L’élection de Lula à la présidence du Brésil a mis fin à celle d’extrême droite de Bolsonaro et va modifier considérablement la politique étrangère de Brasilia. Selim Dorel, en rappelant celle menée par Lula et Celso Amorim, son ministre des Affaires étrangères lors de ses précédents mandats présidentiels (2003-2011), souligne sa spécificité et ses réussites, mais aussi le « savoir-faire » de son maître d’œuvre, Celso Amorim.
Aux lendemains de l’élection présidentielle au Brésil et de la courte victoire de Lula da Silva face au président sortant Jair Bolsonaro, c’est l’espoir qui anime les observateurs d’un pays n’étant plus que l’ombre de lui-même, tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale. Affaibli à la suite d’une décennie de crises politiques et sociales, isolé à l’international et plus divisé que jamais en conséquence des quatre ans de mandat de Jair Bolsonaro, le Brésil est aujourd’hui loin d’incarner le rôle de « global player » qu’il remplissait il n’y a pourtant pas si longtemps, et notamment sous la précédente présidence de Lula1Kevin Parthenay, Crises en Amérique latine, Paris, Armand Colin, 2020.. En effet, le nouveau président retrouve des fonctions qu’il a déjà occupées de 2003 à 2011, période durant laquelle le Brésil s’imposa comme puissance émergente de premier rang économiquement mais également politiquement, allant jusqu’à bousculer la hiérarchie et la structure d’un système international pourtant bien établi. Aujourd’hui, Lula a vieilli et est loin de disposer d’un socle politique aussi solide que dans les années 2000. Toutefois, si bon nombre de difficultés en matière de politique intérieure semblent d’ores et déjà se mettre en travers de son chemin, les retrouvailles de l’ancien syndicaliste avec le pouvoir suscitent l’espoir de la réactivation d’un Brésil acteur global, moteur du multilatéralisme et de l’intégration régionale.
D’aucuns prédisent même le retour aux affaires de Celso Amorim, emblématique ministre des Affaires étrangères de Lula et architecte de la « Grande Stratégie » internationale du Brésil des années 2000. Si Mauro Vieira a été choisi par Lula comme ministre des Affaires étrangères, on peut penser que le diplomate de quatre-vingt ans disposera d’une influence substantielle sur la conduite des affaires internationales du pays, alors qu’il est encore aujourd’hui l’un des plus proches conseillers du président élu.
Pourquoi tant de crédit accordé à la figure de Celso Amorim, tout particulièrement au vu de l’inscription de son action dans une période où la médiatisation de Lula et son activisme diplomatique semblaient éclipser les niveaux ministériels du gouvernement brésilien ? En quoi aura-t-il marqué l’histoire des relations internationales certes brésiliennes, mais également sud-américaines et globales ? Après un retour biographique sur la carrière de Celso Amorim, nous reviendrons plus en détail sur la spécificité de son action en tant que ministre de Lula, et notamment sur l’impact inégalé du Brésil sur les relations internationales des années 2000. Nous argumenterons que, si la « Grande Stratégie » brésilienne ayant marqué cette époque des relations internationales reste fortement associée à la figure de Lula, elle répond à une certaine direction idéologique, théorisée sur la durée et en majeure partie mise en pratique par Celso Amorim.
Un diplomate engagé pour le multilatéralisme
Celso Amorim, diplomate de carrière, est diplômé du prestigieux Institut Rio Branco en 1965. Engagé à gauche, et militant notamment au sein de l’Union nationale des étudiants avant la dictature, il fait son entrée dans le milieu ministériel en 1987, en étant nommé secrétaire aux affaires internationales du ministère des Sciences et Technologies. Peu nombreux sont les postes occupés par le diplomate dont on ne ressentira pas l’influence, quelques années plus tard, sur sa conduite de la politique étrangère du Brésil : ainsi, une fois installé à l’Itamaraty2Palais de l’Itamaraty, siège du ministère des Affaires étrangères brésilien., il fera de la coopération industrielle et technologique l’un des piliers de son activité, et du ministère des Sciences et Technologies l’épicentre de l’internationalisation des politiques et « bonnes pratiques » brésiliennes en matière de développement3Carlos Aurélio Pimenta de Faria, « Foreign Policy and Policy Diffusion in Lula da Silva’s Brazil (2003-2010) », Contexto Internacional, vol. 44(1), janvier-avril 2022..
Mais c’est surtout un activisme international sans pareil et un engagement passionné en faveur du multilatéralisme qui marqueront la carrière de Celso Amorim aux affaires étrangères, d’abord sous la présidence d’Itamar Franco entre 1994 et 1995, mais surtout sous les deux mandats consécutifs de Lula da Silva, entre 2003 et 2011. Une foi en l’action multilatérale que l’on peut attribuer à une certaine expérience de cette dernière, Amorim ayant tout au long des années 1990 et presque sans interruption représenté le Brésil auprès des Nations unies, mais également de l’Organisation mondiale du commerce, du GATT ou encore de la Conférence du désarmement à Genève. Au sein de cette dernière ainsi qu’à l’ONU, il fait preuve d’un fort engagement en faveur des enjeux de désarmement et de non-prolifération, dans le sillage de son illustre prédécesseur Araujo Castro, ministre des Affaires étrangères de 1963 au coup d’État militaire de 1964. Un engagement auquel, plus tard, l’on pourra rapporter l’initiative brésilienne de 2010 d’engager des négociations avec l’Iran dans le cadre du traité de non-prolifération nucléaire.
Ministre de la Défense sous Dilma Roussef (2011-2015) et enfin directeur, en 2015, de la mission d’observation électorale de l’Organisation des États américains (OEA) à Haïti, Celso Amorim est principalement reconnu pour avoir été l’instigateur et l’éminence grise de l’orientation « humaniste » de la politique étrangère du Brésil sous Lula da Silva, politique « ativa e altiva » qui plaça la nation sud-américaine sur le devant de la scène mondiale et qui valut au diplomate d’être qualifié par Foreign Policy en 2009 de « meilleur ministre des Affaires étrangères au monde ».
Une politique étrangère au service d’un système international égalitaire
La politique étrangère de Celso Amorim s’appuie ainsi sur la diplomatie et est fondée sur un certain nombre d’objectifs. Tout d’abord, elle vise à l’élaboration d’une identité internationale renouvelée pour le Brésil, cœur de la « Grande Stratégie » poursuivie par le gouvernement et orchestrée minutieusement par Amorim. Par conséquent et afin de faire du Brésil la puissance globale qu’il aspire à être, la politique étrangère s’appuie sur la défense et le renforcement des organisations internationales et autres arènes multilatérales, assortis d’un activisme en faveur d’une démocratisation de ces dernières. Le Brésil promeut la coopération internationale, et notamment entre pays du Sud global, coopération économique et politique se voyant concrétisée par la formation de coalitions Sud-Sud et l’institutionnalisation des instances de coopération informelles existantes, telles que le G20, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, puis Afrique du Sud à partir de 2011) ou encore l’IBSA (Inde, Brésil, Afrique du Sud). Cette inclinaison à la coopération Sud-Sud se traduit, particulièrement sur les volets économique, commercial et industriel, par le développement de nombreux partenariats bilatéraux avec les pays en développement, notamment en Amérique latine et en Afrique lusophone (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, etc.). Sur le plan régional enfin, le Brésil affirme sa position de leader en soutenant le développement notamment du Mercosur (Marché commun du Sud) et plus particulièrement encore de l’Unasur (Union des nations sud-américaines), institution politique venant concurrencer la prééminence traditionnelle de l’OEA, et plus globalement l’hégémonie états-unienne, par la matérialisation d’une sous-région sud-américaine dans laquelle l’hégémon est brésilien.
En effet, la « Grande Stratégie » brésilienne vise non seulement à transformer la place du Brésil dans l’ordre régional et international, mais également à questionner le système international dans son ensemble. Des mots mêmes d’Amorim, l’objectif de cette stratégie était d’arriver à « une certaine reconfiguration de la géographie commerciale et diplomatique du monde ». Le système international est alors en effet perçu par nombre de pays en développement comme injuste, à l’image de ses institutions reproduisant la domination d’une élite réduite composée d’États du Nord et majoritairement occidentaux. Et c’est la principale instance multilatérale, l’Organisation des Nations unies, dont l’élitiste Conseil de sécurité symbolise la hiérarchie de statuts animant le système international, qui recueille les critiques des États aspirant à démocratiser la gestion des affaires globales. La voix de cette frustration est au cours des années 2000 principalement portée par le Brésil, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères. En effet, le Brésil milite pour une réforme d’un Conseil de sécurité des Nations unies jugé anachronique, réforme qui consisterait notamment en l’augmentation de son nombre de membres permanents, l’attribution de nouveaux sièges de membres non permanents aux États issus du Sud global, le tout assorti d’une limitation du droit de veto, marque distinctive du fonctionnement du Conseil. L’engagement d’Amorim contre l’inégalité du système international, loin de se limiter au champ politique, ne doit cependant rien au hasard. Si l’on peut faire remonter la revendication par le Brésil d’un siège au Conseil de sécurité des Nations unies aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la politique étrangère du tandem Lula-Amorim s’inscrit dans une tradition diplomatique brésilienne de critique d’un ordre international libéral favorisant les puissances occidentales et excluant les pays en développement. Plus d’une fois, les diplomates brésiliens se sont élevés contre l’inégalité du système international de leur époque, et affirmés comme leaders et porte-paroles de la « périphérie », qu’elle soit strictement sud-américaine ou plus globale. Dès les prémisses du multilatéralisme, Rui Barbosa s’illustre à la conférence de la Haye de 1907 en y défendant l’égalité entre les nations. Quelques années plus tard, en 1963, Joao de Araujo Castro marque la XVIIIe session de l’Assemblée générale des Nations unies par sa proposition de la politique des trois « D » : désengagement, désarmement et décolonisation. La promotion des normes et règles internationales, ainsi que le recours au multilatéralisme comme moyen de défense de la souveraineté et des intérêts brésiliens, est ainsi déjà au cœur de l’activité de ces illustres personnages, dont la filiation est revendiquée sans tabou par Celso Amorim.
Le Brésil porte-parole d’un Sud global
Rien d’étonnant, alors, à ce que ce diplomate de carrière entre à l’Itamaraty en 2003 avec une certaine conception de ce que doit être la place du Brésil dans le monde. En effet, là où beaucoup considéraient le Brésil comme une grande puissance en devenir depuis des années, Amorim fait le choix de ne pas revendiquer ce statut, tempérant par là même les ambitions de son président et cela alors que, boom des matières premières et découverte de gisements offshore aidant, le Brésil devenait une puissance économique sans précédent dans son histoire. Le pragmatisme en la matière d’Amorim tient au fait que l’inscription revendiquée du Brésil dans le camp des puissances intermédiaires, ou plutôt émergentes, issue du Sud et sans vocation à l’abandonner, lui permet de développer un processus de « nation-branding » fondamental à l’établissement du Brésil comme puissance d’un nouveau type. Le militantisme en faveur de la démocratisation du système international et la remise en cause de son inégalité sous-jacente, l’accent mis sur la coopération, l’investissement dans l’aide au développement, dans la médiation des conflits et les opérations de maintien de la paix, permettent au Brésil de développer l’image d’une puissance bienveillante, jouissant à l’échelle régionale d’une « hégémonie consensuelle », et de se faire le porte-parole d’un Sud global prompt à se rassembler jusqu’à parfois être capable de modifier la balance de force avec les États du Nord.
En cela, le Brésil s’illustre tout particulièrement, par l’implication personnelle de son ministre des Affaires étrangères, lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce à Cancun en septembre 2003, lorsque les représentants des États du G21, menés par Amorim, parviennent à bloquer des négociations, jusqu’ici à l’avantage des puissances occidentales (États-Unis et Union européenne en premier lieu), portant sur l’élimination des subventions à l’exportation des produits agricoles. En faisant par-là dérailler le cycle de Doha, entamé au Qatar en 2001, les États du G21 font la démonstration de l’efficacité de la coopération Sud-Sud dans le développement du pouvoir de négociation du Sud global. Malgré l’échec « général » des négociations, le Brésil atteint une victoire symbolique en faisant la preuve de la reconnaissance de sa nouvelle stature internationale, qui plus est portée de manière très personnelle par le leadership de Celso Amorim au sein des négociations.
En matière de sécurité régionale, la formation diplomatique d’Amorim se ressent dans son engagement en faveur du dialogue et son activité de médiateur dans les situations de tension et de contentieux en Amérique du Sud. Ainsi l’investissement personnel du ministre, s’inscrivant dans les médiations interministérielles de l’Unasur, fait ses preuves à plusieurs reprises au cours des années 2000, notamment en Bolivie (2008) et en Équateur (2010), l’Unasur dominée par le Brésil s’imposant alors comme principale instance de sécurité régionale.
Dans son activisme pour la création d’un ordre international plus unipolaire, le Brésil de Lula et Celso Amorim se démarque certes par son protagonisme économique, mais également par une volonté de jouer un rôle plus important sur la scène de la paix et de la sécurité internationale. Ayant fait de la coopération en matière de développement la pierre angulaire de sa politique étrangère, Amorim sait que le Brésil ne remplira pas le rôle d’influence auquel il aspire dans un monde multipolaire sans s’imposer comme un acteur majeur de la sécurité internationale. Il développera néanmoins une certaine approche de la construction de la paix, associant sécurité et développement, intégrée dans sa théorisation plus large des relations internationales et du rôle qu’avait à y jouer le Brésil.
Cette approche, fondée sur la construction de la paix, conduira le Brésil à fournir une coopération technique avec des États en sortie de conflit, tels que la Guinée-Bissau, l’Angola, le Mozambique ou le Timor-Leste, à jouer un rôle protagoniste dans la création de l’Architecture de construction de paix de l’ONU, mais surtout à assumer le commandement de la mission de stabilisation des Nations unies en Haïti (MINUSTAH) à partir de 2004, et ce jusqu’en 2012. À Haïti, l’action brésilienne se base non seulement sur une présence militaire, mais également sur des projets d’infrastructure ou encore la mise en place de programmes sociaux en coopération avec des ONG, traduisant une volonté de montrer la voie à une pratique du « peacebuilding » personnalisée, en accord avec les principes guidant la présence brésilienne sur la scène internationale. La MINUSTAH reste à ce jour une exception pour une initiative menée par un État latino-américain, et témoigne d’une certaine idée de la « puissance » brésilienne durant les années Lula : celle d’un leader régional, hégémon de fait par ses ressources économiques, commerciales, militaires, géographiques et démographiques, mais mettant néanmoins cette puissance au service non pas de la domination de sa sphère d’influence, mais du renforcement de principes de coopération et de souveraineté, d’un multilatéralisme porteur d’une certaine idée de la justice globale et de l’ambition d’une plus grande égalité du système international.
Si d’aucuns ne retiennent que la figure de Lula da Silva d’une époque où le Brésil brillait de mille feux sur la scène internationale et faisait office de héraut d’un « nouveau monde » multipolaire et plus égalitaire, ce serait faire tort à l’Histoire que d’omettre le rôle de Celso Amorim lors de cette période. Bien qu’idéalisée, tout particulièrement en vertu de la spectaculaire perte de statut subie par le Brésil au cours de la dernière décennie, cette époque des relations internationales et le rôle qu’a eu à y jouer la grande nation sud-américaine restent un exemple presque sans égal dans le système international contemporain de « l’émergence » d’un État, aux échelles domestique, régionale comme globale. Des circonstances conjoncturelles ont certes aidé à l’apparition de conditions propices à ce « faste » du Brésil du début du XXIe siècle, mais l’exploitation de ces circonstances, leur intégration dans une stratégie politique et internationale suivie et cohérente n’auraient pas été possibles sans la pugnacité et la coordination d’un appareil d’État parmi les plus marquants de notre ère. De cette période, le monde a retenu Lula da Silva, « président-star » de la politique internationale ; mais nous aurons tenté par cette note de rendre ses lettres de noblesse à celui qui fut en partie le metteur en scène de cette épopée, Celso Luiz Nunes Amorim.
- 1Kevin Parthenay, Crises en Amérique latine, Paris, Armand Colin, 2020.
- 2Palais de l’Itamaraty, siège du ministère des Affaires étrangères brésilien.
- 3Carlos Aurélio Pimenta de Faria, « Foreign Policy and Policy Diffusion in Lula da Silva’s Brazil (2003-2010) », Contexto Internacional, vol. 44(1), janvier-avril 2022.