Un second tour Jean-Luc Mélenchon/Marine Le Pen est-il possible ? Où s’arrêtera Jean-Luc Mélenchon ? Emmanuel Macron peut-il s’effondrer d’ici le premier tour ? Les réponses de Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, et Esteban Pratviel, chef de groupe au département Opinion et Stratégies d’entreprises de l’Ifop.
Beaucoup a été dit et écrit sur les conséquences électorales de l’individualisation du vote des Français, procédant d’une émancipation par rapport aux carcans partisans, sociaux et idéologiques hérités. L’incertitude et la volatilité qui en résultent invitent à la prudence quant aux pronostics qui pourront être établis ici.
Les derniers sondages publiés font état d’un resserrement des intentions de vote entre les quatre principaux candidats à l’élection présidentielle. Emmanuel Macron et Marine Le Pen font l’objet un léger tassement depuis quelques jours, et la dynamique en faveur de Jean-Luc Mélenchon lui permet de talonner, voire de rejoindre François Fillon qui a pourtant repris quelques couleurs. Ces dernières tendances viennent désormais relativiser la probabilité importante, jusqu’ici bien installée dans l’opinion, d’un second tour opposant Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et vont même jusqu’à laisser envisager la qualification conjointe de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen.
Alors que le candidat de La France insoumise et celui des Républicains sont séparés au plus d’un point et demi dans les mesures d’intentions de vote, ils focalisent l’attention sur eux depuis ce week-end. Nous identifions cependant un certain nombre d’indicateurs qui invitent à relativiser la faiblesse actuelle de la candidature d’Emmanuel Macron et à penser que la dynamique en faveur de Jean-Luc Mélenchon, bien qu’elle soit tout à fait réelle, est moins solide et sera plus difficile à concrétiser dans les urnes que celle, certes plus modeste, en faveur de François Fillon. Dès lors, la possibilité d’une confrontation de second tour entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, passant donc par un effondrement du candidat d’En Marche ! qui s’était jusqu’ici installé comme favori de la présidentielle, nous paraît peu probable.
Les forces de la candidature d’Emmanuel Macron à travers la menace du « vote utile »
Pour la première fois sous la Ve République, le Parti socialiste semble se voir confisquer, par la candidature de Jean-Luc Mélenchon, le « vote utile » de gauche. Depuis qu’il a dépassé Benoît Hamon dans les intentions de vote, le candidat de La France Insoumise se fait fort de renvoyer au candidat vainqueur de la primaire de la Belle Alliance populaire l’argument du désistement en faveur du mieux placé pour accéder au second tour. Pour autant, l’ensemble des électeurs de gauche peuvent-ils venir consolider cette dynamique dans les jours qui viennent ?
Il convient tout d’abord de prendre la mesure de la fracture idéologique qui s’est installée entre les électeurs de centre-gauche – qui ont plutôt soutenu l’action gouvernementale et portent aujourd’hui majoritairement leurs suffrages vers Emmanuel Macron – et les électeurs issus du Front de gauche ou de la gauche du Parti socialiste. Les péripéties du quinquennat ont peu à peu éloigné les seconds de la ligne social-démocrate. Cette fracture semble difficilement réconciliable sous la bannière du candidat de La France Insoumise, et il est peu probable que les personnes représentant plus de 40% de l’électorat de François Hollande en 2012 et socialistes, qui jugeaient Benoît Hamon trop à gauche depuis la primaire et se reportent aujourd’hui vers Emmanuel Macron, basculent demain vers Jean-Luc Mélenchon pour une qualification possible de la « vraie gauche » au second tour.
Ensuite, rappelons que le « vote utile » s’exerce depuis des mois non pas en faveur du candidat socialiste (comme ce fut le cas pour François Hollande en 2012), mais en faveur du candidat d’En marche !, qui reste malgré sa baisse des derniers jours solidement installé dans le duo de tête. À ce titre, il convient de mesurer à quel point Emmanuel Macron dispose encore de réserves de « vote utile » à gauche, si tant est qu’il soit capable de consolider sa position de « seul progressiste capable de mettre en échec la droite et le Front national ». L’analyse des résultats détaillés du rolling Ifop-Fiducial pour Paris Match, CNews et Sud Radio fait en effet état d’un décalage inédit entre les pronostics et les souhaits d’une victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle. En se concentrant sur la période du 21 au 31 mars 2017, le candidat d’En Marche ! domine ainsi très nettement les prévisions (41% de citations), tandis qu’il est également en tête des souhaits de victoire, mais à un niveau bien en-dessous (21% de citations, soit un niveau à peu près stable depuis trois semaines). Ce décalage inédit – alors que souhaits et pronostics étaient assez proches s’agissant du duel Sarkozy-Hollande en 2012 – semble être la résultante d’un manque d’enthousiasme ou d’une résignation parmi les électeurs, qui semble les orienter vers une décision stratégique et non vers un choix de conviction. C’est ainsi qu’il est selon Ipsos le candidat pour lequel on vote le plus « par défaut » (52%).
Sur fond d’indécision, d’intérêt pour la campagne contrarié par sa piètre qualité, de participation très en retrait par rapport à 2012 et d’intériorisation de la défaite à venir par une bonne partie de la gauche, le décalage entre pronostics et souhaits traduit le comportement d’électeurs se comportant en stratèges, plus disposés qu’à l’accoutumée à se positionner sur un vote utile.
Les électeurs de gauche, en grand nombre, semblent avoir intégré dans leurs décisions de vote à la fois la présence de Marine Le Pen au second tour et son incapacité à l’emporter (se rappelant les échecs du Front national aux élections départementales et régionales de 2015). Il n’est pas certain que la remontée tardive de Jean-Luc Mélenchon, candidat qui ne fait pas l’unanimité à gauche sur sa ligne, soit en mesure de convaincre le plus grand nombre des électeurs progressistes de sa capacité à former une alternative plus enviable que le candidat d’En Marche !. Emmanuel Macron s’est à ce titre imposé comme le référent le plus solide.
Or, l’analyse détaillée des données de l’Ifop permet d’observer que, contrairement aux idées reçues, Emmanuel Macron est encore loin d’avoir activé pleinement ce réflexe du « vote utile » de gauche. Aujourd’hui seulement 10% de ses électeurs privilégieraient pourtant la victoire d’un autre candidat, lui apportant ainsi environ 2,5 points d’intention de vote. Il existe parallèlement encore des réserves de voix potentielles chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, parmi des électeurs de gauche tellement convaincus qu’Emmanuel Macron sera au second tour – tenant ainsi la perspective d’un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen à distance – qu’ils se permettent un vote « de cœur ». Ainsi, Emmanuel Macron pourrait venir piocher dans respectivement 30% et 38% des électorats de La France insoumise et du Parti socialiste pronostiquant sa victoire mais ne la souhaitant pas. Ce réservoir de voix serait alors plutôt constitué de femmes, de personnes âgées de 35-49 ans et de professions intermédiaires, classées plutôt parmi les classes moyennes.
Si Emmanuel Macron se donnait pour objectif de brandir le risque d’un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen dans la dernière ligne droite de la campagne, il pourrait donc disposer de réserves suffisantes pour mettre à distance Jean-Luc Mélenchon.
Des marges de manœuvre de François Fillon paraissant supérieures à celles de Jean-Luc Mélenchon
Ajoutons qu’il existe d’autres éléments permettant de relativiser le succès actuel du candidat de La France insoumise. Sa personnalité, qui joue aujourd’hui comme un atout, a souvent été un repoussoir pour nombre d’électeurs. À la fois érudit, tribun, honnête, sincère et passionné, mais aussi colérique, emporté, sans corde de rappel. Les commentaires soulignent souvent la « métamorphose » récente du candidat, soudainement mué en « sage ». Mais en matière d’opinion, la mémoire des travers du candidat ne s’effacera pas si rapidement. Les souvenirs négatifs restent latents, et la moindre erreur de Jean-Luc Mélenchon – un emportement, un acte dont la symbolique renverrait à ses traits de caractère les moins populaires – pourrait venir les réactiver. Il souffre en outre d’un manque de stature présidentielle, 54% des Français interrogés par l’Ifop pour Le Journal du Dimanche du 31 mars au 1er avril ne l’imaginant pas à l’Élysée à partir de mai prochain.
Son programme est également jugé irréaliste par beaucoup, notamment en ce qui concerne la maîtrise des déficits. Il n’est par ailleurs pas certain qu’à ce stade, des électeurs qui nous répètent jour après jour ne pas disposer de suffisamment d’éléments sur les programmes des uns et des autres aient bien mesuré la part d’aventure que comporte le projet européen du tribun de La France insoumise. Les Français sont aussi partagés s’agissant de sa capacité à réformer le pays (mise à son crédit par 49% d’entre eux), alors que le désir de réforme n’a jamais été aussi fort.
C’est d’ailleurs en partie pour ces raisons que les électeurs face aux difficultés de l’exécutif sous le quinquennat de François Hollande ne se sont reportés qu’avec parcimonie sur les offres politiques situées à gauche de la majorité gouvernementale, que ce soit lors des scrutins municipaux et européens en 2014 ou lors des scrutins départementaux et régionaux en 2015. Le réservoir de voix de la « gauche radicale » semble ainsi insuffisamment fourni pour envisager une qualification de ce camp politique à un second tour d’élection présidentielle, qui plus est dans un scrutin où la participation est plus élevée que lors des scrutins intermédiaires. Le Parti communiste a d’ailleurs toujours été confronté à cet obstacle sous la Ve République, notamment à ses débuts.
À droite, au plus haut dans les sondages au sortir de la primaire organisée en décembre par Les Républicains et même à la suite de la victoire de Benoît Hamon à la primaire organisée par le Parti socialiste, François Fillon a vu son élan coupé par l’éclatement d’affaires judiciaires mettant en cause son intégrité. Les affaires ne l’ont pas disqualifié pour autant, son socle étant resté stable depuis le début du mois de février en dépit de la succession des révélations. Depuis quelques jours, le candidat Les Républicains a même légèrement progressé (1 à 2 points en moyenne). Il obtient désormais selon les instituts de sondage entre 18,5 et 20% des intentions de vote, lui conférant une position solide – avec une certitude de choix de ses électeurs au moins dix points supérieure à celle dont bénéficie Jean-Luc Mélenchon – résultant d’une bonne utilisation des leviers de vote à sa disposition.
François Fillon semble en outre encore disposer de marges de progression, et celles-ci sont sans doute plus importantes que celles de Jean-Luc Mélenchon. Selon BVA, autour de 25% des hésitants positionnés aujourd’hui sur Emmanuel Macron et Marine Le Pen déclarent pouvoir in fine voter pour lui au premier tour de l’élection présidentielle et il reste par ailleurs plus d’un tiers des électeurs de Nicolas Sarkozy en 2012 qui se réfugient aujourd’hui dans l’abstention ou ne se prononcent pas. L’approche du 23 avril 2017 pourrait les faire revenir vers l’offre soutenue par Les Républicains, à l’instar de la captation tardive des « mécontents de droite » par Nicolas Sarkozy en 2012. Les résultats des dernières élections intermédiaires permettent d’accréditer cette thèse. Malgré la pollution du débat par d’autres affaires – victoire controversée de Jean-François Copé dans sa quête de la présidence de l’UMP, rejet des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy par le Conseil constitutionnel et affaire Bygmalion ayant mis en cause la probité de plusieurs responsables –, la droite républicaine s’est toujours adjoint de soutien d’un socle solide, représentant au moins un quart des votants. C’est une partie de cet électorat qui manque aujourd’hui à François Fillon, et c’est à eux que va certainement s’adresser le député de Paris dans les jours qui viennent.
Son positionnement et son offre politique lui confèrent en outre des atouts de séduction. Il utilise de manière constante et efficace les – seuls – leviers de vote à sa disposition : le désir à droite d’une rupture franche avec la politique menée par François Hollande, et d’une politique de droite « décomplexée », allant au bout de ses idées notamment sur la réduction de la dépense publique ou la fin des 35 heures. L’argument du « cabinet noir » n’est dans cette stratégie qu’assez anecdotique ; mais il permet de réintroduire le « meilleur adversaire » François Hollande dans une campagne dont il s’était dérobé, en l’agitant comme un chiffon rouge face à une droite qui le hait. Par ailleurs, l’idée de complot peut, même si les électeurs de Fillon n’y croient pas, offrir une excuse utile, et permettre à ces électeurs d’assumer sans complexe leur vote, mettant au même niveau l’image ternie de François Fillon et celles des autres candidats. Ajoutons que la possibilité d’une humiliation du candidat de droite, si celui-ci était relégué en quatrième place derrière un candidat d’extrême gauche dont la vision est l’exacte opposée du sang et des larmes promis par Fillon, pourrait sait-on jamais réveiller quelques électeurs.
À la lumière des données recensées ici, nous pouvons affirmer que la dynamique en faveur de Jean-Luc Mélenchon, qui s’exerce à ce stade essentiellement au détriment de Benoît Hamon (et dans une moindre mesure d’Emmanuel Macron), ne lui permettrait cependant probablement pas de dépasser durablement François Fillon. Et sans doute pas davantage d’installer avec suffisamment de certitude la possibilité d’une victoire de la gauche pour amener les sociaux-démocrates à surmonter leurs réticences idéologiques, et faire fonctionner le vote utile de gauche à son profit. Si la tendance favorable à Jean-Luc Mélenchon, en affaiblissant Emmanuel Macron, venait à trop accréditer l’hypothèse d’un second tour opposant François Fillon à Marine Le Pen, elle finirait probablement par provoquer en retour un réflexe de vote utile en faveur du candidat d’En Marche !, et trouverait donc naturellement ses limites.
Le courant qui porte aujourd’hui Jean-Luc Mélenchon est à la confluence de ce qui a fondé la dynamique de Benoît Hamon pendant la primaire et du besoin de radicalité et de renouveau qui porte également Marine Le Pen et Emmanuel Macron. C’est un vent puissant, qui souffle sur la politique depuis plusieurs années déjà, mais que pour la première fois les deux principaux partis de gouvernement ne parviennent pas à récupérer (il n’y a pas d’équivalent chez Benoît Hamon ou François Fillon à la rupture sarkozyste ou au « Changement, c’est maintenant » de François Hollande). La seule manière dont il pourrait éventuellement mettre en danger les trois candidats qui font la course en tête depuis des semaines serait en ancrant l’idée de son possible accès au second tour suffisamment fortement pour dégonfler l’ensemble du vote utile de gauche aujourd’hui positionné sur Emmanuel Macron. Les points (autour de 2,5 selon nos calculs) que perdrait alors Emmanuel Macron ne seraient cependant pas suffisants pour le reléguer en troisième position. Mais l’écart avec le troisième, qu’il s’agisse de Jean-Luc Mélenchon ou de François Fillon, serait alors tel que l’incertitude quant à l’ordre d’arrivée au premier tour serait immense.
S’agissant de François Fillon, si la perspective de son accès au second tour n’est pas tout à fait exclue, elle semble en tout état de cause moins éloignée que celle de l’accès de Jean-Luc Mélenchon au second tour. Il n’en reste pas moins que la stratégie de radicalisation de sa campagne qui lui aura permis de franchir cette marche fait peser une grave incertitude sur l’issue d’un second tour, si celui-ci le voyait affronter Marine Le Pen.
À l’occasion de cette élection présidentielle « hors norme », la Fondation Jean-Jaurès s’associe au Huffington Post pour apporter son éclairage sur la campagne électorale : rapport de forces, thèmes et enjeux structurants, opinion des Français. La Fondation mobilise un certain nombre de chercheurs et de personnalités pour fournir des analyses jusqu’au scrutin, et après.