Quand le virus du numérique nous protège du (Co)vide

Pendant que le virus se déployait partout sur la planète, aboutissant au confinement de plus de la moitié de l’humanité, un autre « virus », aux effets bien plus positifs, s’est emparé de la plupart d’entre nous : des pans entiers de nos existences auront été préservés, nourris, enrichis, transformés même par nos interactions numériques, omniprésentes, en lieu et place des interactions physiques qui nous étaient temporairement interdites. Pour Mathieu Souquière, le confinement est l’avènement inédit d’une société numérique.

Face au virus, les métaphores guerrières n’auront pas manqué, pour signifier l’importance du combat à mener. Aussi discutables soient-elles, acceptons-en le principe et questionnons la crise présente à l’aune des bouleversements nés des deux conflits mondiaux du XXe siècle.

Ces derniers ont engendré deux types de changements : une inversion des valeurs d’une part, des mutations économiques et sociales profondes d’autre part, légitimant la dialectique du « monde d’avant » et du « monde d’après ».

Pour ce qui est de l’inversion de valeurs, le couple pacifisme-fascisme – au profit du second – et l’isolationnisme se sont imposés au sortir de la guerre de 1914-1918 ; la coopération internationale et le solidarisme l’ont, en revanche, emporté après 1945. Pour ce qui est des mutations économiques et sociales profondes et durables, il faut retenir la place des femmes dans l’économie industrielle en 1914-1918, qui leur a conféré un nouveau statut dans la société et l’avènement de l’État providence après 1945. Ces avancées ont constitué des processus irréversibles sur les acquis desquels nous vivons encore aujourd’hui.

Chaque conflit a ainsi ouvert une nouvelle ère, posé les bases d’une nouvelle société, modifiant l’ordre des valeurs et l’organisation collective. En poursuivant le parallèle aujourd’hui, quelles observations, forcément téméraires, formuler concernant les mutations que cette pandémie est susceptible d’avoir engendrées ?

L’avènement d’une nouvelle échelle de valeurs

D’abord, ne mésestimons pas l’ampleur du choc et les secousses que celui-ci produira en série. La diffusion de ce virus a entraîné, fait unique dans l’histoire humaine, le confinement d’environ 4 milliards d’individus – et la mise à l’arrêt de l’économie mondiale. Pour la première fois dans son histoire, l’humanité a vécu la même histoire, le virus ayant fonctionné comme un ciment de la conscience universelle.

Face à la menace incarnée par l’apparition brutale de cette épidémie et au puissant sentiment de vulnérabilité qu’elle nourrit, une réponse a commencé de s’esquisser sur les plans macro-politique et macro-économique, fondée sur un interventionnisme étatique décuplé et centrée autour du triptyque de valeurs « santé-solidarité-souveraineté ».

Sur le plan de la santé, les gouvernements du monde entier ont agi semblablement en plaçant la santé de leur peuple et la vie humaine au premier rang de l’échelle des valeurs, fût-ce au détriment de puissants intérêts économiques. « Nos vies valent plus que leurs profits », scandaient certains ; d’une certaine façon, nous y sommes et ceci constitue un principe civilisationnel mondial très puissant. Qu’il s’agisse du rôle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de celui de l’Union européenne, de l’organisation de nos systèmes de soins nationaux, du lien entre protection de la vie humaine et celle de l’environnement, le besoin d’une nouvelle « philosophie sanitaire » s’est esquissé.

Sur le plan de la solidarité, de nouvelles solidarités entre générations – le confinement de toute la population, déjà, a été décidé en solidarité avec les plus âgés et les plus fragiles d’entre nous, victimes très majoritaires du virus –, de nouvelles solidarités entre catégories de populations – le confinement a notamment mis sur le devant de la scène des populations et des métiers qui devront demain faire l’objet d’une nouvelle reconnaissance financière et symbolique –, de nouvelles solidarités entre pays – malgré des lenteurs, des frictions et des défaillances dans la coordination des réponses à donner, c’est bien la coopération internationale, y compris au niveau européen, qui a commencé à l’emporter – seront à conforter demain.

Enfin, en ce qui concerne la souveraineté, notre vulnérabilité – face à la menace sanitaire aujourd’hui, face à la menace climatique demain – tient à notre haut niveau d’interdépendance, la faiblesse d’un maillon fragilisant l’ensemble de la chaîne, poussant à redéfinir pour demain des espaces d’autonomie, certains choix de relocalisation ainsi que l’articulation concertée à l’échelle internationale des chaînes d’approvisionnement.

Gageons que cette logique des « 3S » (santé-solidarité-souveraineté) fournit un triangle de valeurs à l’intérieur duquel les décisions futures, les priorités arrêtées, les actions menées devraient s’inscrire.

L’avènement d’une société numérique 

Au jeu des mutations économiques et sociales, la première et plus écrasante des révolutions à laquelle nous avons assisté, non pas en tant que spectateurs silencieux mais en tant qu’acteurs embarqués, est le rôle absolument central joué par le numérique. Ce dernier a fonctionné comme une arme de protection massive dans la phase que nous venons de traverser avec une vertu majeure : si le confinement n’a pas été synonyme d’effondrement et de chaos, c’est essentiellement au numérique que nous le devons.

La place prise par le numérique dans nos vies confinées a atteint un seuil inédit qui nous permet d’affirmer que nous sommes entrés dans une « société numérique », comme nous avons vécu pendant plus de deux siècles dans une « société industrielle ». Tout comme celle-ci a façonné la vie de nombreuses générations, le numérique a pris une ampleur décisive et irréversible avec cette crise, en façonnant la nôtre en profondeur. Il ne s’agit pas d’évoquer le poids de l’économie numérique en lieu et place de ce que fut pendant longtemps celui de l’industrie, même s’il est vrai que la possession des données a remplacé ce que fut longtemps la possession de la terre puis celle des machines comme source de valeur. Parler de « société numérique » comme l’on parla de « société industrielle » consiste à appréhender la façon dont l’ensemble de l’organisation productive, de la vie sociale, de ses valeurs et de ses rythmes découlent d’un nouvel ordre technologique.

Cette note se présente sous forme de « reportage » sur les modalités selon lesquelles le numérique a modifié nos comportements et nos modes de vie au cours des dernières semaines. Le numérique était déjà bien là, sur la scène parfois, en coulisses souvent. Il est, à travers le confinement que nous avons vécu, devenu le socle de nos vies.

Surtout, ajoutons que jusqu’alors le numérique était un coupable idéal – comme l’est depuis toujours le progrès technologique – dont le procès tenait en trois mots : déshumanisation, désagrégation, décérébration.

En tant que source de déshumanisation, la civilisation numérique, comme dans les pires romans d’anticipation, se donnait les contours d’un monde désincarné, robotisé, soumettant la condition humaine à la puissance supérieure des algorithmes, l’intelligence de l’homme ayant enfanté une intelligence artificielle destinée à la dominer.

En tant que source de désagrégation, la révolution numérique, comme tout progrès technologique, est perçue comme une double menace, tant sur l’emploi que sur la qualité du travail dont elle nous promet une dégradation continue. Elle est ainsi vue avant tout, si ce n’est exclusivement, comme un facteur de désordre, de soumission et de déclassement pour nombre de fonctions et de personnes les exerçant, de la caissière au comptable.

Enfin, en ce qui concerne l’accusation de décérébration, l’« économie de l’attention », l’addiction et l’aliénation sur lesquelles elle se fonde, transforme l’homme (et la femme), noyé dans l’océan du web et des réseaux sociaux, en un « poisson rouge » dont la vie est centrée sur l’activation de son smartphone et le temps de concentration limité à dix secondes.

Et, pourtant, dans cette crise qui met le monde à l’épreuve avec une intensité inédite, le numérique a joué un rôle qui n’a rien d’idyllique mais qui fournit néanmoins de solides illustrations et arguments pour contribuer à réfuter, au moins un peu, le réquisitoire qui en fait un coupable idéal. En tout état de cause, à travers cette note, sans rien ignorer des difficultés et des fractures sociales autour de l’accès au numérique, nous voulons donner la parole à la défense.

Le numérique comme sauvegarde du lien social

La première dimension, sans doute la plus fondamentale, tient à la façon dont le numérique est devenu le principal vecteur de lien social dans un monde brutalement privé d’interactions physiques. Le numérique, en dépit du procès en déshumanisation qui lui est intenté, a, au contraire, permis de réhumaniser notre vie collective confinée, comme rempart premier à l’isolement.

Des « apéros Facetime » au contact maintenu par les familles avec leurs proches en Ehpad, en passant par les barbecues sur Houseparty, la palette est large des liens réels et non virtuels permis par les outils numériques, dont l’usage a même sans doute fortement contribué à l’acceptabilité sociale du confinement dans un régime de démocratie libérale. Il convient d’ailleurs à cet égard de souligner que le numérique a lui-même été un élément déterminant de notre continuité démocratique, permettant à nos institutions de fonctionner. Le Parlement a ainsi été en capacité de poursuivre ses travaux dans des conditions matérielles et sanitaires tenant compte du contexte, tout en mettant en lumière combien notre démocratie numérique demeurait balbutiante et avait des progrès à accomplir pour faire en sorte que les nouveaux outils technologiques viennent conforter le cadre du débat pluriel.

Si, selon les chiffres Médiamétrie de 2019, six Français sur dix se connectent à un réseau social ou à une messagerie chaque jour, lors de la deuxième quinzaine de mars dernier, le trafic a explosé : sur WhatsApp, les échanges ont globalement été multipliés par cinq ; les appels vidéo ont doublé sur Messenger, illustrant le besoin des personnes de compenser l’éloignement par l’image. Comme le rappelle le sociologue Jean Viard, en temps normal, chacun d’entre nous est en contact avec une quarantaine de personnes chaque jour, de la boulangère aux collègues de travail. La mise en quarantaine forcée a donc remplacé cette quarantaine d’interactions sociales quotidiennes, dont l’absence nous a permis de mesurer que, sans les autres, nous n’étions pas grand-chose. En période de télétravail quasi généralisé pour toutes les fonctions éligibles, les intranets d’entreprise, les applications de visioconférence – Google Hangouts, Microsoft Teams, Houseparty, Zoom… – sont devenus des outils quotidiens et familiers. Déjà en plein essor, le nouveau réseau social TikTok a été propulsé par le confinement, avec 65 millions de téléchargements dans le monde en mars 2020, passant de 800 millions d’utilisateurs en janvier dernier à près d’un milliard aujourd’hui. Autant dire que notre environnement numérique, que nous imaginions déjà saturé, était loin de l’être ; avec la crise sanitaire et le confinement, il s’est encore diversifié, complété, densifié en quelques jours. Les mailles de la toile n’ont jamais été aussi resserrées, même si nous savons que beaucoup sont malheureusement restés à l’extérieur du filet.

Pour que l’humanité conserve le fil du lien, en continu, il a évidemment fallu que ces outils numériques soient disponibles et opérationnels. Si des dysfonctionnements ont existé, force est de reconnaître que l’infrastructure et ses exploitants ont répondu présents, en dépit d’une sollicitation qui n’avait jamais atteint de telles proportions. Les risques de saturation des réseaux ont été maîtrisés, par le concours actif des quatre grands opérateurs et des intervenants locaux. En temps normal, un acteur comme Bouygues gère environ 100 millions d’appels par jour ; le 16 mars 2020, après l’annonce du confinement par le président de la République, 80 millions d’appels supplémentaires ont été enregistrés. Si, par endroits, le taux d’acheminement a pu tomber à 40%, entraînant des tentatives de rappel en nombre et des phénomènes de bulles d’appels pouvant faire s’effondrer le réseau, l’intervention coordonnée des opérateurs a permis d’ajuster les interconnexions et d’absorber sans dommage cette montée en charge, en sécurisant prioritairement les services hospitaliers, les secteurs régaliens ainsi que les « opérateurs d’importance vitale » (OIV) que sont les acteurs de l’énergie, du transport et de l’environnement. On comprend bien qu’il a notamment fallu, pour permettre le recours massif à la téléconsultation et au télétravail, augmenter de façon rapide et considérable les capacités du réseau des hôpitaux. À l’inverse, après l’intervention du commissaire européen, Thierry Breton, des opérateurs comme Netflix ou Google ont annoncé en moins de quarante-huit heures des réductions de la bande passante de leurs vidéos pour éviter l’engorgement.

Usages personnels et usages professionnels ont ainsi explosé et additionné leurs effets sur des infrastructures dont la résistance n’a globalement pas été prise en défaut, permettant ainsi à la vie de continuer, dans toutes ses dimensions, pour tous les inclus de la société numérique. Notre résilience collective dans la période a dépendu directement de la résistance des réseaux.

Le numérique comme instrument décisif de la lutte sanitaire

La deuxième dimension, essentielle en situation de pandémie, aura été l’usage décuplé du numérique à des fins sanitaires. Qu’il s’agisse de télémédecine – pour des téléconsultations courantes ou le suivi des malades du virus à distance –, de l’analyse et de la modélisation de l’épidémie, d’une régulation en temps réel inédite de notre système hospitalier pour en optimiser le fonctionnement, de la confection improvisée d’équipements de protection grâce à des imprimantes 3D, là encore les illustrations foisonnent de ce que le numérique est venu immédiatement au secours de notre système de soin pour en renforcer l’efficacité ou en compenser certaines défaillances.

Le numérique s’est d’abord imposé comme un outil d’information précieux concernant la maladie et sa diffusion. C’est ainsi que le site maladiecoronavirus.fr, destiné aux personnes craignant d’avoir été contaminées, a été utilisé plus de 4 millions de fois, contribuant notamment au désengorgement du 15, le numéro d’appel d’urgence. Google et les grands réseaux sociaux ont, en prime, mis les bouchées doubles pour lutter contre la propagation de fausses données relatives à l’épidémie, au point même, première dans l’histoire numérique, de censurer certains propos de personnalités politiques. C’est ainsi que Facebook, sa filiale Instagram et Twitter ont assumé de supprimer des posts de Jair Bolsonaro, de Nicolas Maduro ou du maire de New York, Bill de Blasio, qui se faisaient les promoteurs de la chloroquine ou autres remèdes jugés potentiellement dangereux et contradictoires avec les prescriptions de l’OMS. Si l’on ne peut, derrière ceci, ignorer l’enjeu d’image pour les géants du numérique, mieux vaut néanmoins avoir vu ceux-ci choisir de se classer dans le camp des « bons » plutôt que dans celui des « méchants », à tout le moins au plus près de la vérité scientifique.

L’explosion de la télémédecine a également participé d’une régulation efficace et digne de confiance du système de soins : elle a ainsi permis de diagnostiquer rapidement des patients sans que ceux-ci n’aient à se déplacer physiquement, en évitant, en outre, un risque de surcharge des services d’urgence et un risque de contamination des patients ou du personnel croisés lors d’une visite physique. La télémédecine est ainsi apparue comme l’un des meilleurs moyens d’éviter que les salles d’attente de cabinets de généralistes de quartier ne se transforment en autant de clusters. Dans cet esprit, Doctolib a notamment décidé, dès le 5 mars 2020, de mettre son option de consultation vidéo à disposition gratuitement de ces 80 000 médecins référencés. Le résultat a été au rendez-vous puisque toutes les plateformes ont été prises d’assaut avec un nombre de téléconsultations passé de 40 000 en février à 600 000 en mars et à plus d’un million rien qu’au début du mois d’avril 2020. Même la Bourse, lorsqu’elle est prise de fièvre spéculative, ne connaît pas de telles envolées. La médecine de ville n’a pas été la seule concernée puisque les services d’urgence à l’hôpital l’ont également développée pour filtrer les patients susceptibles d’être accueillis et les autres.

S’il est encore trop tôt pour tirer les enseignements de cet engouement, deux convictions peuvent d’ores et déjà s’affirmer. Même si un rendez-vous physique pourra toujours s’avérer indispensable dans certains cas pour procéder à un examen clinique approfondi, il fait peu de doute que la télémédecine aura fait, à cette occasion, un saut quantitatif tel qu’il sera, dans une certaine mesure au moins, irréversible. L’enjeu, pour l’avenir, est de ne pas voir les cartes des déserts médicaux et numériques se superposer alors que, précisément, la téléconsultation pourrait permettre un accès facilité au système de soin dans des territoires où l’implantation des ressources médicales génère des trajets et des délais d’attente importants.

En matière d’intendance, le monde hospitalier lui-même a usé des ressources numériques pour faciliter le recrutement des professionnels dans les établissements en forte tension. Ainsi de la plateforme Renforts-Covid, lancée par l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France et l’AP-HP, permettant aux volontaires de renseigner leurs compétences et leur zone de mobilité afin d’être affectés au sein de services dans le besoin. Combiné naturellement à d’autres leviers logistiques, ceci a pu contribuer à la régulation d’ensemble du système pour éviter qu’il ne soit débordé en ces points les plus critiques. De la même façon, l’application Covidom, mise en place également par l’AP-HP, permettait un suivi à distance de patients pouvant rester à leur domicile pour, là encore, préserver au maximum les capacités d’accueil hospitalières.

Enfin, les nouvelles technologies ont été mises à profit pour suivre la propagation du virus. C’est ainsi que Facebook, dans le prolongement de son programme « Data For Good » lancé en 2017 pour fournir des informations utiles au monde humanitaire, a assuré la publication de données agrégées inédites issues de sa base d’utilisateurs afin d’aider les chercheurs à mieux appréhender les flux de l’épidémie. La recherche elle-même, pour mettre au point les traitements adaptés, a fait l’objet d’un partage de données très large afin de faciliter le travail et la collaboration de très nombreuses équipes de chercheurs mobilisées dans le monde entier.

Mais, naturellement, le sujet essentiel relève ici des applications déployées dans de nombreux pays pour suivre les individus contaminés et leurs interactions avec d’autres personnes, afin d’enrayer la diffusion du virus. Avec une problématique clé : comment utiliser la technologie pour contrôler l’évolution de l’épidémie sans surveiller sa population ? Si l’Autriche, la République tchèque ou la Norvège, par exemple, ont été parmi les premiers à se doter de tels outils de traçabilité, certains pays ont dès le départ fait état de leurs réserves – voire de leur opposition, comme la Belgique ou la Suède – quant à un dispositif posant des questions relatives aux libertés publiques, à la maîtrise des données et à la souveraineté numérique, sans convaincre toujours de sa potentielle efficacité. D’abord parce que l’interopérabilité des systèmes mis en place dans chacun des pays volontaires n’est pas garantie – entre systèmes « centralisés » ou « décentralisés » –, ensuite parce que le succès de ces applications repose sur une participation significative de la population à la démarche. Le précédent autrichien, avec 7% d’utilisateurs, est de ce point de vue instructif. La répartition du parc de téléphones en France constitue en soi un frein : si quatre Français sur cinq disposent d’un smartphone, la proportion chute à 44% chez les plus de soixante-dix ans, victimes privilégiées du coronavirus. Une traçabilité de la population qui passerait à côté de la catégorie la plus vulnérable à l’épidémie perdrait incontestablement de sa pertinence.

En tout état de cause, si une quarantaine de pays se sont engagés dans cette voie, en particulier en Asie, les observateurs insistent pour penser cet outil en interaction avec d’autres pour sécuriser efficacement le déconfinement. En France, le développement de l’application StopCovid a d’ailleurs fait l’objet de commentaires très prudents de la part du ministre compétent, qui l’a présentée comme un élément parmi d’autres d’une palette plus large de réponses.

Le débat public, à l’occasion de l’examen parlementaire du sujet à la fin du mois de mai 2020, se sera structuré autour de positions de principe faisant de la protection des libertés individuelles un enjeu central. Ceci fait d’ailleurs écho aux échanges déjà nourris autour de la dialectique liberté-protection face à une autre menace, terroriste cette fois, lors de l’examen des lois votées en ce domaine au cours des dernières années. Si l’utilisation de données personnelles est envisagée ici de façon anonymisée, temporaire et non géolocalisée – malgré certaines incertitudes en la matière –, la démarche aboutit non pas à amputer quelque liberté publique, mais, au contraire, à créer les conditions d’une liberté retrouvée, celle de circuler. Entre un retour éventuel à l’état de confinement ou la possibilité d’un déconfinement « tracé », le sujet doit être abordé en intégrant toutes les dimensions du sujet, sans polémiques ni fantasmes excessifs. 

Le numérique, nouveau pétrole au service de notre survie économique

La continuité de l’activité et du travail permise par les outils numériques a une vertu inégalable : grâce à elle, le confinement, qui s’est traduit par un puissant ralentissement, n’a pas été synonyme de mise à l’arrêt intégrale de l’économie. Globalement, cette mise sous cloche de l’économie mondiale s’est traduite en France par le maintien de l’activité dans une proportion des deux tiers. Face à un virus biologique, notre capitalisme mondialisé a été très fragilisé ; mais sa digitalisation a été un élément central de sa résilience. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer dans quelle situation apocalyptique le monde se serait trouvé s’il avait été victime d’un virus informatique. Sans aucun doute est-ce d’ailleurs là que la menace se fait la plus aiguë pour l’avenir.

Le confinement aura percuté notre organisation du travail de façon profonde, puissante et durable. Il aura notamment « trié » la population active en trois tiers, relativement équivalents : les travailleurs postés, les télétravailleurs de l’arrière, les travailleurs empêchés mis au chômage. Il aura notamment mis la question de l’utilité au centre du jeu – en distinguant les activités et les fonctions vitales de celles qui ne le sont pas – et il questionne pour demain notre rapport au travail et à sa finalité.

À la faveur de cette crise, le télétravail a changé de statut : il était une niche réservée à quelques initiés et est devenu une norme pour une proportion significative d’actifs. Le saut est d’abord quantitatif. La France se distinguait, en effet, par un véritable retard, avec seulement 8% de télétravailleurs réguliers, soit deux fois moins que la moyenne européenne (17,7%). En dépit d’un cadre législatif incitatif, cette forme d’organisation du travail se heurtait encore à de nombreux freins culturels, essentiellement du côté des employeurs encore très imprégnés d’une philosophie du présentéisme et du contrôle. Les grèves de l’hiver 2019 avaient produit un premier coup d’accélérateur, la Dares recensant alors 1,8 million de télétravailleurs dont plus de la moitié de façon exceptionnelle. Quelques semaines plus tard, ce sont en réalité plus de 8 millions de salariés qui se sont retrouvés pris dans ce mouvement ; nécessité faisant loi, le confinement aura eu raison des réticences des employeurs.

Là encore, la question des outils se posait comme un préalable mais fut aisément résolue. Zoom, Google Hangouts, Slack ou Microsoft Teams, entre autres, se sont livrés une vraie bataille mondiale, avec des chiffres qui disent la conversion rapide des travailleurs du monde entier. Au 31 mars dernier, Microsoft avait enregistré 2,7 milliards de minutes passées en réunion via Teams, contre 900 millions deux semaines plus tôt. Quant à l’application Zoom, d’une notoriété et d’un usage limités jusqu’alors, elle a vu ses téléchargements multipliés par quarante durant la semaine du 22 mars 2020, avec un nombre d’utilisateurs quotidiens passant de 10 à 200 millions entre janvier et mars.

Pour quel bilan ? Globalement très positif, comme dirait l’autre et comme le confirment les différentes études réalisées. Il faut, en effet, souligner que cette expérience a été vécue positivement par une nette majorité des personnes concernées, puisque 75% des télétravailleurs ont considéré que leurs conditions de télétravail étaient faciles, voire très faciles. Même si le télétravail figurait parmi les aspirations anciennes des salariés, ce résultat est assez remarquable tant l’expérimentation pendant cette période de crise a cumulé de travers : un télétravail intégral (cinq jours sur cinq, voire davantage), mis en place dans l’improvisation, dans un contexte sanitaire et social anxiogène, avec un droit à la déconnexion difficile à faire valoir, tout cela malgré une cohabitation à domicile parfois chaotique, encore alourdie par le suivi scolaire des enfants. En dépit de cela, les intéressés en ont tiré une réelle satisfaction, liée notamment à la suppression du temps de transport, à la souplesse des horaires de travail et au calme permettant une plus grande efficacité. Les sondés ont ainsi considéré qu’ils avaient travaillé plus mais également travaillé mieux, grâce à un surcroît de concentration. Moralité, pour se montrer productif, la proximité de ses enfants ou de son conjoint semble moins pénalisante que celle de ses collègues…

L’envie de prolonger cette expérience pour en faire un élément d’organisation de vie professionnelle et personnelle pérenne rallie ainsi une écrasante majorité de suffrages puisque 83% des sondés disent vouloir avoir autant ou davantage recours au télétravail à l’avenir. Même si rien n’est jamais garanti, il fait peu de doute que cette réalité aura un impact de longue durée dans le rapport aux horaires et à l’espace de travail.

Certes, le mouvement n’aura pas embarqué tout le monde mais il aura tout de même embarqué beaucoup de monde, y compris certains métiers qu’on avait cru exclus de cette dynamique, du médecin au député en passant par l’assistante de direction ou le comptable. On a même pris l’habitude, en regardant la télévision, de voir les invités « sécher » les plateaux pour privilégier systématiquement les duplex. Nos parlementaires ont inventé la démocratie numérique, enfin. Mieux, pour la première fois, nous avons même vu se tenir un « G7 virtuel », avec des chefs d’État prenant l’habitude de se réunir et de se concerter autrement que dans le cadre d’un vaste barnum dont l’organisation mobilise des milliers de personnes et bloque le fonctionnement d’une ville entière pendant toute la durée du sommet. De l’organisation de la PME locale à la gouvernance mondiale, le télétravail bouscule en profondeur les habitudes de faire. À tous les niveaux, un apprentissage et une pratique différents se sont imposés.

L’urgence de la situation a ainsi poussé les entreprises à repenser 100% de leur organisation pour s’adapter aux contraintes et assurer l’activité la plus large. Les acteurs de la « tech », déjà très imprégnés de la culture du bureau nomade, ont opéré une bascule facile. Mais tous, y compris dans des secteurs plus traditionnels, ont changé leurs habitudes. Parmi les agents du secteur public eux-mêmes, 25% environ ont pu télétravailler. Mais, parfois, la conversion a été bien plus massive encore : on peut ainsi citer le groupe Téléperformance, numéro un mondial de la relation client, qui est parvenu à faire passer le nombre de ses télétravailleurs de 20 000 à 150 000 en quelques semaines, non sans d’ailleurs s’exposer à quelques récriminations syndicales. Mais, globalement, la bascule s’est faite de façon tellement opérante que, pour certaines entreprises, il n’est effectivement déjà plus question de revenir en arrière mais bien au contraire d’accélérer : c’est notamment l’exemple de PSA qui a très rapidement annoncé vouloir faire du télétravail son mode d’organisation de référence pour toutes les activités non directement liées à la production. Chez le constructeur automobile, la présence sur site pour les fonctions tertiaires sera ainsi l’exception, autour d’une journée en moyenne par semaine, ce qui soulèvera des questions et entraînera d’éventuels effets pervers en termes d’isolement. Les enquêtes jusqu’alors disponibles ont toujours établi qu’une mise en télétravail d’un à deux jours par semaine constituait le bon équilibre pour conjuguer souplesse individuelle et cohésion collective.

Le télétravail ne procède pas que d’une simple évolution organisationnelle liée à l’équipement des collaborateurs concernés. Certes, la mise à disposition de matériel et d’outils métiers adaptés demeure un préalable mais les questions sous-jacentes sont bien plus lourdes et renvoient à une autre façon de travailler et de manager, fondée sur l’autonomie et la confiance. Le télétravail questionne par ailleurs la conception traditionnelle du leadership et renforce certaines exigences stratégiques et opérationnelles : avoir une vision claire et savoir la communiquer, mobiliser l’engagement de ses équipes hors de la présence physique, rythmer différemment les temps de travail collectif – le virus aura sans doute autant frappé la machine à café que la réunionite aiguë, avec à la clé d’importants gains de productivité. En visioconférence, difficile, en effet, d’imposer une séance de travail trop longue à une assistance trop large.

Naturellement, ce phénomène massif n’a pas concerné tout le monde, avec de fortes disparités sociales. L’introduction du télétravail et demain son extension risquent d’accroître certains clivages entre les gagnants et les perdants de ce système productif ajusté. Certaines fonctions économiques ne peuvent évidemment pas être assurées à distance et la répartition observée lors du confinement fixe une toise dont il ne sera pas facile de s’éloigner. Qu’il s’agisse du commerce et de la réparation automobile, du transport, de la fabrication de denrées alimentaires, de la construction ou de la restauration, tous ces secteurs fortement pourvoyeurs d’emplois offrent en réalité peu, voire pas, d’espace de télétravail. Ce n’est pas un hasard si le télétravail a vu se reproduire des inégalités propres à la segmentation du monde du travail. Ainsi le télétravail a-t-il concerné deux cadres sur trois mais moins d’un employé sur cinq et moins d’un ouvrier sur vingt.

Tous les télétravailleurs n’ont, par ailleurs, pas été égaux face à cette nouvelle réalité organisationnelle, qui nécessite une acculturation numérique, l’acquisition de compétences techniques, une capacité d’autonomie et d’initiative qui n’a jusqu’alors pas toujours été encouragée par un management caporaliste, des conditions de logement et une situation familiale propices. Un quart des télétravailleurs se sont ainsi plaints de conditions de travail difficiles, voire très difficiles. Si la proportion est donc faible, elle ne doit pas être évacuée, illustrant le fait que le télétravail ne peut être considéré comme une solution applicable à tous d’égale manière, générant chez certains un sentiment d’isolement voire une détresse psychologique non compensée par de possibles interactions et entraides avec ses collègues. Parmi ces insatisfaits, une surreprésentation des femmes et, plus étonnamment, des jeunes : les premières car encore bien souvent contraintes d’assumer simultanément l’essentiel des tâches domestiques ainsi que l’école à la maison, les seconds, pourtant très demandeurs de souplesse en général, pouvant être soumis à des conditions de logement moins confortables. Le télétravail, y compris pour les cobayes épanouis, comporte toutefois quelques effets négatifs aux yeux de ceux qui l’ont pratiqué : ainsi les échanges professionnels entre collègues sont, de très loin, ce qui aura le plus manqué aux télétravailleurs.

In fine, le télétravail s’est imposé comme une solution à beaucoup d’entreprises et a vu la suspicion qui l’entourait se dissiper, avec la confirmation d’un engagement fort de la part des salariés concernés. Là encore, le caractère irréversible du mouvement semble écrasant, le télétravail s’imposant comme une modalité de résilience pour les entreprises et comme un facteur d’épanouissement pour un certain nombre de salariés, jouissant d’une autonomie, d’une souplesse et d’un confort de vie accrus. Un vrai « saut de génération » aura ainsi été accompli, en passant d’un « retard » français à une large vague favorable au télétravail pour environ un tiers des salariés d’aujourd’hui, qui auront du mal à revenir à une organisation de vie professionnelle faite d’horaires et de bureau fixes. Le télétravail pourra ainsi s’imposer demain comme un mode de réinvention du monde productif et un moteur de dialogue social dans l’entreprise pour conjuguer impératifs collectifs et aspirations individuelles.

Ce dialogue social ne pourra pas occulter la situation de la majorité des salariés, fonctionnellement non éligibles au télétravail et pour lesquels des compensations pourront être trouvées. L’Institut Montaigne a récemment pris position en faveur d’une augmentation nette du temps de travail des salariés – sans augmentation de salaire directe et immédiate – pour compenser les pertes de productivité liées au nouveau contexte. Cette note, prisonnière d’une vision datée qui oppose performance économique et performance sociale, propose ainsi, de façon très sommaire, de faire reposer la totalité de l’effort de reconstruction économique sur les seuls salariés, sans aucun gain pour ces derniers, entre ceux mis au chômage et ceux maintenus dans leur emploi mais avec un temps de travail augmenté. Si, dans le contexte, la question de la modulation provisoire du temps de travail peut être posée sans tabou, l’envisager sans contrepartie d’aucune sorte ne paraît ni sérieux ni juste ni efficace. En revanche, poser l’hypothèse d’une généralisation du télétravail – encadré, équilibré, négocié, toujours sur la base du volontariat – pour ceux qui peuvent en bénéficier et d’une généralisation de la semaine de quatre jours pour les autres, en contrepartie d’une modulation horaire, peut offrir une avantageuse convergence d’intérêts.

Le numérique solidaire

Quatrième dimension, qui relève cette fois de la cohésion sociale et de la solidarité : le numérique, à travers la téléadministration et à travers les plateformes et les circuits d’entraide qu’il a permis de mettre en place, a constitué une brique essentielle de l’État providence, tant dans l’aide apportée aux acteurs économiques qu’aux individus. Il a ainsi permis à l’ensemble du tissu administratif, des hôpitaux à l’administration du travail et des impôts ainsi qu’aux services sociaux de s’adapter en temps réels à des besoins sensibles, décuplés et urgents. La solidarité d’État comme la solidarité de proximité auraient été impossibles sans l’outil numérique.

Chacun connaît l’ampleur de la fracture numérique, qui voit en France une personne sur cinq incapable de communiquer sur Internet. Celle-ci ne s’est évidemment pas réduite pendant la crise sanitaire qui a, au contraire, pu éloigner encore davantage certains exclus du numérique. Les plus âgés, les moins diplômés, les personnes aux revenus modestes fournissent les gros bataillons de cette catégorie de Français touchée par l’« illectronisme », soit 17% de la population totale. La question de l’inclusion numérique a d’ailleurs fortement mobilisé l’écosystème, sous l’impulsion des pouvoirs publics, au cours des derniers mois, comme l’illustre notamment la politique partenariale menée avec les collectivités et les grands acteurs associatifs autour du pass numérique. L’inclusion numérique figure d’ailleurs parmi les « 60 OQV » – « objectifs de vie quotidienne » – définis par la circulaire du 2 octobre 2019, ce qui signifie dans le jargon technocratique qu’elle a bien été ramenée au rang des priorités gouvernementales faisant l’objet d’un suivi scrupuleux.

C’est d’ailleurs pour veiller à ne pas voir cette fracture numérique devenir un dangereux gouffre que la MedNum, qui regroupe les acteurs de la médiation numérique, a lancé avec le soutien du gouvernement la plateforme Solidarité numérique, permettant sur un simple coup de fil de bénéficier de l’aide d’un médiateur pour les démarches en ligne essentielles. Des acteurs comme Emmaüs Connect se sont associés à des collectivités locales pour tenter de collecter en urgence du matériel destiné aux structures accueillant des populations fragiles comme les foyers de jeunes travailleurs. C’est encore le projet Centres sociaux connectés qui a été adapté et transformé, grâce à des cofinancements de l’Union européenne, en une plateforme baptisée « Mon centre social à la maison », mettant des ressources éducatives à la disposition des familles, des tutoriels, des permanences téléphoniques pour accompagner des publics mis en difficulté par la simple obligation de télécharger et d’imprimer l’attestation de sortie imposée par le ministère de l’Intérieur. Bien évidemment ces actions, aussi méritoires soient-elles, n’ont pas suffit à compenser les failles de notre société numérique mais sans aucun doute ont-elles permis de limiter la casse.

Mais la chaîne de solidarité numérique n’a pas visé qu’à maintenir dans le système ceux qui dérivent à sa marge. Le réseau Covid-entraide est une plateforme montée en un temps record, aux premiers jours du confinement, pour générer des boucles de solidarité locale. Si l’initiative est partie de la Meuse, elle a été boostée par un appel de 11 000 signataires, parmi lesquels Pablo Servigne, pour inciter à rejoindre le réseau et à transformer l’isolement imposé en un vaste élan de solidarité collective. Le réseau s’est d’abord étoffé par le biais de groupes de discussion sur Facebook ou Telegram, générant une cartographie de 620 collectifs locaux et un total de 100 000 abonnés aux différents canaux de discussion associés. Dédié aux initiatives collectives, le réseau Covid-entraide aiguille les propositions individuelles vers d’autres plateformes comme En première ligne, qui comptait début mai plus de 84 000 volontaires. Une solidarité qui n’a donc rien de virtuel.

Les initiatives ont ainsi fleuri, du plus global au plus local. Rendons à Facebook ce qui est à Facebook : la plateforme a ainsi activé très vite un outil baptisé « Communauté d’aide » pour favoriser toutes les démarches de solidarité, qu’il s’agisse de particuliers se proposant de faire les courses de leurs voisins fragiles, d’associations cherchant des volontaires pour nourrir des personnes sans domicile fixe ou de la collecte de dons pour soutenir telle fondation ou structure caritative. Enfin, le localisme permet de marquer un pont entre la solidarité et le commerce de proximité, tant les outils numériques ont permis de soutenir ceux des commerces de bouche qui ont, dès le départ, joué la carte du « click and collect » avec un succès qui s’est renforcé au cours des semaines. Le numérique n’aura pas donc servi que de marchepied à Amazon ou autre géant de la distribution mais a également su se mettre au service de l’« épicerie de quartier » plébiscitée par les consommateurs.

Déjà exposés au virus, les seniors sont, en prime, victimes de la fracture numérique : des élans de solidarité se sont ainsi opérés très rapidement à leur intention, comme ceux portés par la jeune start-up Mamie Boom, se repositionnant le temps de la crise sanitaire au chevet de nos aînés en leur proposant de l’aide pour faire leurs courses ou un peu de réconfort au téléphone pour les préserver de l’isolement. Un peu comme sur une appli de rencontres, un système de « matching » permettait de mettre en lien un étudiant et un senior afin d’organiser une sortie, un rendez-vous chez le coiffeur, une virée chez les commerçants. C’est aussi en pensant à l’isolement et à l’angoisse des personnes âgées que s’est montée en quelques jours via un groupe Facebook, Radio Libellules, diffusant chaque mercredi ses « ondes positives » dans cent cinquante Ehpad. C’est également le sens des initiatives ayant permis d’équiper certains Ehpad en tablettes pour permettre aux résidents, privés de visites de leurs proches, de renouer le lien, physiquement rompu. Un peu de douceur dans ce monde de virus.

Enfin, en matière de protection des plus fragiles, ce sont aussi les forces de l’ordre qui ont « musclé » leur présence numérique, en misant sur les réseaux sociaux pour éviter l’engorgement téléphonique et pour pouvoir apporter des réponses aux très nombreuses sollicitations enregistrées. Ainsi, leur premier tchat « spécial confinement » a-t-il été suivi par plus de 15 000 internautes, tout comme a bondi de 50% la fréquentation de leur plateforme de signalement des violences sexuelles, qui a permis une forte réactivité des services, pouvant procéder à l’interpellation d’un conjoint violent parfois moins de 30 minutes après le signalement en ligne. Globalement, les pré-plaintes en ligne ont doublé, qu’il s’agisse de dégradations, de vols, de cambriolages ou d’escroqueries notamment. Les gendarmes eux-mêmes ont constaté une hausse fulgurante de leur « brigade numérique », joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre et à même de répondre à des sollicitations dont le nombre a décuplé, portant sur les restrictions de confinement, les distances de déplacement autorisées, les violences intrafamiliales, les impératifs de garde d’enfants, le casse-tête des déménagements de locataires en fin de bail, les interventions d’artisans en urgence… La vie courante en mode confinement. Avec un résultat inédit : la police nationale a franchi la barre des 500 000 abonnés, mais a été dépassée par la gendarmerie, qui capitalise, elle, désormais 1,5 million de followers sur ses réseaux, avec un taux d’engagement élevé, via les likes et retweets des contenus utiles. Nabilla n’a qu’à bien se tenir.

Le numérique et la culture de l’esprit et du corps

Si le confinement a été synonyme d’un recul des actes d’achat, la consommation de biens culturels dématérialisés a, en revanche, très fortement progressé. La moitié environ des personnes interrogées – dans des proportions variant entre 40% et 55% selon les items – affirment avoir, en effet, mis le confinement à profit pour visionner davantage de séries et de films, pour lire davantage de livres et de journaux et pour écouter plus de musique.

Plus connectés, plus cultivés ? Oui, en somme, avec un bémol toutefois : la séquence a surtout vu s’intensifier les pratiques des anciens adeptes sans en convertir vraiment de nouveaux. Les 15-24 ans et les femmes ont été les premiers à plonger dans ce bain de culture. Facteur fréquent de clivage socioculturel, cette pratique intensifiée a cette fois touché d’identique façon les différentes catégories socioprofessionnelles : 65% des CSP+ et 65% des CSP- ont ainsi augmenté leur pratique pendant la période de confinement (mais seulement 57% des inactifs néanmoins), même si l’on sait que capital culturel et capital économique ont souvent partie liée et que les inégalités d’accès à la culture n’ont ici pas été remises en cause. Plus globalement, la consommation de biens culturels est citée par les sondés comme l’activité la plus indispensable à leur équilibre en période de confinement, à 53%, distançant nettement le sport (40%) et les activités manuelles et le bricolage (39%).

Les esprits grincheux y verront le triomphe des Netflix et Disney+ et n’auront pas tort : la première plateforme a gagné 15,77 millions d’abonnés payants dans le monde au premier trimestre et a doublé son bénéfice net sur la période ; la seconde a pu dépasser les 50 millions d’abonnés payants, cinq mois seulement après son lancement aux États-Unis et deux semaines après son arrivée en France. Mais small is beautiful aussi : un service de vidéos à la demande comme La Toile, monté en partenariat avec de petits exploitants de salles, a aussi enregistré un afflux d’adhésions à partir du 15 mars 2020, avec un catalogue de quatre cents films dont le visionnage rémunère également les exploitants. Même dans leur canapé, les spectateurs passant par cette plateforme font ainsi le choix de leur cinéma de quartier, démontrant que le web n’est pas qu’un monde de géants profitant aux géants mais sait renforcer la culture de proximité.

Les puristes se désoleront peut-être que les jeux vidéo, classés parmi les biens culturels, aient connu davantage de succès que les classiques de la littérature mais il faut noter que les achats de consoles ont bondi de 140% dans la semaine du 16 mars 2020, avec une croissance de 180% des ventes de jeux au format digital. Cet engouement n’a d’ailleurs pas échappé à Google qui a rendu sa plateforme de jeux en ligne, Stadia, gratuite pendant deux mois dans quatorze pays.

N’en déplaise aux gamers, la fermeture des librairies a aussi entraîné une hausse sensible des ventes d’ebooks et d’audiobooks, avec une croissance globale de 130% enregistrée par la Fnac, avec, parmi les dix meilleures ventes de livres électroniques, un cocktail de polars, de nouveautés littéraires et de « feel good books », sans oublier le parascolaire. Les éditeurs eux-mêmes ont sauté le pas en développant les téléchargements gratuits, notamment sur certains formats courts, pour stimuler l’envie de lire, avec un effet commercial efficace : Gallimard a ainsi vu, dans le même temps, ses ventes d’ebooks passer de 8000 à 20 000 par jour entre début mars et fin avril 2020. Ne donnons pas d’écho excessif toutefois à une pratique sociologiquement circonscrite à des catégories sociales plutôt favorisées.

Les chaînes d’humour et la découverte de nouveaux talents, s’inspirant volontiers des affres du confinement – comme sur le compte « Les nouveaux caractères » de la jeune comédienne Lison Daniel –, les comptes dédiés à la cuisine, animés par des professionnels, des célébrités ou des inconnus prodiguant leurs conseils pour se nourrir sainement mais savoureusement n’ont jamais connu un tel trafic. Ce fut également le cas des tutoriels de couture ou de bricolage, des comptes « déco » – quand on est assigné à résidence, il n’est pas illogique de s’intéresser à l’agencement de son intérieur – ou de certains comptes culturels, y compris ludiques et décalés à l’image de La Minute Culture, parmi les grands succès numériques de ce confinement. Le ministère de la Culture et ses grands musées ont, par ailleurs, développé de précieux outils pour rendre accessibles, à distance, des éléments précieux de notre patrimoine.

Côté musique, nos amies les stars ont régulièrement fait dans le concert virtuel, seuls ou à plusieurs – comme les Stones, un temps reconstitués –, chez eux, pour offrir à leur public des morceaux de répertoires revisités dans un format intimiste. On voudra ici seulement signaler les « concerts d’escalier » du pianiste Alexandre Tharaud, dispensés depuis la cage d’escalier de son immeuble à destination de ses voisins. Deezer a noté une baisse d’écoute sur les pics habituellement enregistrés entre 6 heures et 9 heures du matin ou après 18 heures pour une écoute davantage lissée dans la journée et un succès inédit pour certaines de ses playlists : les podcasts dédiés aux enfants ont bondi de 323%, de 426% pour « Travailler au calme », de 389% pour « Ménage en musique », loin derrière le carton de « Yoga et méditation » avec 621% d’augmentation et le record absolu de « Cuisine en musique » (+930%). Mais, les premières marches du podium, fin mars, étaient occupées par les playlists « Ensemble en famille » et « Sport motivation ».

Les start-up liées à la pratique du sport ont d’ailleurs elles-mêmes fait preuve d’une grande souplesse pour capter les envies de sueur d’internautes privés de leur salle de gym préférée et même de bitume urbain. Chaînes YouTube dédiées, coaching et cours en ligne… Gymlib, par exemple, qui propose aux entreprises des abonnements en salle pour leurs salariés, a immédiatement fait évoluer son offre pour développer la télé-gym. FizzUp, spécialiste du coaching sportif en ligne depuis dix ans, a vu ses demandes multipliées par vingt la première semaine, pour atteindre un total de 5 millions d’inscrits dans quarante pays. De la même façon, Yoga Connect a doublé son nombre d’abonnés et l’influenceuse Lili Barbery-Coulon proposait chaque soir un cours de yoga suivi par plus de 10 000 internautes, soit quasiment la jauge de Bercy ou de Roland-Garros. Encore plus fort, Sport Heroes, jeune pousse française qui développe la plateforme United Heroes, a été contactée par les organisateurs américains de l’Iron Man, course emblématique mêlant natation, course et vélo, pour en proposer la première édition digitalisée de l’histoire : 12 000 pratiquants, bien équipés à leur domicile, ont ainsi participé à cette course virtuelle, retransmise en direct sur Facebook et commentée par des experts.

Enfin, ceux que l’on nomme désormais des « influenceurs », largement suivis dans les événements qu’ils ont l’habitude de poster sur les réseaux sociaux, les produits dont ils font la promotion, leurs voyages partagés sur Instagram, n’ont pas pour autant été mis au chômage partiel, bien au contraire. Mettant les partenariats commerciaux de côté dans une période d’économie en veille, l’influenceuse Romy, par exemple, jeune Montpelliéraine suivie par 1,3 million d’abonnés sur Instagram, a opté pour des vidéos portant tout simplement sur son quotidien comme ces « 24 heures en confinement avec moi », visionnées plus de 700 000 fois. Mais, c’est autant que le nombre d’abonnés que compte la chaîne Maths et Tiques, lancée par l’enseignant Yvan Monka, véritable carton, alors que 12 millions de scolaires étaient renvoyés aux quatre murs de leur chambre.

Tous les sports et toutes les pratiques culturelles ont d’ailleurs été à l’honneur pendant cette période, si l’on en croit l’énorme succès des sites pornographiques, qui ont enregistré une hausse de fréquentation d’environ 50% en début de confinement, sans aucun doute stimulée par certaines initiatives de diffuseurs. Pornhub a ainsi offert un forfait premium à tous les internautes européens, donnant accès à un catalogue de 100 000 vidéos, manifestement très appréciées ; l’incontournable Marc Dorcel en a fait autant, enregistrant une hausse de trafic globale de 30% à 50% et un pic exceptionnel à l’annonce de la gratuité puisque le trafic a atteint en huit heures l’équivalent d’un mois de visionnage habituel, avec un triplement de la fréquentation féminine. Un remède manifestement efficace à la distanciation physique et à l’assignation à résidence. Un temps délaissées, les applis de rencontre, dont l’audience a chuté d’environ 50% au début de la pandémie, ont rapidement retrouvé des couleurs. Dès le 22 mars dernier, Meetic enregistrait sa deuxième plus forte activité depuis le début de l’année et la tendance fut la même chez tout le monde : +35% chez Bumble, +18% chez Happn, +8% chez Badoo, d’excellentes performances qui ne sont toutefois rien comparées à la hausse de 170% enregistrée par Gleeden en mars, appli dédiée aux rencontres extraconjugales, manifestement encore plus prisées en période de confinement familial. Les novices pourraient être surpris de ce succès des applis de rencontre sans possibilité de « date » physique alors que la réponse va de soi : les vidéo-calls ont pris la place. Pas de répit pour le « dating » donc, même en temps de pandémie.

Mais les voies d’apaisement intime auront été multiples : Petit Bambou – dont le nom est sans lien avec le paragraphe précédent –, appli star de la méditation, est passé de 5 000 à 15 000 utilisateurs par jour, succès qui confirme tout à la fois l’engouement pour cette pratique mais aussi sans doute une forme d’anxiété, voire de détresse psychologique, liée au contexte.

Même confinés, nos corps et nos esprits auront ainsi trouvé dans le numérique un précieux allié pendant ces semaines singulières, déterminant pour l’équilibre de chacun, pour la gestion du stress, même si, là encore, nous savons que les écarts de pratique sont le reflet cru de fractures sociales anciennes.

Le numérique ou le « télétravail des enfants » : l’ambition de la continuité pédagogique

Enfin, si le numérique a permis une continuité de travail pour une part significative d’actifs adultes, il a aussi garanti une continuité pédagogique pour une proportion significative du public scolaire. Sans mésestimer les difficultés d’accès au télé-enseignement pour certaines catégories socialement défavorisées, l’Éducation nationale, au prix d’une profonde et fulgurante adaptation, aura su transformer le temps de confinement en un temps utile pour les écoliers, collégiens et lycéens.

Avec l’annonce de la fermeture des établissements scolaires, précédant de quelques jours celle du confinement de tous, l’Éducation nationale s’est transformée en quelques jours en un « CNED géant », tournant le dos à son fonctionnement habituel pour tenter de réinventer fondamentalement la pratique professionnelle qui la fonde depuis toujours, celle du face-à-face entre un enseignant et ses élèves.

Si le numérique avait commencé d’imprégner la communauté éducative depuis déjà de nombreuses années, celle-ci s’est néanmoins trouvée confrontée à une situation inédite mettant le télé-enseignement au cœur de l’ambition de continuité pédagogique. Notons préalablement que si le Plan numérique pour l’éducation, adopté en 2017, prévoyait que 50% des établissements soient équipés de tablettes et d’ordinateurs, le bilan de sa mise en œuvre a été jugé décevant par la Cour des comptes. Rappelons, en outre, que tous les enseignants ne sont pas formés à l’usage des outils numériques, que tous n’ont pas mis ce dernier au centre de leur activité pédagogique, et qu’ils ne disposent, par ailleurs, pas de matériel propre pouvant être utilisé à domicile. Spécificité en effet, les enseignants font partie des rares professions à qui leur employeur ne fournit pas les outils indispensables à l’exercice de leur métier (ordinateur portable, imprimante, scanner…), contrairement aux autres télétravailleurs. Résultat, les enseignants français sont plutôt très mal classés par l’OCDE, qui évalue que seuls 56% d’entre eux ont les compétences techniques et pédagogiques nécessaires pour intégrer le numérique dans leur enseignement. Encore plus que pour les primo-télétravailleurs du secteur privé, les enseignants ont eu à faire en un temps record une mue très profonde, avec une part d’improvisation très forte et un handicap lié à leur sous-équipement. Ajoutons que ces mêmes enseignants, lorsqu’ils sont eux-mêmes parents, ont eu à affronter une « double peine » : celle d’assurer l’école à la maison de leurs élèves en même temps que celle de leur progéniture.

Ce que nous inventorions ici ne fait aucunement fi des difficultés rencontrées, des insuffisances et des fractures que la situation n’a pas manqué d’engendrer, comme beaucoup l’ont souligné. La continuité pédagogique aura été un objectif général qui n’a pas permis qu’en tous lieux du territoire, pour tous les établissements, tous les niveaux scolaires, tous les enfants, un enseignement soit dispensé dans des conditions favorables, loin de là. Sans disposer encore, à date, d’éléments rigoureux de retour d’expérience, il est probable que les collégiens et lycéens des grandes métropoles aient été les principaux bénéficiaires des efforts déployés.

La fracture numérique est naturellement venue amplifier une fracture sociale bien présente : le lieu géographique de résidence et la couverture numérique correspondante, les conditions de logements, d’équipement informatique, de soutien familial auront été autant de facteurs parfois aggravants. Si le décrochage, selon les déclarations du ministre lui-même, a pu très tôt concerner entre 5% et 10% des élèves, les écarts à la moyenne ont pu être très élevés dans certains établissements avec un probable préjudice à long terme : pour les enfants de certains quartiers, la fermeture de l’école aura été synonyme de sortie pure et simple du système scolaire, potentiellement durable, composante d’un handicap social pérenne dans un pays où la formation initiale pèse très lourdement dans la définition des trajectoires individuelles. Pour certains élèves donc, incontestablement, le confinement aura été synonyme de relégation scolaire et sociale. Mais qu’en aurait-il été en l’absence de ce télé-enseignement ? Le décrochage n’aurait-il pas été bien plus massif encore ?

Mais cette réalité ne saurait masquer celle, nettement plus positive, qui a permis à un nombre significatif d’enfants de devenir en quelques jours des élèves connectés : dès le 14 mars dernier, 220 000 inscriptions étaient ainsi enregistrées sur le site Ma classe à la maison conçu par le CNED pour permettre de faire cours en visioconférence et les autres espaces numériques de travail qui existent dans les collèges et les lycées, les plateformes comme Pronote ont ainsi permis de révolutionner l’espace-temps traditionnel de l’enseignement. Dès les premiers jours, France-Télévisions a par ailleurs été sollicitée, à travers la plateforme Lumni, pour diffuser des cours à l’antenne, transformant le pays en une véritable « nation apprenante ».

Malgré des ratés au démarrage liés à un afflux inhabituel de connexions, les infrastructures ont tenu et les outils mis à disposition ont été opérationnels. Et lorsque le CNED ou autre Pronote ont été débordés, de nombreux établissements ou enseignants ont pu puiser dans la boîte à outils de Google for Education ou recourir à des outils « généralistes » de type WhatsApp, Teams, Zoom, la plateforme de streaming Twitch, voire le site de discussion Discord.

En appui de cette continuité numérique, un partenariat a été noué avec La Poste afin de développer une plateforme qui permette l’impression et l’envoi de documents au domicile des enfants le nécessitant. De la même façon, un système de soutien scolaire personnalisé a été très rapidement déployé à destination des élèves en difficulté, avec un objectif situé entre 300 et 400 000 élèves au lendemain des vacances de printemps.

Les EdTechs constituent en France une filière relativement modeste de 300 à 400 acteurs, sur un marché français encore timide, que le confinement pourrait toutefois doper de façon durable. La plateforme Lalilo, dédiée aux jeunes scolaires, a annoncé avoir enregistré en quatre jours les inscriptions de plus de 10% des enseignants du second cycle (environ 14 000 sur 135 000). Kosmos, éditeur nantais qui figure parmi les leaders français des ENT, a enregistré dès le 12 mars 2020 un pic de connexion et de sollicitation quintuplé par rapport à un jour habituel, avec 400 millions de requêtes et 2,5 millions de mails, nécessitant pour l’entreprise de doubler ses serveurs, son architecture et ses ponts. Un acteur comme OpenClassrooms, start-up créée en 2013, qui s’est donné pour mission de « rendre l’éducation accessible à tous », a vu arriver en une semaine 600 demandes d’établissements. Présente dans 140 pays, avec des cours dispensés en français et en anglais, la plateforme visait 1000 établissements et 100 000 étudiants connectés fin avril. Mais, on peut également mentionner l’INP-Ensiacet de Toulouse, école d’ingénieurs qui fait étudier ses 1000 élèves à distance sans trop de difficultés puisque l’école s’était dotée en janvier de son « double numérique » : en plus de suivre les cours à distance, les étudiants accèdent aux données (analyses, recherche, bibliographies…) et aux logiciels métiers comme s’ils étaient dans leur salle informatique. En somme, le secondaire comme le supérieur se sont mobilisés pour faire vivre la continuité d’apprentissage.

Beaucoup de choses ont été imparfaites, mais la réactivité d’une institution autrefois qualifiée de « mammouth », grâce à la mobilisation de tous les acteurs de l’écosystème éducatif – ministère, opérateurs d’État (Réseau Canopé, CNED), collectivités, équipes pédagogiques de terrain, parents, enfants, entreprises EdTech, partenaires associatifs –, a été réelle et a permis de maintenir un contact avec la plupart des élèves en leur proposant, vaille que vaille, des activités scolaires. Malgré un manque de formation à l’ingénierie pédagogique des enseignants, malgré un déficit de compétences numériques de certains enseignants, parents et enfants, malgré les aléas techniques, malgré une capacité d’autonomie différente chez les enfants, un virage a été amorcé, qui pourrait bousculer en profondeur l’art d’enseigner en exploitant bien davantage à l’avenir les ressources pédagogiques propres à l’environnement numérique. L’école d’après pourrait ainsi articuler autrement, de façon harmonieuse et féconde, présentiel et télé-enseignement, en mêlant travail en classe, à l’extérieur, au CDI, à la maison, en bibliothèque, au musée… Avec le confinement, paradoxalement, le lieu de l’apprentissage ne s’est pas rétréci : les outils numériques lui ont, au contraire, donné une extensivité bien réelle. Si demain des réponses sont apportées pour surmonter toutes les fractures numériques – liées à l’équipement, à l’accès au réseau, aux compétences d’utilisation –, par la finalisation du plan gouvernemental de couverture du territoire, par la fourniture d’équipement aux enseignants et aux élèves – envisager de fournir à tous les élèves et à tous les enseignants une tablette relève-t-il de l’utopie ? –, par la formation continue des uns et des autres, l’école numérique saura renouer avec la promesse d’égalité et d’émancipation qui demeure son socle.

En guise d’ouverture : le numérique au service du monde d’après 

Nos vies ont été très brutalement et très profondément impactées par un confinement généralisé qui nous a amenés à renoncer, en un temps record, à l’une de nos libertés les plus fondamentales : celle de se déplacer. Cette assignation à résidence a été rendue acceptable à une majorité de nos concitoyens parce qu’il en allait de la vie de certains d’entre nous. Mais elle a aussi été acceptée parce que nos vies, parfois ralenties, ne se sont pas arrêtées, grâce à l’omniprésence des outils numériques. Ceux-ci ont été des vecteurs de lien social, d’activité économique, de pratiques culturelles et sportives, de solidarité entre tous, d’amour et d’amitié, nous permettant de vivre différemment tout en restant nous-mêmes. Le numérique était accusé de déshumaniser notre société, de désagréger notre cohésion, de nous rendre aliénés et débiles. Le confinement a démontré qu’il nous avait, au contraire, permis d’interagir, de nous rendre utiles, solidaires, de partager de la connaissance, du beau, des émotions et du plaisir, en somme de « faire humanité ».

Cette analyse n’ignore rien des difficultés vécues : la société d’hier étant faite de violences, d’inégalités et d’injustices, la société numérique confinée en a parfois été un accélérateur ou, à tout le moins, une caisse de résonance. La société numérique ayant connu une effervescence inédite, ses travers s’en sont eux-mêmes trouvés amplifiés : davantage d’informations partagées, ce sont davantage de fake news en circulation, davantage d’échanges, ce sont aussi davantage de contenus violents et de cyberharcèlement, davantage de trafics, ce sont davantage d’arnaques en ligne, un risque accru de cyberattaque… Quand l’existence se replie sur le cadre de vie domestique, le confort de celui-ci devient encore plus que d’habitude un élément de discrimination. L’exhibition sur les réseaux sociaux de l’intérieur des plus favorisés d’entre nous, célébrités en tête, devient alors source de dissension, rappelant combien le confinement aura été vécu de différente manière, selon les ressources matérielles et culturelles à disposition. Autant de façons de vivre le confinement que de confinés. La fracture numérique a isolé beaucoup de ceux qui l’étaient déjà ; mais la continuité numérique en a sauvé beaucoup d’autres, dans un climat de menace sanitaire et de tensions sociales particulièrement anxiogène.

Pendant le confinement, le numérique aura ainsi été une arme de protection massive, contre l’isolement du plus grand nombre, contre la détresse psychologique, contre le marasme économique, contre le dénuement culturel et émotionnel. Et pour demain ? Comment le rendre encore plus efficace au service de nos envies individuelles et de notre besoin de cohésion collective ? Comment surtout le mettre au service d’enjeux de société et contribuer à voir en lui un allié plutôt qu’un ennemi ?

Nous sommes entrés dans une ère nouvelle de la vulnérabilité – une vulnérabilité « au carré », car elle conjugue les effets d’une menace sanitaire imminente et ceux d’une menace environnementale structurante –, face à laquelle le capitalisme numérique doit savoir démontrer qu’il dispose de plus d’atouts que le capitalisme industriel.

Le capitalisme industriel a été mis au service d’un puissant projet de société : celui de l’abondance matérielle. Nous sommes en train d’en trouver la porte de sortie mais questionnons désormais le capitalisme numérique dans sa capacité à servir le triptyque « santé-solidarité-souveraineté » évoqué en ouverture.

Le capitalisme numérique doit ainsi se faire plus « propre » que le capitalisme industriel, se fondant sur un système productif ayant un impact plus vertueux sur le climat et l’environnement que l’économie carbonée qui fut la nôtre à travers les différentes révolutions industrielles traversées. Nul doute que le télétravail en fournit une autre illustration emblématique, à travers les externalités positives qui sont les siennes (décongestion urbaine, moindre pollution…) mais il n’est que la face émergée de l’iceberg. En outre, l’extension du télétravail fera des gagnants et des perdants et devra fait l’objet de compensation pour ne pas venir accentuer certaines fractures économiques et sociales. Plus propre, le capitalisme numérique doit aussi savoir faire la démonstration qu’il sera plus inclusif pour l’ensemble des fonctions et des catégories alors qu’il est aujourd’hui bien souvent vu comme un vecteur de fragilisation, à travers la bipolarisation du monde du travail qu’il aggrave. La question de l’impact de la révolution digitale sur certains métiers reste devant nous.

Le capitalisme numérique doit ainsi se faire plus « protecteur » que le capitalisme industriel : ce dernier a su financer, dans le cadre de l’État providence du XXe siècle, une protection sociale fondée sur des droits collectifs venant « réparer » les impacts négatifs du système ; demain, une exploitation éthique de la data permettrait d’anticiper les risques individuels les plus poussés. La « prévention sociale augmentée » serait au capitalisme numérique ce que la « protection sociale » fut au capitalisme industriel. En attendant de se projeter dans ce nouveau système, où les données voleraient au secours de notre santé sans menacer nos libertés, la question des protections sociales accordées à certains travailleurs de l’économie numérique, dont on voit la tendance régressive qu’elle alimente, demeure un enjeu majeur pour la cohésion sociale et le retour d’une forme de confiance collective face au progrès technologique.

Le capitalisme numérique doit ainsi se faire plus « souverain » que le capitalisme industriel. Ce dernier, qui a trouvé son aboutissement dans une mondialisation qui tout à la fois détruit la nature, désagrège nos sociétés et dépasse la capacité d’action et de régulation de nos États démocratiques, doit céder la place à un système qui permette tout à la fois de retrouver la maîtrise de nos chaînes d’approvisionnement en même temps que celle de nos données personnelles qui constitue, après la terre et le capital, la source de valeur essentielle aujourd’hui.

Le chantier est vaste mais, lorsque la vie l’emporte, le progrès demeure toujours une hypothèse. 

Propositions

  • Fin des zones blanches en 2021 

La fracture numérique ne se résorbera que si la question des infrastructures est enfin résolue pour garantir à toute personne en tout point du territoire une connexion à haut débit efficiente.

  • Mise en place effective d’un tarif social d’Internet et d’un « chèque numérique »

Il est impératif que l’ensemble des opérateurs proposent aujourd’hui un tarif « social », garantissant à tous une connexion à un prix accessible aux personnes les plus en difficulté, renforcé par l’application effective du maintien de la connexion Internet à domicile en cas d’impayés. Ceci doit être complété d’un « chèque numérique », potentiellement versé par la Caisse d’allocations familiales, pour l’aide à l’achat d’un ordinateur pour les foyers défavorisés.

  • Dotation d’un ordinateur à tout jeune de seize ans

La question de l’équipement, indispensable à la pratique et à l’inclusion numériques, est un vecteur d’autonomie pour tout jeune, quelle que soit sa situation scolaire, sociale ou professionnelle ; chacun se verrait doté d’un ordinateur l’année de ses seize ans.

  • Dotation d’un ordinateur à tout enseignant

L’usage du numérique est désormais indispensable à l’organisation de cours scolaires quel que soit le niveau et permet de faire évoluer les techniques pédagogiques ; aussi, comme pour toute fonction dans l’entreprise ou l’administration nécessitant un équipement informatique, l’ordinateur doit être considéré comme un outil de travail élémentaire pour tout enseignant et doit ainsi être fourni par son employeur.

  • Formation à l’usage du numérique à toute personne de plus de seize ans qui en ferait la demande

Toute personne ne maîtrisant pas les rudiments du numérique doit pouvoir trouver un dispositif gratuit d’initiation, d’accompagnement et de formation pour parvenir à utiliser le numérique dans ses dimensions les plus pratiques et les plus quotidiennes.

  • Faire du télétravail la règle

Le confinement ayant permis de lever un certain nombre de freins culturels et matériels dans le monde professionnel (public et privé) pour favoriser le télétravail, celui-ci doit demeurer demain la règle dans toute organisation et sur toute fonction où il est possible – et souhaité par les intéressés –, négocié avec les partenaires sociaux et/ou encadré par des règles communes pour conjuguer besoins de l’employeur et aspirations individuelles. Des compensations devront être recherchées pour toutes les autres fonctions et personnes non éligibles à cet assouplissement et à ce progrès, par exemple sous la forme d’un regroupement du temps de travail sur quatre jours.

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