Quelle lecture faire du rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne ? Pour Pervenche Berès, administratrice de la Fondation Jean-Jaurès et ancienne députée européenne, il constitue une pièce maîtresse sur laquelle Ursula von der Leyen pourra s’appuyer pour son nouveau mandat. Mais pour en faire un levier géostratégique, sa mise en œuvre devra conjuguer innovation, décarbonation et sécurité, et ne pas oublier la question sociale.
Le rapport Draghi sur la compétitivité européenne1The future of European competitiveness, Bruxelles, 9 septembre 2024. s’annonce comme une pièce maîtresse de la nouvelle mandature européenne. Son message est un diagnostic géostratégique clair : l’Union européenne (UE) doit redresser sa situation en termes d’innovation, de décarbonation et de sécurité, dans un contexte de rivalité accrue avec les États-Unis et la Chine. Mario Draghi fait du retard de compétitivité et de productivité de l’UE un enjeu géostratégique et politique.
Le rapport est séduisant en ce qu’il pense l’UE dans son ensemble, par le haut ; il n’est pas l’addition des demandes d’États membres. On peut le lire comme le complément, la mise en cohérence ou le correctif à apporter au plan de relance NextgenerationEU. Cette approche devra être déclinée pour définir un cadre de négociation et pour démontrer, pour chaque pays européen, la valeur ajoutée économique et sociale des propositions ainsi que leur contribution à la réduction des divergences entre États membres, dans l’esprit et une approche tels que Jacques Delors les concevaient.
Les questions soulevées par le rapport Draghi doivent être examinées dans la dynamique qu’il crée en s’appuyant sur les atouts de l’UE pour gagner utilement la bataille de la compétitivité.
Les premières réactions de certains États membres ont porté sur deux propositions : le recours à la dette pour financer les besoins d’investissement et la simplification. Contre l’endettement commun, sans surprise, on retrouve ceux hostiles au renouvellement de ce qui a permis de financer NextgenerationEU alors que Mario Draghi démontre l’enjeu d’une telle proposition, parmi d’autres, pour financer les investissements indispensables. Ils sont aussi parmi les 20 États membres qui ont immédiatement soutenu l’appel à la simplification de Mario Draghi et souhaité « aller au-delà de la réduction annoncée de 25% des exigences en matière de reporting2Non-paper on Priorities for the new Commission in the Single Market, 20 septembre 2024. ».
Ceci donne un avant-goût de la bataille qui s’ouvre. Quelles sont les chances de succès de ce rapport dont le cri d’alarme fait consensus ? Le risque est double : celui de ne rien faire et celui de ne faire que cela.
Un mandat large, une interprétation industrielle
Annoncé dans le discours sur l’état de l’Union de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 13 septembre 2023, le mandat du rapport est formalisé lors de la réunion du collège du 3 octobre suivant sur une base très large, puisqu’il ne porte pas d’autre définition que « le futur de la compétitivité européenne ». Sous la plume de Mario Draghi, il se concentre sur la politique industrielle européenne déclinée autour de dix secteurs3L’énergie, les matières premières critiques, le numérique et les technologies avancées, les industries à haute intensité énergétique, les technologies propres, l’automobile, la défense, l’espace, la pharmacie et le transport.. Pour la famille progressiste, qui appelle depuis longtemps à une stratégie d’investissement public et privé et à une véritable politique industrielle à côté de la politique de la concurrence, cette approche est une invitation essentielle à un changement de cap de l’UE que l’élection aux États-Unis de Donald Trump rend encore plus nécessaire. En amont, en juin 2023, le Conseil européen avait confié à Enrico Letta la rédaction d’un rapport sur le marché intérieur. Ce dernier remet son rapport, Bien plus qu’un marché, en avril 2024. Il faut lire ces deux rapports ensemble, en intégrant le contrat social européen, pour gagner la bataille de la compétitivité.
Ce n’est pas la première fois que l’UE s’interroge sur sa compétitivité. En 2000, elle se dotait de la Stratégie de Lisbonne qui devait lui permettre de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Sa mise en œuvre souffrira pour l’essentiel de la faiblesse de l’outil proposé, la méthode ouverte de coordination. En 2010, le rapport Monti intitulé Une nouvelle stratégie pour le marché unique au service de l’économie et de la société européennes propose d’approfondir le marché intérieur européen tout en progressant sur les volets de la fiscalité et du social ; il se heurtera à l’urgence de la gestion de la crise des dettes souveraines.
Ces deux précédents proposaient une approche holistique avec une sensibilité aux sujets de gouvernance et d’acceptabilité économique, territoriale et sociale. Le rapport Draghi est holistique dans une perspective industrielle en proposant les passerelles opportunes, plutôt qu’une approche en silo, pour les politiques industrielles, de la concurrence ou du commerce extérieur. La traduction du rapport en initiatives concrètes devra s’articuler avec les objectifs de l’UE tels que définis à l’article 3 du Traité de l’UE (TUE)4« 1. L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples. 2. L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d’asile, d’immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène. 3. L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen »..
Pour gagner la bataille de la compétitivité, l’UE devra aussi s’appuyer sur les atouts de son modèle social et sur sa réponse originale et forte au défi de la transition vers un nouveau modèle économique plus soutenable. Elle pourrait aussi utilement développer le concept proposé par Enrico Letta dans son rapport pour une cinquième liberté5À côté des quatre libertés du marché intérieur : libre-circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. qui « devrait englober plusieurs domaines, dont la recherche, l’innovation, les données, les compétences, la connaissance et l’éducation. L’intégration de la cinquième liberté dans le cadre du marché unique renforce son rôle de pierre angulaire de l’intégration européenne. Elle permettrait de transformer les connaissances dispersées, les fragmentations et les disparités existantes en opportunités unifiées de croissance, d’innovation et d’inclusion ».
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Abonnez-vousCalendrier et gouvernance
En termes de calendrier, le mandat initial de Mario Draghi était fixé au 31 juillet 2024, son rapport est publié le 9 septembre, soit une semaine avant la présentation par la présidente de la Commission européenne du nouveau collège des commissaires. Ce décalage renforce le caractère structurant du rapport puisqu’il permet de coller aux souhaits d’Ursula von der Leyen quant à l’interprétation du résultat des élections européennes et à l’orientation de son futur mandat.
Sur la gouvernance proposée, au-delà de la création d’un « cadre de coordination de la compétitivité », le rapport renvoie pour l’essentiel à l’existant (subsidiarité, passage à la majorité qualifiée, coopération renforcée). Il pourrait être utilement complété en reprenant les propositions du rapport du Groupe des douze6Naviguer en haute mer : réforme et élargissement de l’UE, 18 septembre 2023. qui traitent de manière renouvelée ces questions.
L’articulation du « cadre de coordination de la compétitivité » avec le semestre européen qui « se concentre uniquement sur la surveillance de la politique budgétaire, tandis que la coordination de toutes les autres politiques pertinentes pour la compétitivité de l’UE serait fusionnée dans un nouveau cadre de coordination de la compétitivité7The future of European competitiveness, Bruxelles, 9 septembre 2024. » devra être précisé pour favoriser l’effet multiplicateur potentiel des politiques budgétaires nationales. Il faudra veiller à ce que cet outil ne soit pas une nouvelle méthode ouverte de coordination dont on a pu observer l’inefficacité.
La proposition la plus frappante se trouve dans la seconde partie du rapport. Elle vise à accroître les pouvoirs de la Commission européenne, justifiée et légitimée par la gravité du diagnostic. Invoquant l’urgence de la situation, cette proposition préconise une extension de l’utilisation de l’article 122 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)8« 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise »., qui a été beaucoup utilisé sous le précédent mandat pour gérer la pandémie de Covid-19 et la crise énergétique. Cette question est l’une de celles traitées dans la déclaration commune du 21 octobre 2024, des présidentes de la Commission européenne et du Parlement européen, pour une révision de l’accord-cadre entre les deux institutions.
Chiffrage et enjeux de financement
Beaucoup d’encre a déjà coulé sur le chiffrage. Fallait-il le proposer ? Quelle est sa valeur pédagogique, au risque d’antagoniser le débat sur son montant ? « Un pays est grand quand il a un projet réfléchi, une méthode et une ambition, et non parce qu’il dépense beaucoup ! », dit Jean Tirole9Jean Tirole, « Donnons au plan Draghi la chance qu’il mérite », Le Monde, 20 septembre 2024.. Il faut aussi retenir ce qu’en dit Mario Draghi : « Ces chiffres sont des estimations relativement prudentes car ils n’incluent pas l’adaptation et la protection du climat qui, comme nous le voyons malheureusement à un rythme croissant, deviennent de plus en plus nécessaires, et ils n’incluent pas les investissements dans l’éducation et la formation des compétences qui seront nécessaires comme l’affirme le rapport »10« The future of European competitiveness: a conversation with Mario Draghi », Bruegel, 30 septembre 2024.. D’une certaine manière, il propose la synthèse entre ce qui a été fait au cours des deux précédents mandats de la Commission : la mobilisation de l’investissement privé par l’effet de levier de l’investissement public (le plan Juncker) et le grand emprunt (NextgenerationEU), en estimant qu’au départ l’investissement devrait être reparti à 50/50 entre le public et le privé.
Sur l’enjeu des marchés financiers, le rapport Draghi parle d’Union des marchés de capitaux (UMC) et ne reprend pas l’Union de l’épargne et des investissements développée par les rapports de Christian Noyer ou d’Enrico Letta et utilisée par la présidente de la Commission européenne dans le titre du portefeuille de la commissaire désignée en charge, mais il intègre une grande partie des recommandations faites dans ces deux rapports, notamment sur la relance de la titrisation. Sur la question du mode de financement, la nouvelle Commission européenne devra s’inspirer de l’ensemble des propositions sur la table pour la mobilisation de l’épargne des Européens. Il restera aussi, et ce sera sans doute un véritable défi que les progressistes devront soutenir, à changer fondamentalement une culture qui, depuis le passage à l’euro, a trop souvent conduit à un sous-investissement au sein de la zone euro et de l’UE ; en parallèle, il faudrait reprendre le débat sur la nécessité d’une capacité budgétaire propre accrue alors que s’ouvrira bientôt la négociation du prochain cadre financier pluriannuel.
Simplification : la tentation de la déréglementation et les règles de la concurrence
Ce sont les propositions qui risquent d’être les plus soutenues, en les isolant de l’objectif global, par certains États membres, et de susciter un fort lobbying dans un environnement où beaucoup veulent ralentir les efforts nécessaires à la transition durable. Elles risquent de conduire à une remise en cause en priorité du reporting en matière de durabilité (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD), une pièce pourtant essentielle pour réorienter l’investissement vers la décarbonation dont le rapport fait à juste titre un axe majeur de la bataille pour la compétitivité de l’UE. Il faut ici prendre en compte les propositions d’Enrico Letta qui incluent la mise en place d’un 28e régime11Outre les 27 régimes nationaux, le 28e régime établirait en option une législation commune aux entreprises ayant un siège social en Europe et dont les activités s’étendraient au-delà du marché national en tant que tel. et l’utilisation de règlements plutôt que de directives. On relèvera par ailleurs que le rapport multiplie des propositions « d’outils, de cadre » sans que l’on sache clairement la forme juridique qu’ils devraient prendre. Le travail important à entreprendre est sans doute celui de la mise en harmonie du corpus législatif existant alors que souvent celui-ci est construit pièce par pièce sans qu’une attention ou une énergie suffisante ait été accordée aux zones de recoupement conduisant à des incohérences, des doublons ou des difficultés d’interprétation. L’UE doit se souvenir que la grande crise financière est fille de l’autorégulation et qu’un marché qui fonctionne bien est un marché bien régulé ; elle a besoin de simplification là où celle-ci peut contribuer à une compétitivité bien comprise, non là où elle conduirait à une déréglementation dans une course vers le bas.
Le rapport fait aussi des propositions dans le domaine de la concurrence dont les règles sont régulièrement critiquées lorsqu’elles contredisent les projets de tel ou tel champion national pour étendre son emprise sur le marché intérieur, moins lorsqu’elles permettent de sanctionner les abus d’Apple ou de Google. En réalité, ce qui est en jeu, c’est l’émergence d’entreprises véritablement européennes, comme dans les secteurs des télécommunications et de l’énergie, sans oublier la santé, ainsi que le recommande le rapport Letta, alors que les préférences collectives européennes et les biens communs restent peu ou mal définis. C’est cela qui conduirait à une évolution de la définition du marché pertinent, et non l’inverse. Reste une question sur l’idée de contrôle ex post de la concurrence et sur sa pertinence pour le marché européen, y compris parce que dans des domaines moteurs de l’innovation, les autorités de la concurrence sont parfois intervenues trop tard au regard de la position dominante prise par certains acteurs, en particulier non européens.
La question sociale
Le rapport de Mario Draghi part de la nécessité de préserver le modèle social européen pour mobiliser autour d’un diagnostic alarmiste et proposer des solutions pour la compétitivité européenne. L’enjeu pour Mario Draghi est que l’UE rattrape la compétitivité des États-Unis tout en s’inscrivant dans une défense du modèle social européen. Faut-il rappeler combien le modèle social des États-Unis est inégalitaire, éloigné des normes européennes et sous haute pression ? Le bon fonctionnement du modèle social européen doit être pensé comme un élément de sa compétitivité même si, comme déjà mentionné, l’enjeu et le coût de l’investissement social (éducation, santé) ne sont pas pris en compte dans le chiffrage retenu par le rapport.
Il est aussi important de faire l’analyse du coût social de la transition ; Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz12Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, mai 2023. démontrent combien la transformation nécessaire est spontanément inégalitaire. L’ignorer serait faire l’impasse sur les enseignements à tirer du mouvement des « gilets jaunes » et serait une bombe à retardement qui interdirait d’atteindre les objectifs de compétitivité affichés mais aussi une menace pour la démocratie.
Pour gagner la bataille de la compétitivité, le rapport fait de la politique de formation professionnelle et du développement des compétences et des qualifications l’axe central de la politique sociale, pour permettre d’adapter la main-d’œuvre aux besoins de la productivité européenne. Préserver l’atout du modèle social nécessitera aussi, comme le propose le rapport Letta, de traiter des sujets de redistribution et d’inégalités, de pauvreté, de protection des travailleurs vulnérables – notamment ceux des plateformes, ou les travailleurs de l’économie informelle et les indépendants –, d’égalité de genre et de non-discrimination, des conditions du dialogue social et de négociation collective. En ce sens, la réaction de la Confédération européenne des syndicats (CES) au rapport est importante : « l’appel de la CES en faveur d’un changement majeur vers plus d’investissements européens a été soutenu par Draghi, mais les syndicats avertissent que des mesures spécifiques seront nécessaires pour garantir que l’investissement crée des emplois de qualité dans tous les secteurs et toutes les régions. (…) Nous appelons la présidente de la Commission européenne à convoquer un groupe de travail des partenaires sociaux pour discuter du rapport et de la voie à suivre13Renverser la tendance en matière d’investissement pour des emplois de qualité en Europe, CES, 9 septembre 2024. ».
Sur la question démographique européenne, le rapport indique que l’UE perdra, à l’horizon 2040, deux millions de travailleurs par an, et il propose de remplacer des travailleurs par des machines. Cette approche est cohérente avec l’absence de mention de l’immigration. Mario Draghi, outre le fait qu’il ne voulait sans doute pas froisser le gouvernement de Rome, en avait déjà donné la raison : « Dans des sociétés vieillissantes et dans un contexte de réticence à l’égard de l’immigration, il nous faut trouver ces compétences en interne14Discours à la Conférence de haut niveau sur le pilier européen des droits sociaux, Bruxelles, 16 avril 2024. ». Pourtant, « la contribution des travailleurs migrants à notre économie, notre système social ou à la soutenabilité des retraites est fondamentale15Pedro Sánchez, cité par Sandrine Morel, Le Monde, 28 septembre 2024. », comme le rappelait récemment le Premier ministre espagnol, Pedro Sánchez. Et si l’on veut comparer la compétitivité de l’Union européenne et celle des États-Unis, il est paradoxal d’ignorer cette question, quelle que soit la position que prendra la nouvelle administration aux États-Unis, tant elle joue un rôle clé dans ces derniers, que ce soit au regard de l’équilibre démographique, de la capacité d’attirer des talents ou de la main-d’œuvre peu qualifiée.
L’articulation que Mario Draghi fait entre son rapport et celui d’Enrico Letta est de considérer que celui-ci traite des sujets de marché intérieur sans qu’il soit besoin pour l’essentiel d’y revenir. Dans cet esprit, le concept développé par Enrico Letta du « droit de rester » (freedom to stay) est riche de réponses à des questions que l’UE doit résoudre. La nouvelle Commission devrait en faire un élément de sa feuille de route, car c’est aussi une proposition politiquement utile pour contrer les souverainistes. « La liberté de circulation et la liberté de séjour sont les deux faces d’une même médaille, deux piliers de l’intégration européenne qui se renforcent mutuellement et qui doivent être développés ensemble. Le marché unique devrait permettre aux citoyens de s’émanciper plutôt que de créer des circonstances dans lesquelles ils se sentent obligés de se délocaliser pour prospérer16Enrico Letta, Bien plus qu’un marché, 2024. », y compris les chercheurs. « La libre circulation est un atout précieux, mais elle doit être un choix et non une nécessité. (…) Les objectifs du marché unique devraient s’aligner sur la liberté de circulation ainsi que sur la liberté de rester dans la communauté de son choix. Des services d’intérêt général (SIG) accessibles, abordables et adaptables dans toutes les régions de l’UE sont essentiels pour garantir la liberté de séjour, ce qui nécessite un plan d’action pour des services d’intérêt général de haute qualité en Europe17Ibid..»
La cohésion territoriale et l’hétérogénéité européenne
« Depuis l’époque de Delors, il est largement admis que les efforts visant à approfondir ou à étendre le marché unique doivent s’accompagner d’actions au niveau de l’UE pour prévenir les déséquilibres économiques et sociaux majeurs », dit Enrico Letta dans son rapport. Cette question devra être déclinée autour des propositions de Mario Draghi qui partent de la base industrielle historique de l’UE. Il appartiendra à la nouvelle Commission européenne et aux chefs d’État et de gouvernement d’intégrer les enjeux de cohésion des territoires, de la capacité de la politique de cohésion à contribuer à l’innovation et à la mobilisation des acteurs sur le terrain.
Le regroupement proposé des programmes budgétaires européens devra aussi être examiné avec précaution dans le respect des enjeux démocratiques et en permettant le renouveau de la politique de cohésion dont les objectifs sont essentiels pour tenir l’UE, réduire les divergences entre les États membres et en leur sein comme le propose le rapport du groupe de haut niveau sur le futur de la politique de cohésion18Forging a sustainable future together, Cohesion for a competitive and inclusive Europe: report of the High-Level Group on the Future of Cohesion Policy, février 2024..
L’environnement au-delà de la décarbonation
Centré sur la compétitivité et le développement technologique, la mise en œuvre du rapport Draghi devra se combiner avec les impératifs d’une transition juste. La feuille de route européenne devra traiter de la sobriété et de la biodiversité, du coût social de la transition écologique, des mesures d’accompagnement nécessaires, de la formation professionnelle massive requise, des compensations qui s’imposent pour les secteurs et régions les plus touchés. La question du coût environnemental du développement de l’intelligence artificielle et l’évolution d’une comptabilité classique où le coût unitaire de la main-d’œuvre occupe une place de choix devront également être prises en compte. Dans cet esprit aussi devrait être traitée la question des plans de transition sur lesquels l’AEFR a produit un debate paper19Transition plans: ensuring their comparability, credibility and effectiveness to accelerate the low carbon transition, AEFR, 30 novembre 2024. éclairant.
Quant à la CSRD, elle devrait continuer, y compris au titre de la compétitivité et de l’enjeu du dérèglement climatique, à contribuer à la poursuite des objectifs de long terme que l’UE s’est fixés. Cela est d’autant plus important que cette législation, qui permet de développer une comptabilité en matière de durabilité, sert de référence pour d’autres parties du monde et contribue au leadership européen dans ce domaine.
La dimension extérieure et l’attrait de l’industrie de la défense
L’actuel Haut Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell20« Un bond en avant ? Le rapport Draghi et le futur géopolitique de l’Europe », Le Grand Continent, 25 septembre 2024., plaide pour adosser le rapport à une vision stratégique en matière de politique extérieure et de défense. Il estime que des solutions concrètes pour renforcer la capacité de l’UE à agir de manière cohérente et efficace sur la scène internationale doivent être proposées.
Il appelle à être vigilant sur deux points :
- « le risque existe que cet effort majeur d’investissement en interne se fasse au détriment de l’investissement européen public et privé à l’extérieur de l’Union. Ce qui dégraderait, in fine, notre position géopolitique21Ibid. » ;
- « Nous ne serons jamais en mesure de réaliser un véritable marché unique des équipements militaires tant que nous n’aurons pas une union politique beaucoup plus forte. (…) L’industrie – la porte d’entrée de la Commission en termes de compétences dans ce vaste domaine de la défense européenne – est bien sûr importante mais elle est très loin de le résumer. Et elle ne peut pas être l’approche déterminante sur le plan politique : l’industrie de la défense est un outil au service de la politique de sécurité de l’Union22Ibid. ».
On notera que les États membres les plus favorables à une stratégie industrielle de la défense se trouvent d’abord parmi les États dits frugaux.
Développer une vraie capacité d’investissement européenne, placer la justice sociale au cœur de la stratégie de compétitivité, faire du modèle social européen un avantage comparatif, assurer une transition écologique juste, renforcer la démocratie économique : ces éléments sont essentiels non seulement pour la justice sociale, mais aussi pour la légitimité démocratique et l’efficacité économique du projet européen. C’est en étant elle-même, en comptant sur ses propres forces sans chercher à accuser ou à imiter le modèle économique et social des États-Unis, que l’UE sera maîtresse de son destin, de sa souveraineté. Elle doit le faire sans obsession vis-à-vis des États-Unis tout en sachant, là où c’est utile, construire les passerelles possibles avec la Chine, notamment en matière de développement des objectifs de transition durable, domaine dans lequel l’UE a une responsabilité particulière.
La mise en œuvre de cette feuille de route dépend maintenant des chefs d’État et de gouvernement qui doivent dépasser les premières réactions de certains d’entre eux rappelées ci-dessus. Plusieurs observateurs soulignent la difficulté de composer avec un paysage politique européen fragmenté, divisé par exemple entre les frugaux et les autres, entre ceux qui veulent poursuivre NextgenerationEU et ceux qui veulent financer l’investissement uniquement par des fonds nationaux ou des capitaux privés. On observera que la société européenne n’est pas plus divisée que celle des États-Unis et que la présidente de la Commission européenne, Ursula van der Leyen, nommée grâce à des soutiens politiques allant bien au-delà de sa famille d’origine, jouit potentiellement d’une position de leadership européen privilégiée. C’est elle qui a commandé ce rapport, à elle maintenant de le mettre en œuvre dans les ruptures qui s’imposent à l’Union. Elle a démontré sa capacité de vision et son savoir-faire lorsque l’UE a eu besoin de vaccins lors de la pandémie de Covid-19. Elle est, dans le mandat qui s’ouvre, dans une équation toute particulière avec un couple franco-allemand dont les membres sont affaiblis, une organisation de la Commission européenne qui lui donne beaucoup de pouvoir, un président du Conseil qui ne devrait pas être un obstacle, une élection aux États-Unis qui pourrait, après la pandémie et la guerre en Ukraine, faire prendre conscience aux Européens qu’ils doivent compter sur leurs propres forces. Si elle trouve le bon équilibre, si elle parvient à résister aux tentations d’alliance de son camp avec l’extrême droite, si elle défend le contrat européen sur la base duquel elle a été élue, elle pourra être la présidente de la compétitivité européenne, ce qui est bien plus qu’un marché.
- 1The future of European competitiveness, Bruxelles, 9 septembre 2024.
- 2Non-paper on Priorities for the new Commission in the Single Market, 20 septembre 2024.
- 3L’énergie, les matières premières critiques, le numérique et les technologies avancées, les industries à haute intensité énergétique, les technologies propres, l’automobile, la défense, l’espace, la pharmacie et le transport.
- 4« 1. L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples. 2. L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, d’asile, d’immigration ainsi que de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène. 3. L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. Elle promeut la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres. Elle respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen ».
- 5À côté des quatre libertés du marché intérieur : libre-circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux.
- 6Naviguer en haute mer : réforme et élargissement de l’UE, 18 septembre 2023.
- 7The future of European competitiveness, Bruxelles, 9 septembre 2024.
- 8« 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise ».
- 9Jean Tirole, « Donnons au plan Draghi la chance qu’il mérite », Le Monde, 20 septembre 2024.
- 10« The future of European competitiveness: a conversation with Mario Draghi », Bruegel, 30 septembre 2024.
- 11Outre les 27 régimes nationaux, le 28e régime établirait en option une législation commune aux entreprises ayant un siège social en Europe et dont les activités s’étendraient au-delà du marché national en tant que tel.
- 12Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, mai 2023.
- 13Renverser la tendance en matière d’investissement pour des emplois de qualité en Europe, CES, 9 septembre 2024.
- 14Discours à la Conférence de haut niveau sur le pilier européen des droits sociaux, Bruxelles, 16 avril 2024.
- 15Pedro Sánchez, cité par Sandrine Morel, Le Monde, 28 septembre 2024.
- 16Enrico Letta, Bien plus qu’un marché, 2024.
- 17Ibid.
- 18
- 19
- 20« Un bond en avant ? Le rapport Draghi et le futur géopolitique de l’Europe », Le Grand Continent, 25 septembre 2024.
- 21Ibid.
- 22Ibid.