Quand la défiance supplante la science

Avant même qu’ils soient disponibles, les vaccins contre la Covid-19 ont été victimes, en France, d’un « climat » d’opinion défavorable lié à un terreau « antivax » alimenté par les scandales sanitaires des dernières années mais aussi à des éléments plus conjoncturels. Or, cette controverse n’est pas sans en rappeler une autre, celle sur le déploiement de la 5G, qui avait, elle aussi, mis en exergue une défiance à l’égard du discours scientifique et des institutions publiques. Jean-Philippe Dubrulle, directeur d’études au pôle Opinion de l’Ifop, livre son analyse de récentes enquêtes.

Dans les deux cas liés aux vaccins et à la 5G, la crispation de l’opinion, qui repose notamment sur des craintes pour la santé des utilisateurs – parfois du domaine de « réserves légitimes », parfois à rebours de consensus scientifiques bien établis – semble freiner l’action des pouvoirs publics. Dans ce contexte, la multiplication des controverses « scientifiques » nous a donc poussés à chercher à mettre en parallèle ces deux mouvements – anti-5G et antivax – afin de vérifier s’ils reposaient sur les mêmes ressorts et les mêmes publics. /sites/default/files/redac/commun/productions/2021/0102/infographie.pdf

Portrait-robot des Français rétifs à la vaccination contre la Covid-19

Malgré un « retournement de l’opinion » à l’égard des vaccins, le poids des « antivax » reste important

Dans le cadre du sondage Ifop pour Lemon, réalisé du 11 au 12 janvier 2021, 54% des Français affirmaient avoir l’intention de se faire vacciner contre la Covid-19 – pour atteindre 58% au moment où ces lignes sont écrites. Ce taux aujourd’hui majoritaire s’inscrit toutefois dans un continuum fortement tributaire de l’actualité des vaccins contre la Covid-19. Autrement dit : « on revient de loin ! » Car, en effet, entre fin novembre et début décembre 2020, seuls 39% à 41% des Français déclaraient vouloir se faire vacciner contre la Covid-19. Un « retournement d’opinion » s’est donc opéré entre décembre et janvier (51% au 5-6 janvier 2021) à la faveur de plusieurs événements avec, dans l’ordre : le début effectif de la campagne de vaccination dans plusieurs pays sans constatation d’effets secondaires graves, ce qui a pu rassurer une partie de la population sur son innocuité ; la médiatisation de l’apparition du variant dit « britannique », qui fait toujours craindre un embrasement de l’épidémie au moment même où sa principale contre-mesure commence à être déployée ; le démarrage poussif de la campagne de vaccination en France, avec la crainte sous-jacente d’un manque de doses. Mais qui sont exactement ces Français qui restent opposés à la vaccination contre la Covid-19 ? 

Sexe, âge, profession : le poids des variables sociodémographiques dans le rapport à la santé

Alors que 54% déclarent vouloir se faire vacciner à date de mi-janvier 2021, cette proportion monte à 63% chez les hommes, contre seulement 46% chez les femmes. Cet écart important, déjà observé dans d’autres enquêtes, illustre la spécificité du public féminin vis-à-vis des questions de santé : dans la plupart des études ayant trait à cette thématique, les femmes manifestent davantage que les autres des opinions et attitudes prudentes, voire sceptiques. Un tropisme qui s’explique notamment par « l’assignation » des femmes à l’éthique de la sollicitude (care) en général, et au sein du foyer en particulier. Considérées comme responsables de la santé d’autrui, celles-ci témoigneraient en conséquence d’une plus grande prudence, voire de suspicion, à l’égard de toute innovation n’ayant pas recueilli un large consensus auprès de référents considérés comme légitimes.

Autre clivage dans l’intention de se faire vacciner contre la Covid-19 : celui de l’âge. Mis à part les 18-24 ans (parmi lesquels 52% souhaitent se faire vacciner dès que possible), l’intention de se faire vacciner augmente avec l’âge, passant de 34% chez les 25-34 ans à 73% chez les soixante-cinq ans et plus. Cette corrélation apparaît logique au regard de la vulnérabilité accrue des plus âgés face à la Covid-19, d’autant que ceux-ci seront les premières cibles de la campagne de vaccination française, après les publics jugés les plus prioritaires (résidents en Ehpad, personnes présentant des comorbidités, personnel soignant). L’exception des plus jeunes peut, quant à elle, être interprétée de différentes manières : crainte du variant britannique, réputé plus virulent que les souches communes chez les jeunes adultes ; vaccin considéré comme planche de salut pour échapper au plus vite aux contraintes sanitaires et à l’isolement, etc.

Au niveau de la catégorie socioprofessionnelle, les cadres et professions intellectuelles supérieures se distinguent par une tendance plus forte à vouloir se faire vacciner (62%), alors que 52% des professions intermédiaires et seulement 43% des ouvriers souhaitent faire de même. Les employés affichent un taux encore plus bas que les ouvriers (37%), possiblement en raison de la surreprésentation des femmes dans cette catégorie de population, et dont on a vu qu’il s’agissait d’un public plus vaccinosceptique.

Un vaccinoscepticisme puissant dans les électorats des partis protestataires

Enfin, le critère politique apparaît aussi très opérant dans le souhait de se faire vacciner contre la Covid-19. Mais pas forcément auprès des sympathisants d’Europe Écologie-Les Verts, chez qui on aurait pu s’attendre à mesurer le plus de réticences (ne serait-ce que par affinité avec le positionnement de longue date de certains caciques du parti) : ceux-ci apparaissent plus volontaires que la moyenne (62%), à peine derrière les proches des Républicains (66%) et du Parti socialiste (67%), eux-mêmes devancés par les soutiens de La République en marche (75%) – qui soutiennent dans des proportions toujours écrasantes chaque prise de position de l’exécutif, tous sujets confondus. 

Au regard du critère politique, les populations les moins volontaires pour la vaccination se trouvent en réalité dans les rangs des sympathisants de La France insoumise (47%) et surtout du Rassemblement national (36%). Si la sociologie des différents électorats peut expliquer ces tendances (électeurs écologistes plutôt CSP+, ceux d’extrême droite plutôt CSP-), elle ne saurait à elle seule déterminer l’ampleur du vaccinoscepticisme chez les partisans du Rassemblement national et, dans une moindre mesure, chez ceux de La France insoumise. En effet, deux facteurs particuliers jouent dans ces franges de l’électorat : la défiance à l’égard du pouvoir, d’une part, et les prises de position de leurs leaders, d’autre part. Une défiance politique en général et une défiance à l’égard du pouvoir plus spécifiquement qui débordent sur l’ensemble des institutions. Des prises de position des leaders, comme les sous-entendus de Jean-Luc Mélenchon sur de potentiels méfaits de la vaccination contre la Covid-19 ou l’invocation régulière par Marine Le Pen des grands scandales sanitaires contemporains, leurs deux familles politiques se rejoignant sur la dénonciation de l’industrie pharmaceutique (« Big Pharma ») et de sa collusion supposée avec le pouvoir.

Un rejet des vaccins attisé par une peur pour sa santé et une défiance à l’égard des autorités

Chez les personnes déclarant ne pas vouloir se faire vacciner contre la Covid-19, les raisons avancées portent avant tout sur le saut dans l’inconnu que représenterait cette démarche. Sont ainsi considérés comme « déterminants » dans le choix de ne pas se faire vacciner : le manque de recul concernant ses possibles effets sur la santé (79% des rétifs à la vaccination avancent cette raison), la crainte de possibles effets secondaires indésirables (74%), mais aussi le sentiment que les laboratoires et les autorités ne disent pas toute la vérité sur ce vaccin (71%). Dans une moindre mesure, mais toujours avancée par les rétifs à la vaccination, on trouve l’hypothèse que le déploiement de ce vaccin est avant tout lié à des enjeux financiers (57%).

Les deux premiers arguments, que d’aucuns pourraient qualifier de « réserves légitimes » – bien que non étayées – apparaissent chacun davantage cités par les femmes (plus méfiantes en la matière) et les plus âgés (plus vulnérables), sans réel clivage au niveau de la catégorie socioprofessionnelle ou du niveau de diplôme. Or, le refus de se faire vacciner par suspicion de mensonges de la part des autorités, s’il est aussi davantage cité par les femmes et par les plus âgés, se montre, quant à lui, effectivement corrélé à ces dimensions : 63% des cadres qui refusent de faire vacciner le justifient par un manque de transparence des autorités, contre 81% chez les ouvriers ; 43% chez les diplômés des deuxième ou troisième cycle du supérieur contre 69% à 79% pour les niveaux inférieurs. Même logique à l’œuvre dans la suspicion vis-à-vis des enjeux financiers : elle est citée par 43% des cadres, contre 59% à 64% des CSP- ; 35% des plus hauts diplômés, contre 51% à 63% en dessous.

En définitive, qui sont ces 46% de Français opposés à la vaccination contre la Covid-19 ? Impossible de les réduire à la seule frange des « antivax », puisque seuls 12% à 23% de la population mettent en avant leur opposition de principe aux vaccins pour expliquer leur refus. Impossible également de les amalgamer selon les motifs de ce refus puisqu’on y retrouve plusieurs registres de griefs (inconnu, suspicion) soutenus par des sociologies différentes. Néanmoins, l’analyse des résultats de ce sondage permet d’identifier certains déterminants : le genre, en raison de l’assignation des femmes au registre du care ; l’âge, en raison de la moindre vulnérabilité des plus jeunes à la Covid-19 ; mais surtout la défiance à l’égard des autorités, ici mesurée par les écarts de réponse énormes observés chez les sympathisants des forces se revendiquant de l’opposition la plus radicale.

Les cas 5G et vaccin Covid-19 révélateurs d’une défiance qui contamine jusqu’au rapport à la science

La crise de confiance à l’égard du vaccin contre la Covid-19 rappelle la controverse récente autour d’une autre innovation technologique : le débat sur la 5G. En effet, dans un cas comme dans l’autre, une partie importante de la population s’oppose à l’utilisation de ces technologies pour des raisons sanitaires alors qu’aucun consensus scientifique n’a étayé l’existence de leurs effets néfastes sur la santé. C’est ainsi qu’aujourd’hui, et alors que les opérateurs de téléphonie ont commencé à mettre en avant leur couverture 5G à grand renfort de publicité, plus de la moitié des Français (58%) se déclarent favorables à un moratoire sur le déploiement de la 5G, dans la lignée des revendications actuellement portées dans de nombreux conseils municipaux. 

Comme cela a déjà pu être mesuré précédemment, les Français adoptent donc à l’égard de la 5G une forme de principe de précaution, loin des prises de position tranchées et parfois caricaturales des parties prenantes au débat. Toujours dans ce contexte, seuls 39% des Français déclarent être disposés à souscrire un abonnement 5G. C’est moins que la proportion prête à se faire vacciner contre la Covid-19. Bien que les deux procèdent d’enjeux très différents (réponse à une pandémie versus accélération d’un mode de télécommunication), comparer la disposition personnelle à se faire vacciner à celle de souscrire un abonnement 5G pourrait aider à y voir plus clair sur les déterminants du rejet dont ces deux démarches peuvent pâtir de la part des Français. Cette double opposition repose-t-elle sur un simple réflexe antiscience, plus ou moins prononcé selon les catégories de population ? Quelle est la place de la défiance à l’égard des autorités dans ce rejet ? 

Alors que 39% des Français concernés se déclarent disposés à souscrire un abonnement 5G (dont seulement 9% s’en disent « certains »), on observe tout d’abord un clivage de genre : ce taux atteint 46% chez les hommes, contre 32% chez les femmes. Cette différence, qui peut être expliquée de la même manière que pour la vaccination – 60% des rétives à la 5G le justifient par le manque de recul sur ses effets sur la santé, contre 46% des hommes dans le même cas –,  tient aussi au fait que les femmes se déclarent elles-mêmes moins attirées par les innovations technologiques en général. Ce même attrait explique par ailleurs un autre clivage, celui de l’âge : 45% des moins de trente-cinq ans projettent de souscrire un abonnement 5G, contre 37% chez leurs aînés. Par comparaison avec la sociologie des personnes prêtes à se faire vacciner contre la Covid-19, on observe cependant une différence notable : la défiance à l’égard du pouvoir n’est pas structurante, du moins celle qui s’exprime par la préférence partisane. En effet, ici, les sympathisants de La France insoumise (46%) ou du Rassemblement national (35%) ne sont pas ou peu en dessous de la moyenne, contrairement à ceux d’Europe Écologie-Les Verts (29%).

 

Un sentiment de défiance souvent commun à l’égard de différentes institutions 

Or, on observe que la défiance à l’égard de différentes institutions au demeurant indépendantes structure bien la propension à souscrire un abonnement 5G : 54% des personnes déclarant faire confiance à l’Arcep prévoient de passer à la 5G, contre 33% chez ceux qui s’en méfient ; 42% d’abonnés potentiels chez ceux qui accordent du crédit à l’Organisation mondiale de la santé, contre 33% chez les autres. Cela s’étend même à des acteurs moins concernés par la 5G que la pandémie de Covid-19 : 44% de ceux qui déclarent avoir confiance dans le conseil scientifique prévoient de souscrire un forfait 5G, contre 31% de ceux qui ne lui font pas confiance ; de même que vis-à-vis du ministre de la Santé Olivier Véran, avec 46% d’abonnés potentiels chez les confiants, contre seulement 34% chez les autres. Autrement dit : quand on n’a pas confiance dans les autorités, on est moins disposé à passer à la 5G et plus susceptible d’adhérer aux arguments en sa défaveur. Et, comme suggéré plus haut, la même mécanique opère sur la propension à se faire vacciner contre la Covid-19, avec des différences similaires selon qu’on ait confiance ou pas confiance en tel ou tel acteur. Malgré des enjeux très différents, la 5G et le vaccin contre la Covid-19 se heurtent donc tous deux à une défiance politique (de laquelle les personnes s’identifiant au mouvement des « gilets jaunes » sont les champions incontestés, devant les sympathisants du Rassemblement national) qui dépasse le seul exécutif et la gestion de la pandémie pour s’étendre à l’ensemble des institutions.

À côté de cette défiance généralisée, on mesure aussi l’effet du regard porté sur la science, et plus précisément sur le caractère positif de ses apports. Ainsi, selon que les Français estiment que « la science apporte à l’homme » plus de bien que de mal, plus de mal que de bien ou autant de l’un que de l’autre, leur propension à opter pour la 5G ou à se faire vacciner contre la Covid-19 change du tout au tout : 53% des personnes estimant la science plus bénéfique souscriraient un forfait 5G, contre 39% chez ceux qui considèrent avant tout ses méfaits ; l’écart est encore plus important s’agissant de la vaccination, avec respectivement 71%, contre 40%. Plus encore, défiance et antiscience se conjuguent puisque, d’une part, la défiance dans les différents acteurs testés est systématiquement beaucoup plus prononcée chez les antisciences et, d’autre part, car les populations les plus défiantes en général sont également surreprésentées chez les antisciences : alors que la part des personnes estimant que « la science apporte à l’homme plus de mal que de bien » s’établit à 19% en moyenne, elle atteint 27% chez les sympathisants du Rassemblement national, 39% chez ceux de La France insoumise et 39% également chez les « gilets jaunes » revendiqués.

Alors que les deux procèdent d’enjeux très différents, la comparaison entre la disposition personnelle à se faire vacciner à celle de souscrire un abonnement 5G met en lumière une opposition commune de la part de deux franges de la population qui se recoupent sans se confondre : les contestataires à l’égard des institutions en général, d’un côté, et les personnes estimant que la science est porteuse de plus de mal que de bien, de l’autre. La comparaison des cas de la 5G et du vaccin contre la Covid-19 ayant été à cet égard fructueuse, il est possible de fondre les deux indicateurs en un seul pour tenter de quantifier la proportion de Français suffisamment en défiance des institutions et du consensus scientifique pour refuser à la fois la 5G et le vaccin, alors que ces choix recouvrent des enjeux d’importance (choix de consommation versus pandémie) et de temporalité (maillage d’un réseau versus urgence sanitaire) très éloignées. 

De cette manière, on relève que 35% des Français refusent à la fois la 5G et le vaccin contre la Covid-19, quand 26% refusent seulement la première et 14% seulement le second, 25% acceptant les deux. Et pour rejoindre les constats déjà réalisés en matière de clivages sociologiques, on observe que les « doublement rétifs » sont surreprésentés chez les femmes (42%, contre 28% chez les hommes), les catégories populaires (46%, contre 28% chez les cadres), les moins diplômés (40% en dessous du baccalauréat, contre 25% chez les plus diplômés) et, enfin, les sympathisants La France insoumise (39%) et Rassemblement national (47%). 

Synthétisant les précédentes observations sans pleinement les résumer, cet indicateur alerte sur la sécession d’une partie importante de la population avec le consensus scientifique et, plus largement, sur la subordination de son rapport à la réalité à ses convictions politiques ou philosophiques.

Une contestation liée à une dépréciation du discours scientifique 

Une crise sanitaire, un formidable catalyseur des thèses complotistes

Par le chaos qu’elle a semé dans les états-majors de toutes sortes et l’incertitude qui caractérise le déroulement de la pandémie depuis le printemps dernier, la crise liée à la Covid-19 a joué un rôle de formidable catalyseur de mouvements contestataires déjà existants, au point de faire prévaloir de simples opinions sur le consensus scientifique. 

À cet égard, on peut évidemment citer la promotion de l’hydroxychloroquine comme traitement de la Covid-19 par Didier Raoult, que près de six Français sur dix estimaient efficace début avril 2020, en l’absence d’indices probants et surtout de confirmation par la communauté scientifique – épisode qui rappelle l’intérêt de mesurer la capacité de certaines thèses à pénétrer la population, aussi infondées soient-elles. Aujourd’hui encore, dix mois après le début du premier confinement en France, et alors que plane la menace imminente d’un troisième, 12% des Français s’affirment toujours contre le port du masque en toutes circonstances. Ce type de refus du récit dominant (nécessité de freiner la propagation de l’épidémie et efficacité du masque à cet effet), celui-ci étant pourtant fondé sur un consensus scientifique, au nom de convictions propres fait aussi le lit de théories complotistes farfelues. 

La théorie complotiste liant 5G et Covid-19 reste marginale

La preuve : 7% des Français considèrent aujourd’hui vraie la théorie selon laquelle « les vaccins contre la Covid-19 contiendraient des nanoparticules ou des “puces” permettant de suivre les personnes vaccinées grâce à la 5G », 65% l’estimant fausse et 28% ne se prononçant pas – chiffre qui, au vu de la théorie testée, s’apparente à une approbation à mots couverts. Sans surprise, l’adhésion à cette proposition s’avère plus forte chez les publics sceptiques ou contestataires déjà identifiés précédemment : 14% des catégories populaires, 16% des proches de La France insoumise, 20% des antisciences, 24% des antimasques et 26% des « gilets jaunes ». Sur quel terreau prospère l’antiscience, qui à la fois se nourrit de la défiance à l’égard des institutions et entretient celle-ci ?

Les motifs de l’affaiblissement du discours scientifique

Il est possible d’identifier deux raisons concomitantes de l’affaiblissement du discours scientifique dans les sociétés occidentales. 

La première tient tout d’abord à la promesse non tenue d’un avenir radieux. Le progrès technique et social tel que vanté au cours des Trente Glorieuses, entre scientisme et consumérisme, a, au contraire, précipité la planète au-devant de la catastrophe climatique. Ce sombre bilan a eu raison de la foi aveugle dans le progrès scientifique, celui-ci étant désormais considéré comme la racine du mal plutôt que comme la solution. Formulé autrement : toute innovation technique est aujourd’hui suspectée de pouvoir échapper au contrôle de l’homme et se retourner contre lui – cette conception trouvant appui sur des récits plus ou moins anciens, du « golem » issu du folklore juif d’Europe centrale à la créature de Frankenstein décrite par Mary Shelley. La science triomphante n’ayant en apparence pas tenu ses promesses d’un monde plus juste et plus sûr, lui est aujourd’hui préférée et opposée la « naturalité ». 

C’est là la deuxième raison de l’affaiblissement du discours scientifique : le rejet de la technique et, de proche en proche, de la science elle-même. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’une posture critique à l’égard des innovations techniques, notamment au regard de leur impact sur l’environnement, alors que cette problématique devient, selon toutes les enquêtes d’opinion, de plus en plus fondamentale au fil du renouvellement des générations. La sacralisation de la « naturalité » au détriment de la science peut toutefois conduire à refuser de considérer des faits pourtant clairement établis. Le succès de l’homéopathie en constitue l’une des meilleures illustrations dans le contexte français. Alors même que la communauté scientifique reconnaît unanimement qu’il s’agit d’un placebo ne pouvant contenir aucune substance active, 46% des Français estiment que l’homéopathie a des effets bénéfiques réels sur la santé. Et, sans surprise, les personnes croyant dans l’efficacité de l’homéopathie sont légèrement plus rétives à la vaccination contre la Covid-19 et défiantes à l’égard des institutions.

Si le sacrifice de la rigueur scientifique au nom de la « naturalité » s’exprime dans les choix politiques, elle irrigue aussi la société dans le domaine marchand. D’une part, en matière de produits de consommation courante, par exemple via les bienfaits sans cesse vantés des extraits naturels présents dans les cosmétiques ou encore le succès de la littérature bien-être et développement personnel. Une offre qui ne peut que participer à catéchiser son public cible revendiqué, principalement féminin, dans un scepticisme scientifique. D’autre part, par la tolérance de pratiques ou prestations qui relèvent du charlatanisme, en témoigne l’engouement des Français pour les parasciences : 58% déclarent croire à au moins une des disciplines de parascience, à savoir l’astrologie (41%), les lignes de la main (29%), la sorcellerie (28%), la voyance (26%), la numérologie (26%) ou la cartomancie (23%).

Enfin, l’analyse des populations les plus sceptiques, sinon clairement revendiquées comme antiscience, suggère que le rejet du discours scientifique se confond au moins en partie avec celui des institutions. Autrement formulé : la science étant considérée comme un establishment, elle est contestée, voire rejetée, au même titre que celui-ci. Dès lors que ce parallèle est opéré et assumé, il devient admissible de nier des faits ou des consensus qui entrent en contradiction avec ses propres opinions ou philosophies. Comme évoqué précédemment, la pandémie de Covid-19 n’a pu qu’encourager ce mouvement de fond, ne serait-ce qu’en mettant ledit establishement en position de tâtonner et de faillir face à une crise sans précédent.

Face aux insuffisances des institutions et aux incertitudes que les scientifiques ne peuvent facilement lever, les opinions deviennent des valeurs refuges. Ainsi, le démarrage de la campagne de vaccination contre la Covid-19 a fait les frais d’un contexte antiscience avéré, qui irrigue l’ensemble de la société et, dans une symbiose pernicieuse, se nourrit de la défiance à l’égard du pouvoir et des institutions en général. Une situation qui pose de graves questions sur la place des faits et de la connaissance dans le débat public, à un moment où l’invasion du Capitole par les partisans de Donald Trump a pu montrer combien la dérive complotiste pouvait avoir des conséquences désastreuses. On ne peut qu’aspirer à la réhabilitation du discours scientifique, préalable indispensable au dépassionnement du débat public.

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