Radicalisation : processus ou basculement ?

Quels sont les mécanismes qui conduisent certains individus sur le chemin de la violence terroriste ? Le 1er  février 2016, lors d’une conférence publique qui s’est tenue à la Maison de la Chimie à Paris, l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès a abordé cette question, dans toutes ses dimensions et avec toutes les difficultés qu’elle soulève. Cette rencontre, dont nous vous proposons ici les meilleurs extraits, inaugurait un cycle de débats mensuels sur les radicalités.

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La conférence est ouverte par Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire et animée par Thomas Lindemann, agrégé de science politique ; les trois intervenants sont Bilel Ainine, doctorant en science politique, Xavier Crettiez, professeur de science politique, et Frédéric Gros, professeur de philosophie.

Xavier Crettiez, premier intervenant, insiste d’abord sur le fait qu’à ses yeux, la radicalisation ne peut être qu’un processus, et l’idée d’un basculement soudain dans la radicalité lui paraît peu vraisemblable. De ce fait, le cas des « loups solitaires », dont la radicalisation se ferait dans la solitude et l’isolement, ne lui paraît pas envisageable car ceux-ci subiraient nécessairement une influence extérieure à un moment donné. Xavier Crettiez distingue plusieurs niveaux au sein desquels se réalisent les radicalisations individuelles : un macro-niveau, un « méso »-niveau et un micro niveau. Au niveau macro, plusieurs éléments peuvent pousser à la radicalité. Le premier d’entre eux est la ségrégation économique, qui peut radicaliser un groupe si celui-ci la perçoit comme une politique intentionnelle à son encontre. De même, l’exclusion politique, délibérée ou non, d’un groupe défini peut aussi conduire à sa radicalisation, puisqu’il trouve alors dans la violence un moyen de surmonter l’exclusion politique dont il fait l’objet. Enfin, au niveau macro, le contexte international et national peut également conduire à une radicalisation d’acteurs percevant certaines situations comme « injustes » ou « indignes ». Au niveau méso, celui des rapports entre un individu et son environnement, l’intervenant observe que la « validation hiérarchique » des actes du radicalisé par des « supérieurs » favorise la radicalisation, de même que le rôle de l’entourage, qui peut grandement influencer un individu et l’entraîner à se radicaliser en l’encourageant et en lui apprenant comment faire. Internet semble là aussi jouer un rôle important dans la socialisation faisant basculer dans le djihad. Au niveau de la psychologie personnelle, Xavier Crettiez observe que la radicalisation sert pour certains à améliorer leur estime de soi, à échapper à leur quotidien, à se donner un but et servir une cause au sein d’un groupe qui offre un « nouveau départ » et une « nouvelle chance » de réussite.

Bilel Ainine, tout comme Xavier Crettier, signale d’abord le fait que la radicalisation est un processus bien plus qu’un basculement. Pour lui, l’idéologie sert à construire un sentiment victimaire qui provoque la radicalisation : ainsi, le radicalisé, victime d’une injustice, est en droit d’être pris d’une « juste » colère qui l’autorise à recourir à la violence par le biais de l’idéologie. L’influence de l’idéologie violente, comme le salafisme djihadiste, sert à donner un droit à la violence, puisqu’il offre une justification, ici religieuse, de la violence au nom de certains principes. Enfin, l’intervenant observe que l’idéologie sert à susciter des sentiments affectifs et entraîne des réactions émotionnelles. Cette émotionnalité provoque ensuite les actes du radicalisé qui agit selon une « rationalité en valeurs » weberienne. Ses actes servent donc les préceptes qu’il suit et, donc, dans le cas du salafisme, la haine et la vengeance du salafiste se justifient par le mal commis par ses ennemis.

Frédéric Gros, quant à lui, estime qu’il y a deux éléments dans la radicalisation. Il revient d’abord sur la radicalisation qui signifie que l’individu dépasse certaines bornes, celles jugées comme les limites du raisonnable et qu’il passe donc du côté du chaos, de la destruction. La violence nécessite un excès et un extrémisme radical. L’intervenant sépare alors la guerre telle qu’on la comprend habituellement, qui suppose une frontière claire entre une violence organisée et structurée, avec un objectif rationnel et des « lois de la guerre », et la violence djihadiste qui est une violence non maîtrisée, chaotique, et qui tend à brouiller les frontières qu’établit la guerre au sens classique du terme : la violence djihadiste frappe de manière aveugle, les séparations entre le civil et le militaire et entre le criminel de droit commun et l’ennemi militaire disparaissent, laissant la place à un phénomène contagieux d’extension du conflit, de la radicalisation et des moyens engagés pour y faire face.

Aux yeux de Thomas Lindemann, la violence terroriste est l’expression d’une faiblesse. Comparativement à d’autres choses (maladies, accidents de la route…), le terrorisme ne fait que peu de morts et cherche à se faire reconnaître par sa violence. La radicalisation est donc le fruit d’une absence de reconnaissance par les autres acteurs d’un individu qui « lave l’affront » que constitue cette absence par la « satisfaction émotionnelle » qu’est la vengeance. Cette non-reconnaissance s’exprime par la marginalité politique et économique des individus qui se radicalisent : ceux-ci sont discriminés par les autres acteurs de la société, mais ils sont aussi incapables de contribuer à quoi que ce soit au sein de cette société. Le choix de la violence dans la radicalisation vient alors d’un sentiment de frustration profonde, ce qui conduit le radicalisé à adopter un comportement de justicier face à ce qu’il considère comme les sources du mal qui ne pourra être purgé que par la violence.

Crédits: Fondation Jean-JaurèsGilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès
Crédits: Fondation Jean-JaurèsJean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques
Crédits: Fondation Jean-JaurèsBilel Ainine, doctorant en science politique au CESDIP, spécialiste de la radicalisation violente chez les salafistes
Crédits: Fondation Jean-JaurèsXavier Crettiez, membre de l’Observatoire des radicalités politiques, sociologue du politique et spécialiste des violences politiques
Crédits: Fondation Jean-JaurèsFrédéric Gros, philosophe, professeur de philosophie à Sciences Po Paris
Crédits: Fondation Jean-JaurèsThomas Lindemann, professeur de sciences politiques, spécialiste de la guerre interétatique
Crédits: Fondation Jean-JaurèsLa tribune
Crédits: Fondation Jean-JaurèsL’amphithéâtre de la Maison de la Chimie, Paris

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