On explique souvent la baisse de la participation électorale et l’hémorragie militante des grands partis par le « rejet des élites » et la « crise du résultat », mais le décalage idéologique grandissant entre l’offre idéologique disponible et les aspirations profondes du pays est tout aussi important pour expliquer le désenchantement démocratique que nous connaissons. Retour avec la directrice de l’Observatoire de l’opinion sur ces mouvements durables de la société qui expliquent cette séquence électorale « chamboule-tout ».
En matière d’idéologie comme en économie, certains croient fermement à la politique de l’offre, d’autres à la politique de la demande. Les discours tenus par les médias, partis, institutions façonneraient l’opinion (politique de l’offre). Ou, à l’inverse, les responsables politiques ne seraient élus et les médias écoutés que dès lors qu’ils feraient écho à des opinions/convictions pré-existantes dans la société. Comme en économie, cette opposition est pourtant largement artificielle : les études d’opinion, les recherches en sciences sociales ou cognitives ont montré depuis longtemps que si le « bas » faisait le « haut » (demande), le « haut » n’en influençait pas moins le bas de multiples manières.
Pour s’en convaincre, il suffit de constater à quel point l’effet « d’agenda » (thèmes politiques abordés pendant une campagne) a pesé lors des dernières échéances, tant britannique que française. En Grande-Bretagne, on annonçait un vote sur le Brexit et le leadership de l’Europe, et Jeremy Corbyn (avec l’aide involontaire de Theresa May) a réussi à imposer d’autres sujets, comme celui des services publics. En France, on annonçait une campagne sur l’identité, émaillée de débats sur le burkini et le halal à la cantine, mais les candidats (Benoît Hamon pendant la primaire, puis Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon) ont réussi à éviter de s’enliser dans les thèmes favorisant leurs adversaires (quand a-t-on réellement débattu de la crise migratoire ? Très peu en dehors des quelques débats télévisés entre tous les candidats) et à faire souffler un vent d’optimisme dans le pays.
Reste qu’en général, c’est du « bas » que viennent les mouvements les plus profonds et durables. Le « dégagisme » était perceptible dans les enquêtes d’opinion bien avant que les « leaders d’opinion » et autres « influenceurs » – qui pour certains l’ont habilement récupéré à leur profit – ne le perçoivent. Emmanuel Macron n’a pas « créé » le besoin de croire à nouveau en l’avenir, ou l’envie de retrouver notre fierté nationale, de résister tant à l’hystérie des extrêmes qu’à l’enlisement promis par le statu quo : il les a captés et en a fait une force capable de le propulser jusqu’à l’Élysée.
Pourquoi est-ce important pour comprendre ce qui est à l’œuvre avec la « décomposition » politique qui se déroule sous nos yeux ? Parce que c’est dans cette interaction entre offre idéologique et aspirations profondes du pays que les partis politiques se construisent et meurent. Nos institutions, notre mode de scrutin, les méthodes de financement des partis politiques… : tous ces éléments ont contribué à maintenir depuis des années et de manière artificielle une « carte » politique de plus en plus décalée par rapport à la société et à ses aspirations. Faute d’offre nouvelle (Emmanuel Macron étant le seul à avoir surmonté la « barrière à l’entrée » que constitue le mode de financement des partis, au prix d’une transgression dangereuse puisqu’il lui a fallu assumer de réclamer de l’argent au privé dans un pays où le rapport à l’argent reste problématique), les Français continuaient tant bien que mal à entrer, élection après élection, dans les cases existantes. Avec de plus en plus de difficulté. Car on explique souvent la baisse de la participation électorale et l’hémorragie militante des grands partis par le « rejet des élites » et la « crise du résultat ». Mais le décalage idéologique grandissant entre l’offre disponible et la demande réelle exprimée par le pays est tout aussi important pour expliquer le désenchantement démocratique que nous connaissons.
Au lieu de se demander s’il est normal que Benoît Hamon appelle à voter pour la candidate France insoumise opposée à Manuel Valls, de reprocher à ce dernier d’avoir soutenu Emmanuel Macron, ou encore à Thierry Solère de vouloir voter la confiance au gouvernement, on ferait mieux de se poser les bonnes questions. Pourquoi la droite modérée et libérale a-t-elle refusé de voter la loi Macron? Pourquoi, alors qu’ils sont manifestement d’accord sur l’essentiel, Jean-Luc Mélenchon, Cécile Duflot et Benoît Hamon n’ont-ils jamais réussi à construire une offre politique qui correspond pourtant à un courant réel dans le pays?
Peut-être qu’au fond, le big bang imposé par Emmanuel Macron aura le mérite de remettre les choses à l’endroit: au lieu de vouloir faire rentrer les électeurs dans des cases qui n’ont plus aucun contenu idéologique clair et cohérent, partons du bas pour reconstruire le haut.
On peut espérer qu’au cours des prochains mois, et à la faveur des scrutins à venir, le mouvement de réalignement entre le pays et les partis – encore loin d’être achevé, car les courants qui traversent la France ne pourront jamais se résumer à l’idéologie portée par La République en marche – se poursuive. C’est peut-être la seule voie possible pour sortir de notre « essoufflement démocratique ».