La proposition de loi sur la protection des enfants, portée par Isabelle Santiago, sera examinée en séance à l’Assemblée nationale, le 9 février prochain. La députée du Val-de-Marne analyse, dans cette note, la situation législative entourant la protection de l’enfance en France et ses nombreuses limites. Pour y répondre, elle propose notamment de suspendre temporairement ou définitivement l’autorité parentale en cas de violence intrafamiliale.
En août 1990, la France a ratifié la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), un an après que l’Assemblée générale des Nations unies l’a adoptée à l’unanimité. En son troisième article, voici ce qu’elle affirme : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».
Ainsi est clairement posé le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Mais ce principe peut entrer, à première vue, en contradiction avec celui d’exercice de l’autorité parentale. La filiation légalement établie et les conséquences juridiques qu’elle entraîne sont dans les esprits quasiment inaliénables. « On ne sépare pas un enfant de son parent », phrase que d’aucuns ont pu entendre au détour d’une discussion politique ou d’un débat entre amis. Pour protéger les enfants de l’exposition aux violences et des violences elles-mêmes, il convient de mettre fin à la sacralisation de l’autorité parentale.
Les violences incestueuses : la fin du déni
En 2021 et 2022, les rapports de Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (CIIVISE) et celui de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) sont venus rappeler l’horreur et l’ampleur de la pédocriminalité. La CIASE fait état, dans son rapport (dit « rapport Sauvé ») relatif aux violences sexuelles dans l’Église catholique en France entre 1950 et 2020, de 216 000 victimes recensées de crimes sexuels perpétrés par des clercs, 330 000 si l’on inclut les victimes de laïcs liés à l’Église catholique. L’idée selon laquelle les violences sexuelles sont l’œuvre de pédocriminels isolés est un mythe. Elles ne sont pas cantonnées au clergé et se retrouvent également dans la famille.
La tentation est en effet grande de fermer les yeux sur les violences au sein de la famille. Jusqu’à la parution du livre de Camille Kouchner, La Familia Grande1Camille Kouchner, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021., l’inceste était un tabou, une honte à dissimuler. Désormais, la parole se libère, et la société prend conscience de l’ampleur de l’inceste. Le rapport intermédiaire de la CIIVISE l’exprime parfaitement : « Longtemps, [les violences sexuelles] sont restées invisibles, gardant leurs traumatismes enfouis dans la solitude et ne trouvant autour d’elles ni écoute, ni compréhension, ni soutien. Plus encore, la société a minimisé l’ampleur et la gravité de cette réalité. Les choses ont changé »2CIIVISE, Un an d’appel à témoignages, 21 septembre 2022.. Désormais, notamment avec l’adoption de la loi Billon3Loi n° 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste., les agressions sexuelles incestueuses sont davantage condamnées et un seuil de non-consentement automatique a été fixé à 18 ans. Parmi les quatre nouvelles infractions créées dans le Code pénal, on retrouve le crime de viol incestueux sur mineur (de moins de 18 ans), puni de vingt ans de réclusion criminelle, et le délit d’agression sexuelle incestueuse sur mineur (de moins de 18 ans), puni de dix ans de prison et de 150 000 euros d’amende.
Malgré ces avancées législatives, la situation reste alarmante. En France, une personne sur dix a été victime d’inceste dans sa vie4Ibid.. Plus largement chaque année, ce sont plus de 165 000 enfants5Enquête Ipsos pour Mémoire traumatique et victimologie menée du 10 au 19 septembre 2019 auprès de 502 Français âgés de 18 ans et plus, ayant subi des violences ou agressions sexuelles dans l’enfance dont 111 victimes de viol. qui sont victimes de viols et d’agressions sexuelles, pour moins de 1000 condamnations par an. Dans plus de la moitié des cas, le viol a lieu dans la maison des parents6Ibid.. Ces enfants ont en moyenne dix ans7Ibid.. Les traumatismes sont durables, en atteste le fait qu’un enfant agressé sexuellement sur deux tente par la suite de mettre fin à ses jours8Ibid.. Maintenant que l’ampleur des violences incestueuses est connue, plus rien ne justifie le déni de réalité qui a trop longtemps eu cours. Pour des dizaines de milliers d’enfants en France, la famille n’est pas un foyer chaleureux.
L’enfant, grand oublié des violences conjugales ?
La vague #Metoo a permis une inouïe libération de la parole. Derrière ces millions de tweets qui déferlent partout dans le monde, des centaines de milliers de femmes ont osé décrire les viols, les agressions sexuelles, le harcèlement qu’elles ont subis en silence pendant parfois des années. Tout n’est pas réglé, et nous ne sommes jamais à l’abri d’un brusque retour en arrière – en témoigne l’exemple états-unien. Mais, incontestablement, les mentalités ont changé.
Il en va de même avec les violences conjugales. La vision erronée du « crime passionnel » a laissé place aux féminicides et au continuum des violences. Cette évolution majeure de la France contemporaine s’est accompagnée d’une réflexion sur la place de l’enfant dans le cadre des violences conjugales. L’ensemble des parties prenantes sur les questions de protection de l’enfance s’accordent pour affirmer qu’un enfant témoin de violences est co-victime. Pour mener une politique ambitieuse de protection de l’enfance, faire prévaloir son intérêt est nécessaire. L’agresseur ou la victime, il faut choisir qui l’on protège.
C’est dans cette optique que Laurence Rossignol, alors ministre, avait présenté en 2016 un plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants. Il visait à renforcer la protection des enfants dans les décisions de justice en matière d’autorité parentale dans le contexte des violences conjugales et à reconnaître, dans le droit pénal, l’enfant en tant que victime de violences psychologiques lorsqu’il est exposé aux violences conjugales. Ce premier jalon a été suivi de plusieurs textes, notamment la loi du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille et celle du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales. Elles ont notamment permis la suspension de plein droit de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour un crime envers l’autre parent. Elles ont également permis la possibilité (donc sans automaticité) de retrait de l’autorité parentale du parent condamné pour un délit commis sur son enfant ou sur l’autre parent.
Mais l’enfant n’était pas encore reconnu pleinement comme victime de violences conjugales. Suite aux dispositions introduites dans la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure, plusieurs articles du code pénal sont venus consacrer le statut de victime des enfants exposés aux violences conjugales en créant une infraction autonome. Ce qui signifie que les mêmes faits seront ainsi une infraction commise contre la mère et une infraction commise contre l’enfant.
Dans ce cadre, parentalité et conjugalité ne sont pas séparables. Une enquête de l’Observatoire national des violences faites aux femmes démontre que 77% des femmes victimes de violences appelant le 3919 ont des enfants9Observatoire national des violences faites aux enfants, Lettre n°18 : Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en 2021, novembre 2022.. Dans « 98% des cas, les enfants sont témoins donc co-victimes des violences et dans plus d’un tiers des situations (36%), ils sont eux-mêmes maltraités », est-il également écrit. Une autre enquête montre quant à elle que près de 400 000 enfants vivent aujourd’hui dans un foyer où les violences conjugales sont légion10Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Tableau de bord d’indicateurs. Politique de lutte contre les violences conjugales, année 2019.. Là encore, la famille n’est pas un foyer sain, ni pour le parent violenté, ni pour l’enfant qui assiste, impuissant, à un déferlement de violences sur sa mère ou son père, ou qui est lui aussi victime de violences. Face à ce phénomène que nul ne peut plus ignorer, des progrès restent à accomplir.
Une législation inadaptée
Victor Hugo disait en son temps qu’il « n’existe pas de violences sans lendemain ». Tous les témoignages reçus le confirment : les violences subies dans l’enfance ou l’exposition à des violences créent des souffrances physiques et psychotraumatiques extrêmes (conduites d’évitement, cauchemars traumatiques, hyperactivité, dissociation, dépression sévère, etc.). La société en prend peu à peu conscience après les avoir longtemps minimisées. Chaque violence vécue ou observée enfant ou adolescent marque à jamais un individu. Il est dès lors indispensable d’agir pour panser les plaies de tous ces enfants victimes de violences, mais c’est aussi à la source de ces violences qu’il faut remonter pour éviter que des vies soient brisées.
Aujourd’hui, le sacro-saint exercice de l’autorité parentale va parfois à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant. C’est ici que se situe le nœud gordien du problème, puisque deux principes, juridiques tout autant que « culturels », entrent en contradiction. Malheureusement, c’est encore trop souvent l’autorité parentale qui prime sur l’intérêt supérieur de l’enfant. En effet, actuellement, un parent poursuivi pour violences physiques contre son conjoint conserve généralement l’autorité parentale et les droits de visite et d’hébergement. Une enquête de 2019 montre que « 72,6% des mères d’enfants mineurs obtenant une ordonnance de protection [ont été] contraintes d’exercer leur autorité parentale avec le conjoint, qui les a vraisemblablement violentées et mises en danger, elles et leurs enfants »11Solène Jouanneau, Violences conjugales. Protection des victimes, Mission de recherche Droit & Justice, octobre 2019, p. 285, cité dans HCE, Violences conjugales. Garantir la protection des femmes victimes et de leurs enfants tout au long de leur parcours, 2020, p. 114.. Dès lors, dans les cas de violences intrafamiliales, l’enfant est régulièrement instrumentalisé par le parent violent, tant pour l’éloigner de l’autre parent victime que pour le prendre à témoin lors de procès. L’autorité parentale est un moyen de contrôle redoutable pour le parent violent, elle lui permet non seulement de conserver son emprise mais également d’avoir une autorité partagée sur des choix de vie essentiels comme le changement d’établissement scolaire ou les activités sportives. Surtout, lorsque le parent est l’auteur présumé de violences incestueuses à l’égard de son enfant, l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement contribue à perpétuer inlassablement le cycle des violences pour l’enfant ! Un enfant violé risque le plus souvent, dans le cadre législatif en vigueur actuellement, de vivre ponctuellement chez celui ou celle qui l’a agressé. Il n’est pas acceptable qu’un parent suspecté de viol sur son enfant conserve ses droits de visite pendant les années que dure la procédure.
Les études et enquêtes de victimation le montrent : les conséquences des violences sur les enfants en tant que victimes ou co-victimes sont dévastatrices. Édouard Durand, magistrat français spécialisé en matière de protection de l’enfance et président de la CIIVISE, explique ceci : « L’exposition aux scènes de violences conjugales a d’autant plus d’impact quand l’enfant est petit car pendant la période préverbale, c’est-à-dire lorsqu’il a moins de deux ans, il n’a pas la capacité de mettre des mots sur ce qu’il ressent, et la scène est intériorisée (on dit aussi qu’elle s’engramme) à l’état brut, sous la forme de sons, de cris, de gestes, de regards, etc. Ces sensations se fixent au niveau cérébral sous la forme d’une mémoire traumatique qui peut resurgir telle quelle dans des circonstances qui rappellent le passé »12Édouard Durand, « Introduction. L’impact traumatique des violences conjugales sur l’enfant », dans Édouard Durand (dir.), Protéger la mère, c’est protéger l’enfant. Violences conjugales et parentalité, Paris, Dunod, 2022.. Ainsi, les pouvoirs publics doivent tout mettre en œuvre pour protéger les enfants victimes de violences au sein du foyer.
Changer la loi pour faire primer l’intérêt de l’enfant sur l’autorité parentale
C’est donc au législateur de prendre la responsabilité de protéger ces enfants exposés aux violences conjugales ou victimes d’agressions sexuelles. C’est l’objet de ma proposition de loi visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et co-victimes de violences au sein de la famille. Pour lutter contre un système qui favorise les parents violents, il faut adopter une posture de principe inverse : mettre en sécurité les enfants exposés à des violences au sein de leur famille. À l’argumentaire qui alléguerait que de fausses accusations pourraient être avancées, il importe de répondre que dans les études avec des échantillons très importants, notamment les signalements de violences contre des enfants, le nombre de mensonges est très faible : 2 sur plus de 7 00013Édouard Durand, Défendre les enfants, Paris, Seuil, 2022.. Et pour ces quelques cas, l’enquête du service de police ou de gendarmerie suffit à dissiper le doute.
Comme évoqué précédemment, le droit en l’état n’assure que la suspension automatique de l’autorité parentale lorsqu’un parent est poursuivi pour un crime commis contre l’autre parent. Protéger les enfants intime d’aller plus loin, la suspension systématique en cas de poursuite doit être élargie aux délits les plus graves commis contre l’autre parent, mais aussi aux crimes et violences incestueuses perpétrés à l’encontre de l’enfant. En France, plus qu’ailleurs, le temps de la justice est long, trop long. Les procédures pénales s’étalent régulièrement sur plusieurs années. Il est impensable qu’un parent suspecté d’avoir violé son enfant le garde tous les week-ends « le temps de l’enquête ».
Ainsi, dans une situation où l’auteur de violences met à mal l’intérêt de l’enfant, en l’exposant à de graves violences et ipso facto à de terribles traumatismes, le principe de co-parentalité perd sa raison d’être. En conséquence, la suspension temporaire ou définitive du principe de parentalité apparaît comme la condition sine qua non du sain développement de l’enfant.
- 1Camille Kouchner, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.
- 2CIIVISE, Un an d’appel à témoignages, 21 septembre 2022.
- 3Loi n° 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste.
- 4Ibid.
- 5Enquête Ipsos pour Mémoire traumatique et victimologie menée du 10 au 19 septembre 2019 auprès de 502 Français âgés de 18 ans et plus, ayant subi des violences ou agressions sexuelles dans l’enfance dont 111 victimes de viol.
- 6Ibid.
- 7Ibid.
- 8Ibid.
- 9Observatoire national des violences faites aux enfants, Lettre n°18 : Les violences au sein du couple et les violences sexuelles en 2021, novembre 2022.
- 10Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Tableau de bord d’indicateurs. Politique de lutte contre les violences conjugales, année 2019.
- 11Solène Jouanneau, Violences conjugales. Protection des victimes, Mission de recherche Droit & Justice, octobre 2019, p. 285, cité dans HCE, Violences conjugales. Garantir la protection des femmes victimes et de leurs enfants tout au long de leur parcours, 2020, p. 114.
- 12Édouard Durand, « Introduction. L’impact traumatique des violences conjugales sur l’enfant », dans Édouard Durand (dir.), Protéger la mère, c’est protéger l’enfant. Violences conjugales et parentalité, Paris, Dunod, 2022.
- 13Édouard Durand, Défendre les enfants, Paris, Seuil, 2022.