Comment vont se comporter les électeurs de gauche lors de la prochaine élection présidentielle ? Que feront les anciens électeurs de Benoît Hamon ? Pour qui voteront les sympathisants PS, LFI ou EE-LV ? Dans cette note pour la Fondation Jean-Jaurès, Adélaïde Zulfikarpasic analyse l’état de l’opinion du peuple de gauche.
À six mois de l’élection présidentielle, les sondages d’intentions de vote n’ont évidemment aucune valeur prédictive. Surtout lorsque l’offre politique n’est pas encore stabilisée et que – conséquence logique – près d’un électeur sur deux ayant l’intention de se rendre aux urnes le 10 avril 2022 n’est pour l’heure pas encore certain de son choix. 42% à 48% (selon les hypothèses testées) du corps électoral prévoyant de voter au premier tour de la présidentielle n’expriment, en effet, actuellement pas d’intention de vote ou peuvent encore changer d’avis d’après une étude BVA réalisée du 11 au 13 octobre 2021 auprès un échantillon de 1 503 personnes inscrites sur les listes électorales, issues d’un échantillon représentatif de 1 673 Français âgés de dix-huit ans et plus.
Néanmoins, les mesures actuelles nous disent quelque chose de « l’état de l’opinion » et de l’état d’esprit des électeurs alors que la campagne démarre tout juste. Ce qui frappe, entre autres choses, dans ce contexte, est le niveau d’Anne Hidalgo dans les sondages. Créditée, selon ce même sondage BVA paru le 14 octobre 2021, jour de sa désignation officielle par le Parti socialiste, de 4% des intentions de vote, elle se situe pour le moment à un niveau inférieur au résultat enregistré par Benoît Hamon au premier tour de la présidentielle de 2017 (6,36% des suffrages exprimés), niveau historiquement bas pour le Parti socialiste.
Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer la faiblesse de la candidate du Parti socialiste en ce début de campagne.
Le premier d’entre eux (sans hiérarchie entre les uns et les autres) a trait à l’émiettement de la gauche, qui, pour le moment, s’affiche en ordre dispersé. Conséquence assez logique de cet émiettement, on observe un éparpillement des intentions de vote des électeurs, ce qui favorise d’autant plus les « petits scores » que le niveau global de la gauche est faible : Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot font jeu égal avec 8% à 8,5% des intentions de vote selon les hypothèses. Anne Hidalgo arriverait assez nettement derrière avec 4% d’intentions de vote, au coude-à-coude avec Arnaud Montebourg (4% des intentions de vote également). Fabien Roussel, Nathalie Arthaud et Philippe Poutou enregistrent pour leur part entre 0,5% et 1,5% des intentions de vote. Au total, la gauche cumule 27,5% des intentions de vote, soit un niveau strictement comparable à son niveau au premier tour de 2017 (preuve arithmétique à l’appui : Jean-Luc Mélenchon 19,58% + Benoît Hamon 6,36% + Philippe Poutou 1,09% + Nathalie Arthaud 0,64% = 27,58%).
Autre élément explicatif, étroitement lié au précédent : la présence d’Arnaud Montebourg sur la « ligne de départ », qui a déclaré sa candidature et que les instituts de sondage intègrent dans leurs mesures d’intentions de vote, quand bien même nul ne sait s’il recueillera les 500 parrainages nécessaires, ni s’il ira jusqu’au bout. Il capte une part non négligeable de l’électorat de Benoît Hamon en 2017 (entre 10% et 15% selon les hypothèses) et surtout des sympathisants socialistes (environ un quart). Le score d’Anne Hidalgo ne doublerait pas mécaniquement en l’absence d’Arnaud Montebourg, mais il serait nécessairement plus élevé et sans doute plus proche des 6% à 7% à date que de 4%.
Pourtant, Arnaud Montebourg n’est pas celui qui capitalise le plus sur l’électorat de Benoît Hamon de 2017 : Yannick Jadot recueillerait entre 25% et 29% des voix de ses électeurs, selon les hypothèses, c’est presque systématiquement davantage qu’Anne Hidalgo, pourtant candidate du parti dont était issu Benoît Hamon. Rappelons que Yannick Jadot avait rallié, en février 2017, Benoît Hamon, en raison notamment de leur proximité idéologique, en particulier sur les questions environnementales, ce qui peut expliquer aujourd’hui le report de certains de ses électeurs sur le candidat écologiste plutôt que sur la candidate socialiste. Par ailleurs, le candidat écologiste bénéficie aujourd’hui d’une dynamique partisane doublement positive, porté par le succès de la primaire avec ses plus de 120 000 votants, et les résultats des candidats Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) lors des dernières élections municipales. Testé pour la dernière fois par BVA en décembre 2020, EE-LV était le parti politique qui bénéficiait de la meilleure image (un Français sur deux en ayant une bonne opinion), alors que le Parti socialiste arrivait en quatrième position, après La République en Marche (LREM) et Les Républicains (LR), avec 31% de bonnes opinions seulement.
Autre élément, sans doute corrélé au précédent. De manière générale, et sans parler uniquement des élections, le Parti socialiste apparaît aujourd’hui globalement fragilisé et mesuré à un niveau faible dans les enquêtes d’opinion. Malgré ses bons scores localement lors des derniers scrutins, la proportion de Français qui déclarent une sensibilité politique proche du Parti socialiste tourne autour de 6% d’après nos enquêtes, contre 18% en mai 2016. Il est donc cohérent que la candidate censée l’incarner peine à faire davantage.
Rappelons d’ailleurs qu’Emmanuel Macron a été élu en 2017 par une grande partie d’électeurs issus du Parti socialiste (la moitié des sympathisants du Parti socialiste et la moitié des électeurs de François Hollande de 2012 ont voté pour lui dès le premier tour selon notre enquête réalisée le jour du vote en avril 2017) dont une part significative semble lui être restée fidèle. Si la proportion de personnes se disant proches du Parti socialiste a autant diminué et si Anne Hidalgo recueille aujourd’hui peu d’intentions de vote, c’est aussi sans doute parce qu’une partie de l’électorat traditionnel du Parti socialiste s’est (définitivement ?) reportée sur Emmanuel Macron.
Enfin, notons qu’au-delà de cette problématique de dynamique de parti se pose la question du soutien du parti à sa candidate. Celui-ci n’apparaissait pas forcément clair aux yeux des Français, du moins jusqu’au 14 octobre, avec des voix dissonantes comme celle de Stéphane Le Foll ou celle de François Lamy, ancien ministre et ex-conseiller de Martine Aubry, qui a choisi le moment de l’investiture d’Anne Hidalgo par le Parti socialiste pour quitter le parti et afficher son soutien à Yannick Jadot.
Mais derrière tout cela et derrière ces éléments d’explication très rationnels, il y a autre chose qui se joue.
Les sympathisants de gauche, et parmi eux plus encore les sympathisants socialistes, sont déboussolés, perdus. Pour preuve : dans la vague de rentrée de l’Observatoire de la politique nationale BVA pour RTL et Orange réalisé fin septembre, Édouard Philippe arrive en tête de classement chez les sympathisants socialistes (50% d’entre eux souhaitent qu’il ait davantage d’influence dans la vie politique française), juste devant Martine Aubry (49%). Comment expliquer cette incongruité ? Probablement parce que les sympathisants de gauche ont, pour partie d’entre eux, intégré plus ou moins consciemment qu’à court terme le futur se jouerait sans la gauche. Et que dans ce contexte, on ne cherche pas « le meilleur » choix mais « le moins pire ». Et c’est cette mécanique à l’œuvre depuis plusieurs mois déjà que l’on retrouve à présent dans les enquêtes d’intentions de vote.
Aujourd’hui, au-delà de la présence pour le moment très improbable d’un candidat de la gauche au second tour, c’est la présence même d’un candidat garant du système et des institutions (pour ne pas dire de la démocratie) qui semble en jeu. Depuis presque un mois maintenant, les médias, relayant certains sondages, agitent le chiffon rouge d’un scénario qui pourrait entraîner la présence d’une personnalité comme Éric Zemmour au second tour. On voit émerger un champ des possibles qu’on jugeait inimaginable et qui vient s’ajouter à la perspective de voir Marine Le Pen se qualifier au second tour. Échaudés sans doute par les réminiscences du passé pour certains (ceux qui ont connu un certain « 21 avril ») et inquiets d’une possible « configuration cauchemardesque », sans savoir à quoi s’attendre dans ce contexte anxiogène et de brouillage des repères, une partie des électeurs de gauche et notamment socialistes pourraient ainsi être tentés par un vote en faveur d’Emmanuel Macron dès le premier tour. Ceux-là mêmes qui ont voté pour lui pour contrer Marine Le Pen au second tour en 2017 et qui ont juré qu’on ne les y reprendrait plus. D’autres encore qui ont voté pour lui sans état d’âme en 2017 tout en restant fidèles, au fond d’eux, au Parti socialiste et qui espéraient « revenir au bercail ». Aujourd’hui, le risque d’un scénario catastrophe les pousse – pour le moment du moins – à revoir leur jugement. Le « vote de cœur » ou vote idéologique pour un candidat de gauche peut apparaître comme totalement inutile. À quoi bon me faire plaisir si je dois en payer le prix fort ensuite ? L’adage « au premier tour on choisit, au second tour on élimine » se trouve malmené. Comment choisir si, demain, mon choix doit s’opérer entre la peste et le choléra (c’est une caricature, bien sûr) ? Si je me retrouve à choisir entre un candidat de la droite et un candidat de l’extrême droite ? Voire entre deux candidats d’extrême droite ?
Ceci survient par ailleurs dans un contexte où le bilan d’Emmanuel Macron n’est jugé finalement « pas si mauvais ». Selon notre Observatoire de la politique nationale de septembre, 46% des Français déclaraient avoir une bonne opinion du président de la République. C’est 6 points de plus que fin août 2021 et un retour à son meilleur niveau depuis la crise des « gilets jaunes ». Et surtout, un niveau bien supérieur à celui de ses prédécesseurs à la même période de leur quinquennat. Une partie non négligeable de l’opinion salue sa gestion de la crise sanitaire, des choix contestés sur le moment, mais qui se sont révélés payants (notamment sur la vaccination et le pass sanitaire), ainsi et surtout que son accompagnement de la crise sur le plan économique. Et Emmanuel Macron est redevenu majoritairement populaire chez les sympathisants socialistes (54% de bonnes opinions dans notre dernier baromètre en octobre). Il devient dès lors sans doute plus envisageable pour eux de mettre un bulletin « Macron » dans l’urne dans ces conditions.
Et de fait, entre 20% et 26% des électeurs de Benoît Hamon déclarent aujourd’hui une intention de vote en faveur d’Emmanuel Macron. Et quand on s’intéresse au « potentiel de vote » d’Emmanuel Macron, c’est bien plus encore. Près d’un électeur de Benoît Hamon sur deux (49%) déclare qu’il « pourrait voter pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle » (14% qu’ils voteront « certainement » pour lui, 35% qu’ils « pourraient » voter pour lui). Ce potentiel électoral d’Emmanuel Macron se retrouve chez les sympathisants socialistes : 54% pourraient voter pour Emmanuel Macron (dont 20% ont l’intention « certaine » de le faire). Mais également chez les sympathisants EE-LV dans une moindre mesure (38% dont 6% de façon certaine). Il n’est pas nul non plus chez les sympathisants de La France insoumise (LFI) : 25% dont 4% qui « voteront certainement » pour Emmanuel Macron.
Interrogés sur les motivations d’un tel vote, s’il était amené à se concrétiser, 45% des électeurs de Benoît Hamon pouvant être amenés à voter pour Emmanuel Macron ont répondu que ce serait « dans une optique de vote utile, pour faire barrage à l’extrême droite » et 36% « par défaut, parce que c’est le moins pire », là où une majorité d’électeurs d’Emmanuel Macron au premier tour de 2017 (55%) voteront pour lui « parce que c’est le candidat qui représente le mieux leurs idées ». Cette idée de « vote utile, pour faire barrage à l’extrême droite » est plus forte encore chez les sympathisants EE-LV qui pourraient voter Emmanuel Macron (56% d’entre eux) et forte aussi chez les sympathisants LFI (41%).
Il ne s’agit à ce stade que de potentiel électoral ou d’intentions de vote, mais on observe de façon visible qu’à date une partie non négligeable de l’électoral de la gauche envisage de voter pour le président sortant dans une logique de vote utile. Ce mouvement pourrait s’étendre si le spectre de la présence d’un ou plusieurs candidats disons « moins démocrates » au second tour se précisait. D’autres électeurs pourraient alors basculer vers Emmanuel Macron. D’ailleurs, ce sont 50% à 58% (selon les hypothèses) des électeurs ayant aujourd’hui l’intention de voter pour Anne Hidalgo qui déclarent qu’ils « pourraient voter pour Emmanuel Macron ». Cette tentation concerne également plus de quatre électeurs de Yannick Jadot sur dix. Quand on leur en demande la raison, ils répondent majoritairement « dans une optique de vote utile, pour faire barrage à l’extrême droite » (54% des électeurs d’Anne Hidalgo pouvant envisager de voter pour Emmanuel Macron, 57% de ceux de Yannick Jadot, dans l’hypothèse d’une candidature de Zemmour et Bertrand).
Ajoutons à cela qu’Anne Hidalgo a aujourd’hui le socle électoral le plus friable puisque seul un quart à un tiers de ses électeurs potentiels se déclarent « sûrs de leurs choix ». 56% à 69% de ses électeurs potentiels pensent qu’elle réussira à se qualifier pour le second tour (ce n’est pas si mal d’ailleurs !). Tandis que, pour Yannick Jadot, seul un électeur sur deux, parmi ceux qui déclarent une intention de vote en sa faveur, pense qu’il sera présent au second tour. Quand on sait que chez les électeurs potentiels d’Anne Hidalgo, plus de sept sur dix pensent qu’Emmanuel Macron sera présent au second tour et que, parmi les électeurs potentiels de Yannick Jadot, c’est plus de huit sur dix, on comprend que la tentation d’un vote Macron, vote « de sécurité » ou « vote utile », peut être grande. Les uns comme les autres ne croient pas vraiment à la présence d’Éric Zemmour au second tour (même s’ils ne l’excluent pas totalement), ils sont en revanche une majorité à penser que Marine Le Pen sera présente au second tour.
On comprend bien la mécanique qui est à l’œuvre ici. Elle peut ne pas durer, à la faveur des dynamiques de campagne. Mais aujourd’hui, elle est fondée sur une idée centrale : celle que la gauche ne pourra pas – en l’état actuel des choses – figurer au second tour de cette élection présidentielle.