La philosophie a vocation à proposer une manière de vivre, de bien vivre, à proposer une manière d’agir, de bien agir. Et le souci de faire a toujours commandé et infléchi le souci de penser. Réflexions sur notre capacité d’agir par temps troubles grâce au dernier livre de Jean-Luc Nancy (Galilée, 2016).
« On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans joie et sans amour. Mais pas si bien »
Cette phrase de Vladimir Jankélévitch, tirée de son essai publié en 1954 Philosophie première, introduction à une philosophie du presque, pourrait être apposée sur bon nombre de frontons. Voire, en la modifiant quelque peu : « On peut, après tout, faire de la politique, penser la chose publique, sans philosophie, mais pas si bien ».
Commencer à la Fondation Jean-Jaurès cette série de recensions de textes philosophiques par le Que Faire ? de Jean-Luc Nancy publié en février dernier permet de retrouver instantanément la force que redonne la philosophie à la chose publique, qui lui permet de retrouver un semblant de perspectives dans une période qui nous apparaît tous comme « exceptionnelle » dans ses crises, ses crispations, sa vitesse. Comme le dit Nancy, la philosophie a vocation à proposer une manière de vivre, de bien vivre, à proposer une manière d’agir, de bien agir. Et le souci de faire a toujours commandé et infléchi le souci de penser. Philosophie et politique sont donc indissociables. Le texte de Nancy est utile, rude et stimulant. Et nous propose une réflexion sur notre difficulté à conduire, en temps de « désespérance », « une action dans un but précis avec des moyens maîtrisés ». C’est glaçant lorsque c’est dit ainsi, c’est pourtant ce que chacun de nous ressent dans cette « époque » que nous ne parvenons pas à penser comme telle, que nous ne parvenons pas à penser comme un tout un tant soit peu cohérent, lisible. Et notre incapacité à penser entraîne notre incapacité à faire : « La réalisation est devenue si problématique qu’il a pu sembler à certains que le réel lui-même venait à manquer ».
Jean-Luc Nancy propose au lecteur une méditation philosophique et historique qui passe par une exploration sensible et minutieuse du langage. Derrière chaque formule, il y a une idée, et c’est là le signal lancé au lecteur dès les premières pages. En effet, c’est par une succession de formules courantes, de poncifs contemporains déconstruits de manière quasi lapidaire, que s’ouvre son livre. « Que faire ? », seule question qui vaille mais dont la réponse peine à se montrer dans un monde transformé par « le délabrement des Etats et celui des partis » et la domination « des puissances économiques et techniques ». Le désarroi est d’autant plus fort et la plainte sans équivoque que le « faire » est le lieu de la politique. La structure du texte en témoigne, les deux réflexions centrales ont pour objets la politique d’abord, le faire ensuite, deux notions séparées, qu’il convient repenser de paire.
Sans céder au trouble, Jean-Luc Nancy avance deux réponses à la question posée dans le titre, la première : « il faut changer la question », la seconde – plus énigmatique : « nous sommes déjà en train de le faire ».
A partir d’une citation de Paul Valéry, Jean-Luc Nancy pointe le « sarcasme cynique » qui caractérise aujourd’hui l’exercice de la politique et entreprend, du même coup, l’archéologie du mot. Une traversée pressante, érudite et plaisante de l’histoire de la philosophie laisse finalement voir des concepts se faisant, qui n’ont de figés ni le sens ni l’usage. C’est là par exemple l’hésitation devenue courante entre « le » et « la » politique.
Du politique, Jean-Luc Nancy passe à la notion d’Etat, formée sur l’italien stato, pour désigner « la stabilité de l’ensemble que les rapports de force sont toujours en passe de désassembler ». A la stabilité s’ajoute la totalité qui reconduit la politique au legs que la religion lui a donné et qui réactive le thème d’une transposition de la Toute-Puissance dans l’Etat souverain. La démocratie elle-même a nourri le désir d’incarner dans le peuple le principe d’une signification supérieure, peuple qui avait, semble-t-il, trouvé des formes directement ou indirectement divines : Athènes et Rome étaient sacrées. La dimension supérieure de la politique fait écho à un désir de toute-puissance. Mais la toute-puissance se voit réduite aux symboles. L’économie, la technique, la société, au sens hégélien, fragilisent la sphère propre de la politique et fonctionnent comme autant de recours contre l’Etat.
Au fil d’une réflexion livrée dans sa première version en mars 2012, Jean-Luc Nancy montre alors que la question « Que faire ? » s’impose aujourd’hui avec l’avènement d’une philosophie devenue « phénomène de société », symbole d’une inquiétude plus ou moins explicite, d’un désaraoi plus ou moins profond. Pourtant, la philosophie tire son origine du questionnement sur l’action. Et, au préalable, cela signifie qu’il faut s’interroger sur la signification du terme.
Une nouvelle fois, Jean-Luc Nancy entreprend une traversée de la pensée du faire, établit un bilan généalogique des usages et des différentes approches philosophiques afférentes. Les premiers points de repère, placés à chaque fois à la veille d’une révolution, sont ceux que Derrida évoquait déjà en 1994 : Kant et Lénine. D’un côté, il y a la raison pratique qui agit et s’ordonne d’agir par elle-même comme si un but universel pouvait être présenté. De l’autre, il y a l’interrogation sur les moyens : « que faire ? » signifie en fait « comment faire ? ». Après la fin et les moyens, c’est le faire lui-même qui subit une inflexion, parfaitement exprimée dans la XI° thèse de Marx sur Feuerbach : « il s’agit de transformer le monde », ce qui exprime avec impétuosité « le sentiment d’une nécessité urgente du faire ».
En arrière-plan se joue l’opposition théorie-pratique, non seulement fruit d’une longue tradition de pensée mais aussi spécifique à une époque marquée par le marxisme et l’acte révolutionnaire. Le faire est un motif de penser, de la pensée, qui revient sans cesse mais sous des formes différentes, prises dans des contextes uniques. Mais tout comme la politique, le faire a été affaibli, rendu « douteux ». Désormais, « tout se passe comme s’il nous fallait des extrémités de souffrance ou de révolte pour que nous rencontrions les épaisseurs de la chair, les compacités matérielles ». Car le faire a un pôle négatif, « j’sais pas quoi faire » qui garde la notion sans rencontrer l’effectivité. Finalement, les concepts aussi doutent d’eux-mêmes quand les faits, assignés à l’inertie, objectent une remise en question. C’est là tout le sens de la « mutation » décrite par Jean-Luc Nancy, dont il rappelle qu’elle « ne signifie ni retour, ni abandon, ni laisser-faire. Cela engage de l’imprévu et de l’imprévisible, cela excède donc les possibles déjà repérés. Cela expose certainement à l’impossible, c’est-à-dire à ce qui défie toute identification, toute reconnaissance, toute assimilation ».
Enfin, la dernière partie du livre aborde la question du poids de l’histoire, ou plutôt du plomb de l’histoire, car le texte, écrit au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, évoque un douloureux souvenir. « On préférerait se taire », écrit Jean-Luc Nancy et au vu des pages précédentes, le lecteur comprend que « se taire », c’est déjà « faire » quelque chose mais c’est sans compter l’emploi du conditionnel qui invite à porter l’action plus loin, qui dénonce presque le silence sans pour autant condamner ni sa solennité ni son importance. Là encore l’histoire apporte des éclaircissements.
Les attentats s’inscrivent dans le temps long : « depuis deux ou trois générations la configuration mondiale est engagée dans une transformation majeure dont les troubles de l’espace méditerranéen et européen ne sont qu’un des aspects ». Tout ceci représente un poids et c’est précisément ce poids qui, selon Jean-Luc Nancy, « rend possible le déclenchement de fanatismes ». L’histoire est faite de mutations et celle que nous vivons n’est qu’« un état de l’histoire ». La notion d’« homme » n’échappe pas à la nécessité d’être rechargé de sens. La science, les apports technologiques l’exigent et pourtant certaines règles perdurent, la destruction de l’homme par l’homme par exemple. Il y a autant de constantes que de variables. Il s’agit donc de « faire avec », de composer avec le réel sans renoncer à l’esprit. Dans un contexte de mutations exacerbées, l’effacement de repères bien identifiés a quelque chose de vertigineux mais il incombe à chacun de capter le changement qu’elles impliquent. Cela n’est pas sans rappeler la définition que Baudelaire donne de la modernité dans Le Peintre de la vie moderne dont Jean-Luc Nancy se fait ici la voix : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Chaque époque a donc son mérite, son aberration et son programme. Jean-Luc Nancy esquisse le sien : « Mieux qu’une révolution : une résolution. » Au lecteur d’y songer à son tour, pour que ce « sentiment de désastre » qui « persiste » et « progresse » ne demeure pas comme le « le seul progrès que nous semblons faire ».
« Le temps presse parce que la tâche est si longue ». L’alerte est donnée.