Alors que la sortie de crise approche en même temps que l’élection présidentielle, une alternative se dessine : reboot ou reset ? Cet interventionnisme a-t-il été temporaire avant un retour à la normale ou, en révélant des besoins sociaux amplifiés par la crise, est-il la matrice du changement institutionnel par la création de nouveaux droits sociaux ? Ces droits peuvent-ils être institués d’en haut, sans prise en compte des fractures territoriales dévoilées par la secousse des « gilets jaunes » ou du tournant local (exode urbain, télétravail, circuits courts…) accéléré par la crise sanitaire ?
La première Constitution de la République, celle de l’an I, proclamait dans sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen les devoirs de la société envers ses citoyens1« Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler », Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1973..
En reconnaissant le droit à l’existence, elle posait déjà les fondations d’une République sociale. Elle a trouvé une actualité nouvelle avec la crise de la Covid-19, qui a réhabilité l’intervention de l’État pour protéger les individus : chômage partiel, reconduction automatique des droits, plan « 1 jeune, 1 solution », etc.
Alors que les travaux de recherche les plus récents font état du rôle des sentiments dans la construction de la demande sociale, les catégories statistiques comme les classements sociologiques n’y suffisant plus2Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, 2021 ; Nicolas Duvoux, « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, vol. 59, n°4, 2018, pp. 607-647., il importe de fonder des droits, qui donnent une substance aux individus, plutôt que de poursuivre la multiplication de dispositifs émiettés qui n’ont d’autre effet que de renforcer l’exclusion et l’insécurité sociale.
Le retour de la question sociale
Les failles de notre système social sont apparues à la lumière de la crise de la Covid-19, illustrées en particulier par le cas de ces jeunes et de ces femmes bien souvent aux avant-postes depuis mars 2020.
Les jeunes, dont un quart vivent sous le seuil de pauvreté (contre 14% de la population générale) et 13% sont des NEETs (ni en emploi, ni en études, ni en formation), sont aujourd’hui majeurs politiquement tout en restant mineurs socialement. La France est l’un des rares pays européens (avec l’Espagne et le Luxembourg) à ne pas ouvrir son revenu minimum à la jeunesse.
Les « premiers de corvée » sont souvent des femmes précaires, aux métiers peu reconnus, mal payées, comme les caissières ou les aides à domicile. Ils se sont pourtant avérés répondre à des besoins essentiels à la survie de nos sociétés dont le bon fonctionnement a été suspendu par les restrictions et les confinements successifs.
Et pourtant, le débat public est polarisé par la mise à l’agenda des thèmes de l’insécurité, de l’immigration ou de l’identité, alors qu’il est urgent de reprendre l’écriture du contrat social au fondement de la cohésion de notre société.
Comme à la fin du XIXe siècle dans le contexte de la révolution pasteurienne, la pandémie nous a fait prendre conscience de nos interdépendances. Les chaînes de contamination, renforcées par la mondialisation, nous ont montré qu’un virus apparu à Wuhan en Chine peut circuler très vite jusqu’à affecter toute l’humanité et que la sortie durable de la crise dépend de l’action coordonnée des États. La prise en charge économique et sociale de la crise par l’État, symbolisée par le « quoi qu’il en coûte », est également venue rappeler la dimension fondamentale des solidarités pour maintenir la société.
C’est pourquoi il apparaît urgent de prévenir les processus de désaffiliation, donc de tirer les enseignements de cette crise, notamment dans ce qu’elle contient de remise en cause du référentiel des politiques sociales.
Pour une « garantie de solidarité républicaine »
Pendant la crise, la réforme de l’assurance-chômage a été reportée, tandis que le RSA a fait l’objet d’une reconduction automatique des droits. Ces dispositions sont venues battre en brèche les politiques d’activation mises en place en Europe depuis les années 1980.
L’activation vise à la fois à exiger des allocataires qu’ils changent de conduite et à orienter le système de protection sociale vers la création d’emplois, ce qui passe le plus souvent par des systèmes d’obligations et de sanctions. Son bilan en matière d’accès à l’emploi ou au revenu s’avère contrasté3Jean-Claude Barbier, « L’assistance sociale en Europe : traits européens d’une réforme et persistance de la diversité des systèmes (1988-2017) », Revue française des affaires sociales, n°3, 2017, pp. 15-45.. Un programme de recherche consacré aux effets des sanctions prévues dans le Universal Credit au Royaume-Uni a, par exemple, démontré qu’elles sont neutres sur le retour à l’emploi, mais qu’elles renforcent l’incertitude sur l’avenir, provoquent de l’anxiété et sont contre-productives sur les recherches d’emploi4Final findings report. Welfare Conditionnality Project : 2013-2018, Economic & Social Research Council, juin 2018..
Il convient ainsi de passer du référentiel néolibéral à un référentiel solidariste, qui fait la synthèse entre la sécurité de l’existence et le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs. Nous proposons de créer une « garantie de solidarité républicaine » pour répondre à l’impératif de la dette sacrée en créant un double droit à l’emploi et au revenu.
La « garantie de solidarité républicaine » est inconditionnelle, puisqu’elle est sans contrepartie. C’est d’abord un revenu de base, versé sous condition de ressources dès dix-huit ans, sans obligation ni sanction. Comme l’écrivait François Mitterrand dans sa Lettre aux Français en 1988, « l’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien ». Consistant à fusionner le RSA et la prime d’activité, il fait fonction à la fois de filet de sécurité et de soutien au pouvoir d’achat des bas revenus5Gilles Finchelstein, Jean-Luc Gleyze, Daniel Cohen, Antoine Bozio et al., Revenu de base : de l’utopie à l’expérimentation, Fondation Jean-Jaurès, 6 juin 2018..
C’est aussi une garantie d’emploi, qui repose sur le déploiement de l’expérimentation des « territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) créant des emplois locaux de qualité à partir des envies et des savoir-faire des personnes au sein d’entreprises à but d’emploi (EBE), comme l’ont proposé Aurore Lalucq, Dany Lang et Pavlina Tcherneva6Aurore Lalucq, Dany Lang et Pavlina Tcherneva, « “L’emploi garanti pourrait participer à la transition écologique et sociale tout en résolvant la question du chômage de masse” », Le Monde, 28 novembre 2020.. Cette démarche permettrait en outre de financer des activités d’utilité sociale, qui concourent à la réduction des inégalités, à la solidarité ou au développement humain durable.
Il existe une continuité entre ces deux solutions, qui font le pari de la confiance. Pour le revenu de base, comme pour TZCLD, la charge de la responsabilité porte sur la société. TZCLD évoque des personnes « privées d’emploi ». Il en résulte une « inversion de la logique de l’emploi » : la demande crée l’offre. Aux obligations et sanctions, qui relèvent d’une individualisation de la responsabilité, les deux préfèrent le droit à l’accompagnement et le développement social. De plus, le financement de TZCLD reposant sur le recyclage des dépenses évitées, le revenu de base en consoliderait le financement. Elles articulent la solidarité de droit, redistributive, et la solidarité d’engagement, qui a pour ressort l’action collective.
Les expérimentations locales
La « garantie de solidarité républicaine » constitue une innovation sociale de rupture, que la coopérative de chercheurs-consultants Ellyx définit comme s’incarnant dans « un changement de cadres institutionnels, réglementaires et cognitifs7Ellyx, « Annexe : document de cadrage scientifique de l’Appel à Communs », Laboratoire commun Destins, MSH de Poitiers, université de Poitiers, septembre 2020. ». C’est un nouveau droit, qui repose sur un changement de référentiel de politique publique et de cadre légal. Elle trouve un débouché dans des expérimentations locales, qui relèvent de stratégies de transformation « symbiotiques », qui procèdent de la recherche de compromis entre, d’un côté, les territoires et les acteurs socioéconomiques et, de l’autre, l’État8Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017..
De tels compromis n’ont rien d’évident en raison des résistances de l’État, dont dépend le changement institutionnel visé. En effet, si la Constitution de la Ve République reconnaît le droit à l’expérimentation, celui-ci apparaît largement verrouillé et toujours soumis à l’arbitrage de ce dernier9Nicolas Bouillant et Emmanuel Duru, Réformer le droit à l’expérimentation locale, un enjeu public majeur, Fondation Jean-Jaurès, 14 février 2018.. Le pouvoir d’initiative social ou territorial reste en ce sens limité.
L’expérimentation TZCLD, après n’avoir concerné que dix territoires, va finalement connaître une deuxième vague, malgré les controverses ayant accompagné l’évaluation de ses coûts pour les finances publiques. Cette extension n’a été rendue possible que grâce au rapport de force construit par Laurent Grandguillaume et Louis Gallois, respectivement présidents de l’association nationale des territoires et du fonds d’expérimentation. Ce sont aujourd’hui plus de 150 projets émergents qui espèrent être retenus, et la démarche essaime en Belgique et pourrait faire l’objet d’une expérimentation au niveau européen.
L’expérimentation du revenu de base n’a pas connu le même sort. Un collectif de départements emmené par la Gironde a travaillé pendant deux ans un projet d’expérimentation du revenu de base, en s’appuyant sur une modélisation économique et une participation citoyenne. Leur objectif était de dépasser le RSA pour mieux lutter contre la pauvreté (non-recours, jeunes), soutenir le pouvoir d’achat (indépendants et salariés à bas revenus) et reconnaître les solidarités de proximité (bénévolat, aidant). Les départements sont allés jusqu’au dépôt d’une proposition de loi d’expérimentation, qui a été rejetée par la majorité présidentielle en 2019, le clivage portant sur l’inconditionnalité, le gouvernement prévoyant au contraire de renforcer l’activation (radiation après le refus de plus de deux offres d’emploi « raisonnables »). Ce blocage parlementaire n’a pas empêché le Grand Lyon d’expérimenter un revenu de solidarité jeune, qui a poussé le gouvernement à créer le revenu d’engagement pour les jeunes (REJ), même si l’ambition de ce dernier reste modeste. L’expérimentation finlandaise du revenu de base a par ailleurs démontré que la mesure a un effet nul ou presque sur l’emploi, mais très positif sur le bien-être des personnes, cela ayant pour conséquence de renforcer la cohésion sociale.
Les territoires sont ainsi au cœur de la mise en place de la « garantie de solidarité républicaine », car c’est à leur échelle que se joue l’accompagnement, en lien étroit avec les acteurs de l’économie sociale et solidaire. L’expérimentation a pour vocation de démontrer par la preuve que les solutions fonctionnent, mais aussi de mobiliser l’ensemble des parties prenantes pour en faire une grande cause nationale. La « garantie de solidarité républicaine » permettrait d’expérimenter sur un même territoire la garantie d’emploi et du revenu garanti. La Nièvre, qui expérimente déjà TZCLD, est par exemple déjà candidate à l’expérimentation du revenu de base.
Vers un socle de droits universels
Cette stratégie d’expérimentation ne doit cependant pas conduire à la dispersion. La démultiplication des initiatives, indissociable du nécessaire ancrage territorial, doit aller de pair avec un droit universel, qui soit le même sur l’ensemble du territoire. C’est pourquoi il serait utile de transformer le compte personnel d’activité (CPA), aujourd’hui réduit à la formation, au bénévolat et à la prévention de la pénibilité.
Le CPA porte l’ambition de sécuriser les parcours en conjuguant des droits universels et leur personnalisation. Il a vocation à agréger les droits sociaux et à servir d’interface avec les administrations. On pourrait y retrouver les droits garantis (santé, famille), les droits en dotation (formation…), les droits spécifiques (handicap, aidant…) et les droits accumulés (retraite, chômage…). En somme, à la diversité des accompagnements doit correspondre l’universalité des droits.
La « garantie de solidarité républicaine » peut ainsi être conçue comme la réforme-pivot d’une mise en cohérence du système social selon un référentiel solidariste, qui actualise la vieille synthèse entre le libéralisme et le socialisme autour d’un socle de droits universels. En couplant le droit à l’emploi et le droit au revenu, elle renoue avec la matrice républicaine des origines. Elle s’adapte enfin aux mutations contemporaines du travail pour sécuriser l’existence, accompagner la pluriactivité (emploi, formation, bénévolat, aidance…) et développer le pouvoir d’agir des citoyens.
- 1« Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler », Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1973.
- 2Pierre Rosanvallon, Les Épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, 2021 ; Nicolas Duvoux, « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, vol. 59, n°4, 2018, pp. 607-647.
- 3Jean-Claude Barbier, « L’assistance sociale en Europe : traits européens d’une réforme et persistance de la diversité des systèmes (1988-2017) », Revue française des affaires sociales, n°3, 2017, pp. 15-45.
- 4Final findings report. Welfare Conditionnality Project : 2013-2018, Economic & Social Research Council, juin 2018.
- 5Gilles Finchelstein, Jean-Luc Gleyze, Daniel Cohen, Antoine Bozio et al., Revenu de base : de l’utopie à l’expérimentation, Fondation Jean-Jaurès, 6 juin 2018.
- 6Aurore Lalucq, Dany Lang et Pavlina Tcherneva, « “L’emploi garanti pourrait participer à la transition écologique et sociale tout en résolvant la question du chômage de masse” », Le Monde, 28 novembre 2020.
- 7Ellyx, « Annexe : document de cadrage scientifique de l’Appel à Communs », Laboratoire commun Destins, MSH de Poitiers, université de Poitiers, septembre 2020.
- 8Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.
- 9Nicolas Bouillant et Emmanuel Duru, Réformer le droit à l’expérimentation locale, un enjeu public majeur, Fondation Jean-Jaurès, 14 février 2018.