La première journée de mobilisation face aux ordonnances travail à l’appel de la CGT n’a pas fait le plein sans pour autant être un échec. S’appuyant sur une enquête exclusive (2000 verbatims recueillis), Chloé Morin et Maria Gariazzo analysent les raisons de ce qui ressemblent à une résignation. Une tribune en partenariat avec Paris Match.
De manière générale, il est frappant de constater que les Français interrogés sur les ordonnances travail et leur impact potentiel (enquête réalisée pour la Fondation Jean-Jaurès par l’Ifop auprès d’un échantillon national représentatif) manifestent des degrés de préoccupation et d’implication personnelle très importants, mais qu’en même temps la plupart peinent à se prononcer sur le contenu précis des ordonnances. La pénétration des argumentaires déployés depuis plusieurs semaines sur la scène médiatique, tant de la part du gouvernement que de ses opposants, apparaît assez faible, et peu de mesures ont été spontanément mémorisées – beaucoup moins que pour la première loi travail. Cette faible mémorisation de mesures précises explique en partie un jugement sur l’ensemble de la loi – plutôt négatif selon les enquêtes réalisées par les différents instituts – en décalage avec ce que l’on obtient lorsqu’on teste l’approbation mesure par mesure – la plupart obtenant une approbation majoritaire.
Lassitude générale des électeurs
Les propos recueillis sont majoritairement marqués par un fort sentiment de résignation. Malgré les inquiétudes réelles qui s’expriment, l’heure ne semble en effet pas à une lutte sociale prolongée, et les Français paraissent beaucoup moins combatifs qu’au printemps 2016 : en dehors de quelques militants, aucune référence n’est faite aux partis d’opposition, ni aux syndicats qui ont appelé à manifester le 12 septembre dernier et appellent à réitérer l’exercice dans la semaine qui vient. Personne ne semble envisager un recul gouvernemental – alors même que, s’agissant de la loi El Khomri, il convient de rappeler que les Français souhaitaient et pensaient pouvoir obtenir des ajustements de la part du gouvernement.
Au-delà des débats habituels portant sur le nombre de personnes qui ont défilé le 12 septembre, le fait que la résignation semble être en train de l’emporter sur la mobilisation peut avoir plusieurs explications. D’abord, ce débat s’inscrit dans la durée : il fut ouvert il y a au moins deux ans, avec les premiers travaux sur la réforme du code du travail commissionnés sous l’autorité de Manuel Valls. Cela a pu donner l’impression que tôt ou tard « on n’y échapperait pas ». À cette idée d’inéluctabilité de la réforme s’ajoute le fait qu’il s’agit d’une des rares promesses de campagne « bien identifiées » du président. Ses effets démobilisateurs sur l’opposition sont sans doute amplifiés par la lassitude générale des électeurs après une période électorale jugée trop longue, parfois décevante, et épuisante. Enfin, la faiblesse et la division des syndicats face à un exécutif certes déjà impopulaire mais encore fraîchement élu rendent difficile d’imaginer les débouchés concrets que pourrait avoir ce combat social. De fait, l’objectif poursuivi par le gouvernement à travers ces ordonnances paraît clair à tous – là où, s’agissant de la loi El Khomri, il ne l’était pas : améliorer la situation des entreprises, et notamment des TPE et PME, et permettre une relance des embauches. Du point de vue majoritaire, l’emploi est donc au cœur de ces ordonnances, bien plus que le travail – et les références à l’amélioration du dialogue social, par exemple, restent, pour leur part, assez marginales dans les évocations.
Mais au-delà de cet objectif clairement identifié, les ordonnances renvoient une image de complexité, de « nébuleuse » qui n’aide pas à l’appropriation du projet dans sa globalité. Cette difficulté à s’approprier pleinement le sujet contribue d’ailleurs sans doute à démobiliser un certain nombre d’opposants, qui basculent dans un attentisme inquiet là où ils avaient pu manifester de manière déterminée leur opposition à la loi El Khomri. Cette complexité explique aussi souvent une relecture qui ne met l’accent que sur un seul pan des choses : les partisans de la réforme ou les plus attentistes ont une lecture plus macroéconomique de la réforme. Ils insistent sur la nécessité d’un nouveau modèle sensé « moderniser les pratiques », « libérer » les entreprises dans leur façon d’embaucher et de dialoguer avec leurs salariés. Un modèle qui nécessite des efforts mais dont les retombées seront positives pour tous. On se situe dans le registre du défi, du refus des logiques du « on a tout essayé », avec la volonté clairement affichée d’explorer des solutions nouvelles. Les détracteurs de la réforme et les plus inquiets ont une lecture plus microéconomique, qui se décline sur le registre de la perte, du recul : c’est la facilité de licenciement (et le processus de précarisation qu’il implique pour eux) qui est au cœur de leurs préoccupations. Une possible « fin du CDI », ainsi que l’affaiblissement des syndicats, sont des éléments qui reviennent également dans les propos des personnes interrogées, mais de façon plus marginale.
« Sortir du carcan des syndicats »
En ce sens, le gouvernement a échoué dans sa capacité à imprimer largement l’idée d’un projet « gagnant-gagnant », qui saurait dépasser l’opposition frontale entre intérêts des salariés et des employeurs. Pour tous, cette loi favorise clairement les patrons, sans pour autant donner beaucoup de garanties sur les bénéfices attendus pour les salariés. Les employeurs jouerons-t-ils le jeu ? Sur ce point les avis divergent, dessinant une fois de plus les contours de deux France qui s’opposent, ou en tout cas ne se rejoignent sur aucun point. Notons que malgré la persistance du clivage « patrons/employés » dans les représentations, on sent en creux dans l’ensemble des propos tenus les effets de la loi précédente, qui a finalement contribué à ancrer dans les esprits la thèse selon laquelle le code du travail était source de complexité et que la facilitation des licenciements permettrait peut-être des embauches. C’est sans doute pour cette raison que le Parti socialiste, majoritairement perçu comme ayant soutenu la loi El Khomri, peine à se faire entendre dans ce débat. De l’avis majoritaire, il a contribué à « ouvrir la porte » au gouvernement actuel – ce qui ne saurait pour autant nullement engager sa capacité à être audible et crédible sur d’autres débats à venir, à commencer par le débat budgétaire de l’automne.
Lorsqu’on analyse les propos des personnes interrogées plus en profondeur, deux lectures coexistent, et semblent difficilement réconciliables : d’un côté, la lecture qu’en offrent les sympathisants LREM, LR et dans une bien moindre mesure PS s’inscrit souvent dans un registre attentiste teinté d’optimisme. Au-delà de la relance économique attendue, grâce à des entreprises « libérées de leurs contraintes », le projet du gouvernement se trouve valorisé pour l’idée de simplification et de modernisation qu’il sous-tend au sein même de l’entreprise. Est souvent mise en avant sa volonté de « casser les barrières » entre les salariés et les employeurs, pour permettre aux premiers de « s’exprimer plus librement, de comprendre les choix stratégiques ou les difficultés de leur entreprise ». Le souhait de sortir du « carcan » des syndicats s’exprime avec force, sur un modèle assez proche du rejet exprimé vis-à-vis des partis politiques traditionnels lors de la campagne présidentielle. Le nouveau modèle de représentation, que certains appellent de leurs vœux, permettrait ainsi de signer définitivement la fin d’un « ancien monde », négativement associé à une forme de dogmatisme et d’immobilisme. En ce sens, même si la réussite du projet nécessite que les entreprises jouent le jeu, l’impression générale est celle d’une dynamique qui va « dans le bon sens ».
Sur le reste de l’échiquier politique, les verbatims recueillis rendent compte d’une situation beaucoup plus sombre, génératrice de pessimisme et d’anxiété. La crainte est forte d’un déséquilibre renforcé dans le rapport de force entre employeurs et salariés, venant considérablement fragiliser ces derniers. La peur d’être « viré pour un rien », de voir ses conditions de travail précarisées, ses indemnités réduites reviennent avec force dans les propos, nourrissant la crainte d’un creusement des inégalités et l’avènement d’une société de « working poors ». Ici, il n’est question ni de modernisation, ni de dialogue social renforcé, mais plutôt de recul en arrière pour des salariés qui seront « sans voix ». Ces éléments réactivent les discours autour d’un rapport de classe entre les « dominants » et « une classe d’esclaves prêts à tout pour manger », tant le doute est grand de voir les employeurs jouer le jeu « puisqu’ils ne l’ont jamais fait ». En appui de cette grille de lecture, faute de disposer d’éléments précis sur le contenu des ordonnances, les personnes interrogées mobilisent souvent des exemples récents de mesures « injustes », qui illustrent à leurs yeux une volonté gouvernementale de servir une France sans se préoccuper de l’autre. Certains, sans doute en écho à la polémique sur les « fainéants », vont jusqu’à dénoncer une volonté gouvernementale « d’humilier » les salariés. Les verbatims, même s’ils sont pauvres en « mesures » précises, sont nourris, forts, parfois sombres, ce qui tranche avec l’impression générale de résignation. Faut-il y voir les signes d’une France qui garde ses réflexes d’opposition, qui a du mal à partager l’optimisme véhiculé par le parti présidentiel et que la moindre étincelle pourrait « embraser » ? Ou faut-il y voir les signes d’une France touchée par l’apathie, par une forme de dépression, et qui se laisse gagner par le renoncement au lieu de se révolter, devenant peu à peu invisible ? Difficile de trancher. On peut toutefois émettre l’hypothèse que le débat entre ces deux visions va se prolonger dans les mois qui viennent, les uns guettant les signes de reprise venant conforter leur vision, les autres traquant les abus et plans sociaux à même de venir conforter la leur.
Ce débat nous conforte donc dans l’idée que le clivage à l’œuvre ici – entre ceux qui décident et ceux qui subissent, ceux qui regardent l’avenir avec optimisme et ceux qui s’enfoncent dans la désespérance, ceux qui sont En marche! et ceux qui se sentent régresser voire perdre pied – s’impose peu à peu comme un des plus structurants du quinquennat. La capacité gouvernementale à arrimer le projet à un objectif clair – l’emploi, l’aide aux entreprises –, le fait que le président ait « annoncé la couleur » pendant la campagne, ainsi que la complexité des ordonnances sont sans doute les facteurs déterminants pour expliquer qu’une opposition majoritaire ne se traduise pas en mobilisation. Il n’en reste pas moins que les deux lectures des ordonnances en présence, que l’on serait tenté de qualifier « d’irréconciliables », montrent la persistance et la force de certains clivages idéologiques, dans un paysage politique pourtant bouleversé par la « recomposition » politique. Et si les fortes inquiétudes exprimées ne prennent pas actuellement la forme d’une mobilisation dans l’attente cruciale (voire vitale) de résultats, les clivages continuent de se creuser toujours plus. Si bien qu’on peine à voir comment le gouvernement, qui a su mobiliser son « socle » autour de cette loi et éviter que le débat ne déraille comme ce fut le cas au printemps 2016, aurait pu ou pourrait encore convaincre ses opposants. Chez tous les opposants, il existe en effet un doute fondamental sur le fait que les intérêts des patrons et des salariés puissent converger. L’obtention de résultats pourrait peut-être amener certains opposants à réviser leur jugement, mais à la condition qu’ils établissent un lien de causalité clair entre ces résultats et les réformes gouvernementales : un défi pour la communication gouvernementale dans les mois et années qui viennent.