À quelques mois de la généralisation de la réforme « Pour le plein emploi », ATD Quart-Monde, Aequitaz et le Secours catholique ont publié un rapport d’alertes et demandent sa suspension. D’autres importantes associations et syndicats ont cosigné le rapport, comme Emmaüs France, la Fondation Abbé Pierre, la Ligue des droits de l’homme ou encore le syndicat FSU. Marion Ducasse, coordinatrice de l’association Aequitaz, revient ici sur les critiques formulées à l’égard de mesures qui renforcent drastiquement la conditionnalité des aides sociales et les mesures de contrôle social des plus pauvres dans notre pays. À l’aune de cette réforme, c’est le droit à un revenu minimum garanti qui s’éloigne en France.
La réforme dite pour le plein emploi concerne 3,65 millions d’allocataires et leurs familles, parmi les plus vulnérables de notre pays. C’est pourquoi elle mérite une attention particulière, car son évolution est un symptôme des glissements de nos politiques de solidarité vers des politiques d’activation et de retour à l’emploi. Le retour à l’emploi n’est pas la voie unique pour sortir de la pauvreté. Visant notamment l’inscription obligatoire des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) et de leurs conjoints à France Travail, actant l’orientation automatisée vers un parcours d’accompagnement assorti d’une obligation à réaliser 15 heures d’activité hebdomadaires, les paramètres de ces nouvelles modalités d’accès au RSA interrogent la montée en charge de la conditionnalité dans l’accès aux minimas sociaux dans un contexte où les laissés-pour-compte de l’emploi durable se chiffrent entre cinq et sept millions de personnes en France.
Heures d’activité obligatoires : le glissement vers le travail gratuit s’opère déjà
Cette mesure, la plus sujette à controverses, pose de nombreuses questions. D’abord car elle part du postulat erroné que les gens ne feraient rien de leur semaine et qu’un « engagement contractuel » est nécessaire à leur « rendre actifs ». Le Secours catholique et Aequitaz ont pourtant montré, avec le rapport Un boulot de dingue. Reconnaître les contributions vitales à la société, à quel point on est actif quand on vit dans le « hors emploi » et dans la précarité. Faire de ces heures d’activité (qui peuvent recouvrir des démarches de recherche d’emploi, administratives, de santé, des ateliers de formation réalisés de manière encadrée ou autonome) une condition d’accès au RSA est une conséquence du mépris et de la stigmatisation portés sur les exclus du monde du travail par les responsables de cette réforme.
Cette mesure interroge la « mise au travail » des allocataires sur des missions qui ressemblent peu ou prou à des travaux d’intérêt général, réalisés gratuitement, dans un contexte de graves réductions des moyens alloués au service public. Lorsque qu’une commune de l’Eure, Villers-en-Vexin, « met au travail » des allocataires du RSA dans ce cadre pour réaliser des travaux dits d’intérêt collectif pour laquelle elle n’a pas les moyens d’embaucher, on ne voit plus nettement la différence avec des travaux d’intérêt général pour des personnes sanctionnées sous main de justice.
« Le bénévolat, c’est forcément libre. Ça ne peut pas être obligé1« Regards croisés sur la réforme Plein Emploi », atelier animé par Aequitaz, Chambéry, mars 2024. », nous confie un allocataire. En effet, le glissement de tâches bénévoles censées s’exercer de manière libre et consentie vers des formes plus contraintes est également sous-jacent à cette mesure. La Mayenne a, par exemple, mis en place des dispositifs d’intermédiation entre allocataires et associations sur le principe d’un « volontariat reconnu ». Là encore, pourquoi en faire une incitation contractuelle alors qu’on sait qu’il sera difficile pour les personnes de refuser ce type de propositions, leurs ressources en dépendant ?
Enfin, la comptabilisation des heures pointe enfin l’évidence de la justification permanente des heures passées, où l’entrée dans l’intime des personnes n’a plus de limites pour prouver que l’on « mérite bien » son allocation : « À certains moments, on est incapable de faire quoi que ce soit tellement on va mal. Je ne peux juste pas. Qu’est-ce qu’on peut dire dans ces cas-là ?2« Regards croisés sur la réforme Plein Emploi », atelier animé par Aequitaz, Chambéry, mars 2024. ». Justifier ce qu’on fait signifie de tout dire ou, en tout cas, de dire beaucoup de soi : les imprévus, les maladies, les galères de la vie à la rue, les histoires conjugales ou familiales qui peuvent entraver le quotidien des démarches. En cela, cette mise sous tutelle de la vie privée nous semble inacceptable.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousL’accompagnement sous algorithme : l’allocataire perd le pouvoir de choisir son orientation
Pris dans l’enjeu louable d’accélérer la prise en charge des allocataires à l’entrée du RSA, la réforme prévoit l’automatisation de l’orientation des allocataires. Cette mesure, expérimentée avec des entretiens en présentiel qui ne seront pas pérennisés faute de moyens, a des effets pervers notables : l’avis argumenté de l’allocataire n’est pris en charge qu’après le processus d’orientation vers France Travail, un Centre communal d’action sociale (CCAS) ou une Mission locale, sans que ce dernier n’ait bien conscience de ce mécanisme d’orientation. Dans la métropole de Lyon, les entretiens d’orientation durent vingt minutes. Difficile dans ce cas de permettre à la personne d’affirmer son propre choix et un éventuel désaccord dans cette orientation. Là encore, la maîtrise du dispositif par les allocataires est largement insuffisante pour leur permettre de faire des contre-propositions. Si les personnes sont mal orientées, c’est autant de risque d’une mauvaise adhésion au système et de décrochage, qui sera ensuite reproché aux personnes accusées de ne pas vouloir jouer le jeu de leur insertion. Favorisant largement l’orientation vers France Travail et les parcours de retour à l’emploi, l’algorithme nous fait également craindre une fragilisation des filières d’accompagnement social. Certains départements, comme celui du Nord, ont déjà supprimé des financements à des acteurs de l’insertion sociale par la culture ou l’accompagnement au logement. Dans un contexte de baisse des moyens des départements, il en va du maintien de vraies filières d’accompagnement social.
La mécanique des radiations est en route
France Travail a fixé à ses équipes des objectifs de contrôles exponentiels pour les années à venir. Selon Thibaut Guilluy, « en 2023, les 520 000 contrôles réalisés ont abouti à 90 000 radiations. À l’avenir, les équipes dédiées au contrôle devront en assurer 600 000 en 2025 et 1,5 million en 2027 ». Pour faciliter la mise en application de la sanction, la nouvelle mesure dite de « remobilisation » activable directement par le référent de parcours l’allocataire a pour intention de « faire revenir les personnes qui ne répondent pas au guichet ». L’avis récent du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE)3Avis du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), « Sanctions : le point de vue du vécu », mars 2024. sur les sanctions a pu démontrer, à l’aide d’études comparatives, les impacts néfastes de ces mesures sur les conditions matérielles des personnes, leur maintien en bonne santé physique et mentale ou encore leur maintien dans un logement. Ces mesures coercitives contribuent à cet objectif non dissimulé de diminution du nombre d’allocataires utiles dans la période, notamment pour dégager des moyens financiers. Certains départements ont déjà valorisé les premiers résultats des expérimentations par la baisse substantielle du nombre d’allocataires. Ce critère devient, par exemple dans le Finistère, un objectif politique clairement affiché, faisant disparaître l’idée même d’un retour à l’emploi et a fortiori d’une diminution de la pauvreté : « la conjonction d’un environnement économique favorable et des efforts engagés par le Département dans le cadre du plan RSA a conduit à une baisse du nombre d’allocataires de 18 000 au début du mandat à environ 16 000 aujourd’hui. En 2024, le Département souhaite poursuivre cette dynamique vertueuse pour atteindre, en fin d’année, le nombre de 15 000 bénéficiaires, alors même que le marché du travail ralentit4Extrait d’une délibération sur une convention de partenariat, Département du Finistère-Greta, 2024. ». Les termes de sortie du dispositif et de « remise en parcours » remplacent l’idée du retour à un emploi durable ou décent ou bien encore celui de la baisse de la pauvreté.
Le retour à l’emploi à tout prix : décent, durable ou précaire ?
« Si c’est prendre un emploi pour trois mois et retourner au RSA (avec en plus la réforme chômage), ce n’est pas sortir de la pauvreté5« Regards croisés sur la réforme Plein Emploi », atelier animé par Aequitaz, Chambéry, mars 2024. ». En effet, ce dogme du retour à l’emploi à tout prix aboutit à un double déni : un déni du nombre d’emplois réellement disponibles (535 000 selon la Dares en 2024) et un déni des enjeux de santé et de précarité des allocataires (un quart des allocataires du RSA basculent vers l’Allocation aux adultes handicapées, AAH6Le revenu de solidarité active (RSA), Cour des comptes, janvier 2022.). S’il est évidemment trop tôt pour évaluer les reprises d’emplois durables, on peut sans difficulté observer le manque de considération du contexte socio-économique des territoires et des aspirations des premiers concernés : employabilité des personnes, dureté des conditions de travail dans les emplois proposés, enjeux d’accessibilité, de mode de garde, problématiques de santé physique et mentale, etc. Pousser les personnes à exercer des emplois qui ne respectent ni leurs capacités, ni leurs désirs, ni leurs possibilités matérielles et financières est un immense gâchis humain en plus d’être inefficace en matière de lutte contre la pauvreté. À ce jour, les prestataires en charge de l’accompagnement socio-professionnel des allocataires du RSA de la métropole de Lyon ne peuvent plus accompagner des personnes dès lors qu’elles sortent du dispositif. Le lien se trouve ainsi coupé et la période de sécurisation dans la reprise d’emploi n’est plus suivie. Il y a un vrai enjeu, dans ce contexte, à documenter les parcours de vie des personnes qui sortent du RSA.
Les voix des allocataires sont faibles, car dépourvues de relais médiatiques et de pouvoir dans la fabrique des politiques publiques qui les concernent en premier lieu. Les organisations syndicales comme la Fédération syndicale unitaire (FSU), se mobilisent également, inquiètes de la dégradation de leur métier comme des conditions d’accueil et d’accompagnement des publics. Nous attendons du prochain gouvernement une réaction immédiate qui tienne compte de l’expression des premiers concernés et de leurs relais syndicaux et associatifs. Nous ne nous résoudrons pas à ce que la méfiance et la stigmatisation mettent à mal notre solidarité nationale. Le retour à l’emploi ne peut être l’unique solution vers la sortie de la pauvreté.
- 1« Regards croisés sur la réforme Plein Emploi », atelier animé par Aequitaz, Chambéry, mars 2024.
- 2« Regards croisés sur la réforme Plein Emploi », atelier animé par Aequitaz, Chambéry, mars 2024.
- 3Avis du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), « Sanctions : le point de vue du vécu », mars 2024.
- 4Extrait d’une délibération sur une convention de partenariat, Département du Finistère-Greta, 2024.
- 5« Regards croisés sur la réforme Plein Emploi », atelier animé par Aequitaz, Chambéry, mars 2024.
- 6Le revenu de solidarité active (RSA), Cour des comptes, janvier 2022.