji, Marshall, Nauru, Nouvelle-Zélande, Tuvalu, Vanuatu) autour des ministres des Affaires étrangères. Il pilote un programme spécifique de soutien (Parcours humanitaire du Pacifique sur la Covid-19, PHP-C). L’action est coordonnée à l’échelle régionale au travers d’une Task Force, rassemblant les autres organisations océaniennes (Conseil des organisations régionales du Pacifique, CROP), l’Organisation mondiale de la santé et les Partenaires de dialogue du Forum. Autrement dit, le PIF a mieux dirigé « sa » réponse régionale que l’ASEAN. Sa secrétaire générale Dame Meg Taylor s’est d’ailleurs montrée beaucoup plus présente dans les médias que son alter ego brunéien Lim Jock Hoi. Il a surtout apporté matériellement une aide à ses membres. Grâce à un financement extérieur, il a pu livrer 50 000 masques et 20 000 protections individuelles aux États et territoires qui ont fait appel à son aide (Fidji, Nouvelle-Calédonie, Papouasie Nouvelle-Guinée, Polynésie française). En appui, pour un des secteurs les plus critiques des économies insulaires, l’organisation régionale dédiée au tourisme (SPTO) a, elle, créé un Pacific Wave Recovery Fund et établit une stratégie de redressement (13 mai 2020). De son côté, la Commission des pêches du Pacifique central et occidental a pris des mesures très concrètes pour maintenir l’activité, même si celles-ci sont ont pu être décriées par les ONG. Du côté aseanien, les réponses « économiques » ont été pour le moins modestes. Depuis le début de l’année, les ministres de l’Économie ne se sont retrouvés qu’une seule fois (10 mars 2020) et c’était avant la proclamation de la pandémie. Quant aux mesures prises, elles n’ont aucun caractère entraînant. Celles qui ont été énoncées au titre de l’ASEAN+3 ne l’ont pas été beaucoup plus. Comme si l’ASEAN n’avait à se préoccuper que de questions alimentaires, la mesure phare fut de pouvoir recourir aux réserves d’urgence de riz (APTERR). Au mieux, les dispositifs économiques régionaux activés permettent des échanges d’informations entre États membres. La peur de manquer d’aliments est, de ce point de vue, un moteur puissant. C’est pourquoi la réunion des ministres de l’Agriculture (15 avril 2020) a souligné le caractère stratégique à la veille de la saison des pluies du système d’information sur la sécurité alimentaire de l’ASEAN (AFSIS) et du Conseil de réserve de la sécurité alimentaire de l’ASEAN (AFSRB). Dans ce contexte, le narratif régional semble inchangé, comme si la Covid-19 n’était pas passée par là. Cela est manifeste dans les conclusions adoptées par la 29e session du Comité de négociation du Partenariat économique régional global (RCEP) qui a proclamé le 22 avril dernier que le RCEP sera finalisé d’ici la fin de l’année. Ni sur le plan macroéconomique, ni dans les domaines sectoriels, des mesures aseaniennes saillantes n’ont frappé les esprits. La réunion des ministres du Tourisme par vidéoconférence (29 avril 2020) ne s’est pas montrée conclusive en quoi que ce soit. En outre, il n’est pas certain, contrairement à ce qui est officiellement affiché par les autorités régionales, que l’équipe de communication de crise de l’ASEAN pour le tourisme (ATCCT) soit à même, le moment venu, d’aider à une coordination des mesures à adopter pour la circulation des voyageurs à destination ou depuis la région, au mieux fera-t-elle comme le 11 février dernier une communication sur les dispositifs nationaux. On est loin des échanges diplomatiques très opérationnels conduits dans le cadre de la mise sur pied d’une « bulle Pacifique » dans laquelle pourrait évoluer les touristes océaniens. Le Pacifique-insulaire semble avoir engagé des coopérations pour faire face alors que les institutions agrégeant les États membres de l’ASEAN donnent l’impression d’en être encore aux diagnostics et aux temps de la réflexion, comme d’ailleurs la plupart des institutions économiques dédiées à la vaste région asiatique, à l’instar de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie et le Pacifique (ESCAP).]], le Conseil de coopération économique du Pacifique ou encore le Conseil économique du bassin Pacifique.
Le Forum des îles du Pacifique a non seulement su apporter une réponse concrète à ses membres mais en parfaite synergie avec les autres organisations multilatérales de la région (ex. Incident Management Team, IMT). Son PHP-C est en exacte résonnance avec les plans d’action édictés par les bureaux de l’OMS à Apia et Suva mais aussi les efforts de renforcement de capacités conduits par la division « santé » de la Communauté du Pacifique (SPC). Il est vrai qu’à la différence de l’Asie du sud-est, le Pacifique-océanien dispose depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’un véritable instrument multilatéral de coopération dont le siège est à Nouméa. Certes, en matière de santé, ses moyens sont réduits. Ils se sont même contractés ces dernières années, du fait du recentrage sectoriel des aides au développement de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Cependant, la SPC incite les plus hauts dirigeants du Pacifique à adopter collectivement des décisions en matière de santé publique.
Comme en témoignent les communiqués finaux des retraites annuelles des chefs d’État et de gouvernement du Pacifique, les questions de santé sont très régulièrement abordées. Il en a été ainsi, par exemple, au cours des cinq dernières années. Les soucis communs face aux maladies non-vectorielles (2016, 2017, 2018), l’égalité des genres dans l’accès aux services de santé (2015), les retombées des essais nucléaires (ex. 2016, 2017, 2018, 2019) ou les vestiges de la Seconde Guerre mondiale ont fait l’objet de mentions particulières. La santé, notamment des populations les plus vulnérables, a été évoquée avec inquiétude et comme une conséquence de la dégradation de l’environnement et de l’océan (ex. 2016). Ces attentions sont, pour partie, dues aux bonnes articulations administratives « PIF – SPC », au poids des acteurs non gouvernementaux sur les institutions mais aussi à l’accès direct et fréquent des Secrétaires généraux des institutions multilatérales océaniennes aux chefs de gouvernement. Il s’agit de mécanismes incitatifs qui n’existent pas en Asie du sud-est ; le secrétaire général de l’ASEAN n’est pourtant pas d’un niveau hiérarchique plus faible que son homologue du PIF. Au cours des vingt dernières années, les deux organisations ont connu cinq secrétaires généraux. Dans l’un et l’autre cas de figure, on eut à dénombrer qu’un seul ministre et une majorité de diplomates de carrière.
Puisque ce n’est pas la capacité du secrétariat qui est en cause, l’absence récurrente de toute mention aux enjeux sanitaires démontre le peu d’attention aux questions sociales des responsables aseaniens alors qu’elles sont au cœur des démarches des rapprochements régionaux dans les trois aires du Pacifique-océanien comme en témoignent leurs prises en compte dans tous les forums, y compris ceux du micro-régionalisme comme les sommets micronésiens (MIS), du Groupe du fer de lance mélanésien (MSG) ou du Groupe des dirigeants polynésiens (PLG). Les dirigeants insulaires sont incités sur les questions sanitaires du fait de l’architecture des institutions régionales et des synergies institutionalisées entre elles mais aussi du fait de l’extérieur. Les sommets de l’ASEAN ne sont pas l’occasion d’interactions physiques avec des dirigeants extérieurs à la région, à la notable exception de l’ASEAN Regional Forum (ARF) consacré aux questions de sécurité. Il n’en est pas de même dans le Pacifique. Les rassemblements océaniens des chefs d’État et de gouvernement océaniens, dont bon nombre cumulent les plus hautes fonctions exécutives avec celles de ministre des Affaires étrangères, sont l’occasion de manœuvres pour rechercher des appuis pour faire accéder telle ou telle personnalité aux plus hautes responsabilités mondiales, et ces dernières années tout particulièrement dans les domaines de la santé. Ainsi, Philippe Douste-Blazy fit le voyage jusqu’à Palikir (Micronésie) en 2016 pour s’entretenir en tête-à-tête avec les chefs d’État et de gouvernement océanien du PIF pour expliquer sa candidature à la tête de l’OMS. De la même manière, le directeur général de la Communauté du Pacifique, Colin Tukuitonga (Niue), affronta son rival nippon le Dr Takeshi Kasai en marge du sommet du PIF à Nauru en septembre 2018 pour le poste de responsable de l’OMS pour le Pacifique occidental. La santé est un théâtre parmi d’autres des batailles d’influence que se livrent régulièrement les États dans les forums multilatéraux. Ces affrontements diplomatiques empruntent de nombreuses voies pour faire pencher la balance, y compris celle des organisations (sous-)régionales. Ainsi, le siège de Manille ne fut pas attribué en 2018 au ressortissant de Niue car Tokyo aurait, selon certains, joué de son aide au développement en échange du soutien à son candidat, rompant l’accord tacite auquel étaient parvenus en 2017 les dirigeants du PIF pour qu’un Océanien prenne la tête du bureau régional de l’OMS installé aux Philippines. Pour des raisons tactiques ou stratégiques, les questions de santé appartiennent au répertoire des discussions océaniennes alors que ce n’est pas le cas pour les États membres de l’ASEAN.
En outre, face à une menace soudaine, imprévue, le PIF s’est montré plus efficient, plus réactif que l’ASEAN, car ses membres, bien que connaissant une plus grande instabilité gouvernementale que l’Asie du sud-est, inscrivent leurs démarches dans une volonté plus immédiatement coopérative. Ils ne limitent pas leurs actions à leur reconnaissance sur la scène internationale. Les Océaniens semblent avoir construit un multilatéralisme d’action quand les Aseaniens l’ont bâti comme un outil de reconnaissance collective et de rapprochements internes à vocations limitées. Le multilatéralisme océanien se fonde pour faire face aux défis « vitaux », celui de l’ASEAN en fonction d’intérêts stratégiques, politiques ou économiques particuliers. Pour les Océaniens, les enjeux de santé sont liés à d’autres, tout aussi primordiaux, comme la sécurité alimentaire ou environnementale.
Un multilatéralisme menacé de l’extérieur ?
Les vides « santé » et « social » de l’ASEAN ont pour conséquence non seulement de faire apparaître l’organisation comme particulièrement « lente » quand elle est confrontée pour la première fois comme le PIF à une crise qui touche tous ses membres, mais aussi d’offrir à des acteurs extérieurs une influence plus directe sur son action. Bien que le virus est venu de Wuhan, la lutte contre la Covid-19 a, de facto, constitué une « aubaine » stratégique pour l’environnement. Elle a offert notamment à la République populaire de Chine (RPC) la possibilité d’organiser un nouvel espace multilatéral à sa main. Pékin se fait aujourd’hui le chantre de l’élaboration de « Routes santé de la soie ». Le projet n’est pas pour autant totalement nouveau. Il a été énoncé dès août 2017 par le directeur général de l’OMS en personne, pour « faire face aux épidémies complexes, aux pandémies et aux désastres ». Cependant, dans l’espace conceptuel de la Belt and Road Initiative, le multilatéralisme chinois s’est traduit essentiellement à travers des coopérations bilatéralisées.
Étant entrée plus tôt et entendant sortir plus tôt des affres de la Covid-19, la RPC sollicite les institutions régionales en même temps que les États. Dans la région Indo-Pacifique, la Chine est à la fois extérieure à l’ASEAN et au PIF (partenaire de dialogue) et un partenaire du multilatéralisme (ASEAN+1 ; C-PIC). Elle finance les deux institutions, même celle dont plusieurs de ses membres continuent d’entretenir des relations diplomatiques avec Taïwan. La Covid-19 accorde la possibilité de consolider les mécanismes de concertation au plus haut niveau « Chine-ASEAN », « Chine-PIF », de les doter de fonds spécifiques et d’être des plateformes « narratives » (ex. contestation de la responsabilité originelle d’un laboratoire de Wuhan, leadership de Xi jinping et du PCC, inutilité d’associer Taiwan à l’OMS, etc.) notamment pour parler du futur (ex. coopérations scientifiques et éducatives, accès privilégiés à des biens de première nécessité, etc.). Fait nouveau, la RPC mobilise ouvertement dans sa stratégie d’entrisme les entrepreneurs autochtones « chinois » et des sociétés privées du continent, en premier lieu le groupe Ali Baba. Situation d’autant plus singulière que l’ASEAN et le PIF entretiennent en propre des liens pour le monde ténus avec les milieux d’affaires, en dépit des instruments multilatéraux qui leurs sont dévolus depuis longtemps (cf. APEC-PECC ; dialogue annuel de la troïka du PIF avec le Pacific Islands Private Sector Organisation, PIPSO).
La lutte contre la Covid-19 permet de voir une diplomatie chinoise enserrant les institutions régionales Asie-Pacifique de l’intérieur par des partenariats privilégiés avec des États relais (ex. Thaïlande-Cambodge, Fidji-Samoa) et par l’extérieur, au travers de dotations ou de liens particuliers voire de circonstance avec les organisations régionales (cf. ASEAN-China Health Ministers’ Meeting (ACHMM), ASEAN-China Senior Officials’ Meeting on Health Development (ACSOMHD), ASEAN-China MOU on Health Cooperation-China-Pacific Island Countries anti-COVID-19 Cooperation Fund). Cette stratégie « englobante » n’est pas le propre de la RPC, elle existe aussi chez d’autres États, parmi les plus grands (cf. l’instauration depuis deux ans des sommets États-Unis-ASEAN et États-Unis-Micronésie / États-Unis-Océanie) mais aussi des partenaires plus lointains au sens géographique (ex. Cuba, Israël, Maroc, etc.). Elle permet un multilatéralisme sans institution permanente. Elle n’est pas tant impulsée par le plus puissant des États, qui est aussi le principal bailleur de fonds, que par un rituel de réunions régulièrement organisées dans le temps et prévues longtemps à l’avance. Cette rythmique a offert au fond aux États insulaires du Pacifique une plus grande multi-vectorialité qu’à l’ASEAN et cela en dépit de la volonté de cette dernière d’instituer de nombreuses assemblées transcontinentales de dialogue (ex. ACD, EAS, FEALAC, etc.), qui ont toutes peiné à trouver leur agenda, pour ne pas dire leurs raisons d’être. Ces stratégies ont eu toutefois pour effet d’importer dans les institutions multilatérales régionales Asie-Pacifique les rivalités de puissances. Elles ont affaibli les institutions dans leurs capacités à agir collectivement, particulièrement dans les enceintes mondialisées, voire à propager leurs valeurs communes. Ironie de l’histoire, la Covid-19 n’a pas rapproché les structures ordonnançant l’Asie de celles du Pacifique. Les dialogues « ASEAN+3 » ou l’APEC n’apportent pas plus d’importance aujourd’hui au Pacifique-océanien qu’hier, alors que le coronavirus a importé la majorité de ses cas de l’Ouest.
En attendant un éventuel rapprochement Indo-Pacifique, voire plus d’interactions Asie-Pacifique, force est de constater que les dirigeants du Pacifique insulaire expriment une vision plus commune du monde de demain, des démarches qu’il impose(ra) collectivement pour y répondre. Les dirigeants océaniens, bien plus que leurs homologues d’Asie du sud-est, disposent d’institutions pour véhiculer régionalement et mondialement leurs messages. Il est vrai que leurs préoccupations internes sont plus articulées que celles des Aseaniens avec l’agenda mondialisé. Enfin, les diplomaties des insulaires sont fondamentalement multilatéralisées pour leur assurer de se faire entendre. Plus que tous, ils ont besoin de faire « bloc ». Ils s’y consacrent, tant il est rare d’assister dans le Pacifique à des sommets interétatiques sur un format « 1+1 », même entre États immédiatement riverains. Mais si le PIF se montre plus collectif que l’ASEAN dans son approche du Covid-19, c’est aussi que la menace sanitaire par le coronavirus est vécue dans le Pacifique de manière plus existentielle qu’en Asie du sud-est et que les menaces existentielles en Océanie sont perceptibles depuis plus longtemps, du fait notamment des effets du changement climatique.
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