Pourquoi la France est-elle incapable de passer des compromis sociaux et comment en sortir ?

La mobilisation liée à la réforme des retraites l’a montré : en France, il reste difficile de négocier des compromis sociaux dans l’apaisement. Comment expliquer cette spécificité hexagonale ? Le journaliste Guillaume Duval analyse le processus historique de gestion du social qui a abouti à l’impasse actuelle et plaide pour redonner aux partenaires sociaux et aux acteurs du secteur toute leur place dans la gouvernance de la protection sociale. C’est un enjeu démocratique majeur.

Le mouvement contre la réforme des retraites a posé de nouveau des questions récurrentes au sujet de la société française. Pourquoi n’arrive-t-on quasiment jamais à y négocier à froid des compromis sociaux ? Pourquoi ces grèves, ces manifestations que la plupart de nos voisins ne connaissent guère, en tout cas avec une fréquence comparable ? Et si on admet que cette situation n’est optimale ni sur le plan social, ni sur le plan économique, ni sur le plan politique, que faire pour y remédier ?

Une histoire qui remonte à la Révolution

C’est une longue histoire qui remonte à la Révolution française. Contrairement à ce que beaucoup imaginent, celle-ci fut en effet un grand moment de libéralisme sur le terrain économique et social. Une des premières tâches que se donnèrent les Révolutionnaires fut d’abolir les corporations, qui freinaient le dynamisme économique du pays en limitant le progrès technique et le développement de nouvelles entreprises. C’était une tâche à laquelle la royauté avait tenté de s’atteler sans succès avec le ministère Turgot sous Louis XVI, mais les Révolutionnaires l’avaient placée en tête de leur programme et l’ont mis en œuvre rapidement. Cependant, avec les corporations, ils interdirent aussi toutes les formes de syndicalisme naissant avec le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier adoptés en 1791. Une des fonctions des corporations étaient en effet de réguler collectivement les salaires des ouvriers dans les différentes professions concernées. En 1791, les Conventionnels du Tiers-État, qui représentaient pour l’essentiel la bourgeoisie, avaient pris peur devant l’agitation qui se développait dans les milieux populaires, principalement à Paris, contre la vie chère et pour des hausses de salaire.

Devant la Convention, Isaac Le Chapelier, fondateur et premier président du Club des Jacobins, posait clairement l’enjeu : « il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » Entre l’État et le citoyen, la République ne veut connaître aucun « corps intermédiaire ». Le syndicalisme et la négociation sociale ne se sont jamais vraiment remis en France de ce choc initial. Certains, comme les pays germaniques ou nordiques, où la négociation collective joue un rôle important, sont des pays où le passage du féodalisme au capitalisme s’est fait de manière beaucoup plus progressive qu’en France. Les puissantes organisations patronales, qui y font face à des syndicats eux aussi puissants, sont en réalité les héritiers de corporations qui n’ont jamais été détruites.  

Pendant que, dans le reste du monde occidental, les syndicats se développaient progressivement, il faudra attendre en France 1864 pour que la grève ne soit plus considérée comme un délit et 1884 pour que les syndicats soient officiellement reconnus. Et ce, sans pour autant que la négociation collective ne se généralise. En 1895, syndicats professionnels et bourses du travail locales se fédèrent pour former la Confédération générale du travail. Mais celle-ci, dominée par les syndicalistes révolutionnaires, se donne davantage comme objectif prioritaire de renverser le système capitaliste par la grève générale que de développer la négociation collective. En 1906, avec la Charte d’Amiens, la CGT décide en outre de ne pas joindre ses forces à celles des socialistes qui venaient de réaliser leur unité l’année précédente, contrairement à ce qui s’était produit dans quasiment tous les autres pays développés. Cette occasion manquée a contribué à affaiblir durablement le mouvement ouvrier en France.

Durant la IIe République, la négociation sociale reste toujours très limitée en France et le syndicalisme, proche alors du mouvement anarchiste, demeure activement combattu par les pouvoirs publics et notamment par le gouvernement pourtant « radical » de Georges Clemenceau, avec des épisodes sanglants comme ceux de Draveil en 1907. Pendant la guerre de 1914-1918, la CGT rejoint cependant l’Union sacrée et fut associée à la gestion de l’économie de guerre. Mais après 1917, la révolution russe a marqué de nouveau un coup d’arrêt à cette amorce de reconnaissance. La scission qu’elle a entraînée au sein de la CGT a de nouveau affaibli et divisé le syndicalisme français.

Il y eut bien le Front populaire et ses fameuses conquêtes sociales qui résultaient du puissant mouvement de grève de juin 1936, mais l’épisode ne dura en réalité que quelques mois. Il fut suivi par un retour rapide de la droite qui remettra en cause la plupart des acquis de 1936, puis par une répression féroce durant la Deuxième Guerre mondiale – même si le pétainisme, avec son corporatisme, a contribué aussi à mettre en place des structures qui perdureront après-guerre. Il y eut ensuite le Conseil national de la Résistance et son fameux programme avec la mise en place de mesures sociales majeures, puis la reconstruction conduite par un Commissariat au plan auquel le syndicalisme était étroitement associé.

Mais dès 1948, la guerre froide a de nouveau affaibli et divisé rapidement le syndicalisme – dominé à l’époque par une CGT inféodée à un des partis communistes restés le plus longtemps staliniens dans le monde –, tandis qu’en face le patronat, dont l’organisation était faible elle aussi, restait très majoritairement ancré dans un antisyndicalisme primaire. Cela a empêché le mouvement d’institutionnalisation engagé dans l’après-guerre de s’approfondir.

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La Ve République n’a jamais été très portée sur la négociation sociale

La Ve République, expression dès le départ d’un jacobinisme technocratique vertical, n’a jamais été portée sur la négociation sociale, même si Charles de Gaulle affichait la volonté de réconcilier le capital et le travail. Il misait beaucoup plus, pour ce faire, sur des dispositifs financiers comme l’intéressement, la participation ou encore l’actionnariat salariat que sur le développement du pouvoir des représentants des salariés dans les entreprises et dans la société. Au contraire, de Gaulle avait supprimé en 1967 les élections qui jusque-là permettaient de désigner les gestionnaires de la Sécurité sociale en vue d’étatiser la protection sociale, un processus qui arrive à son terme aujourd’hui.

Mai-1968 apporta certes de nouvelles avancées pour les droits des travailleurs mais, dans les années suivantes, la droite, toujours au pouvoir, et le patronat ne firent rien pour encourager le développement de la négociation sociale dans un contexte de conflictualité accrue et de crise économique qui s’aggravait. Et quand la gauche arriva au pouvoir en 1981, elle était marquée par des réflexes étatistes et jacobins et peu à l’aise avec un syndicalisme français toujours aussi faible et de plus en plus divisé avec l’apparition de nouvelles organisations supplémentaires Sud, UNSA, FSU…

Depuis deux siècles, la France est donc un pays où les questions sociales se règlent principalement par la loi ou dans la rue et sur les barricades. Cela a son charme et beaucoup d’étrangers y voient une spécificité romantique mais, du point de vue de l’efficacité économique et sociale, il n’y a guère de doute que nos voisins nordiques ou germaniques tirent profit de leur capacité à dégager des compromis sociaux plus aisément. Ils parviennent ainsi à moderniser et faire évoluer leurs sociétés sans heurts majeurs.

Grâce à cela, leurs économies sont à la fois plus innovantes et plus résilientes que la nôtre, notamment dans le domaine industriel, malgré un coût du travail plus élevé. Avec sa conflictualité structurelle et sa faible appétence pour la négociation collective, la France est cependant aussi une exception vis-à-vis de l’Italie ou de l’Espagne, où, bien que le syndicalisme soit divisé selon des critères idéologiques (quoique dans une moindre mesure qu’en France), une culture de pactes sociaux s’est développée.

L’épisode « refondation sociale »

Après les fortes tensions suscitées par la mise en œuvre de la loi sur les 35 heures au tournant des années 2000, un consensus assez large s’était cependant établi pour considérer que, dans le domaine social, nous avions trop de lois et pas assez de contrats. Et qu’il fallait en conséquence élargir l’espace de la négociation sociale. C’est ce qu’on avait appelé à l’époque la « refondation sociale » portée d’un côté par le Medef d’Ernest-Antoine Seillière, qui rompait ainsi avec la tradition patronale française d’hostilité systématique à la négociation collective, et de l’autre par la CFDT dirigée alors par Nicole Notat, qui se défiait des politiques de tous bords. Mais la CGT de Bernard Thibault, qui venait de se détacher du PCF et cherchait sa place dans le paysage institutionnel français, n’y était pas hostile. Elle approuvera en particulier en 2006 une position commune avec la CFDT, le Medef et la CGPME en faveur d’une réforme de la représentativité syndicale pour fonder celle-ci sur les résultats électoraux dans les entreprises.

Cette volonté était aussi largement partagée dans le spectre politique. La gauche de gouvernement, alors dans l’opposition, ne pouvait pas s’opposer à cette tentative de « social-démocratiser » la société française, même si elle se méfiait des dérives possibles. Mais c’est surtout la droite, au pouvoir à l’époque, qui avait fait avancer le dossier. En 2007, l’actuel président du Sénat Gérard Larcher, alors ministre du Travail de Jacques Chirac, a laissé son nom à une loi allant en ce sens. Celle-ci prévoyait qu’avant de légiférer en matière de droit du travail, le gouvernement devait au préalable laisser les partenaires sociaux négocier. S’ils parvenaient à un accord, celui-ci devenait la loi. Nicolas Sarkozy avait, au début de son mandat, lui aussi soutenu ce mouvement en réformant la représentativité syndicale pour faciliter la négociation sociale en accroissant la légitimité démocratique des accords.

Cette démarche de « social-démocratisation » de la société française a cependant été mise en œuvre bien souvent à reculons par un État où la tradition jacobine domine depuis plus de deux siècles. La loi Larcher comportait beaucoup d’échappatoires et n’a que très rarement été pleinement appliquée. L’urgence imposée par la multiplication des crises, et notamment celle de 2008 et ses suites, a servi de prétexte à la technocratie pour revenir à l’étatisme. Surtout, la réforme de la représentativité syndicale a manqué son but. Elle avait été en effet conçue comme un moyen d’amener les syndicats à s’unir, et en particulier la CGT et la CFDT. Mais l’affaiblissement de la CGT a fait que la CFDT et ses alliés ont obtenus seuls le seuil de 50% prévu pour valider des accords au niveau interprofessionnel, repoussant dès lors la CGT dans l’opposition systématique et aggravant ainsi, finalement, la division syndicale au lieu de la réduire. 

Au début de son mandat présidentiel, François Hollande avait essayé de revivifier cette démarche sociale-démocrate. Mais il avait très vite cédé aux instances jacobines et autoritaires de son Premier ministre Manuel Valls et de son ministre de l’Économie Emmanuel Macron qui se faisaient une concurrence sévère pour savoir lequel serait le plus antisocial. Entraînant ainsi, notamment avec la loi dite Travail, toute la gauche de gouvernement dans la catastrophe que l’on sait.

Emmanuel Macron a fait le choix de l’étatisme et de l’autoritarisme

Avec les ordonnances « travail » décidées dès septembre 2017, Emmanuel Macron a choisi de mettre un terme à ces tentatives de « social-démocratisation » et de suivre le chemin inverse de l’étatisme. Après avoir déjà déclenché la révolte des « gilets jaunes », la plus longue et la plus violente de tout l’après-guerre, avec une politique fiscale particulièrement injuste au début de son premier mandat, il a suscité, au début de votre second mandat, le plus important mouvement social des trente dernières années avec sa réforme des retraites. Grâce à l’esprit de responsabilité manifesté par les organisations syndicales, pour une fois unies contre ce projet, cette opposition massive a pris cependant des formes non violentes. Mais le gouvernement n’y a vu qu’un signe de faiblesse permettant de faire preuve de davantage d’intransigeance encore que face aux « gilets jaunes », auxquels il avait assez rapidement cédé.

Peut-on sortir de cette dynamique perverse qui, par défaut de corps intermédiaires solides et par manque d’espaces de négociation, mène la société française dans le mur sur le plan tant démocratique qu’économique et social ? Ce n’est évidemment pas aisé dans la mesure où ces pratiques autoritaires sont profondément inscrites dans notre histoire. Pour autant, il n’y a là rien de génétique ou d’irréversible. Pour pouvoir en sortir, il faudrait avancer dans plusieurs directions à la fois.

Réformer la gouvernance des entreprises

Dans les comparaisons internationales, le management à la française apparaît toujours comme particulièrement vertical, directif. Il est fondé sur la compétition interne beaucoup plus souvent que sur la coopération, qui est pourtant le fondement de l’efficacité des entreprises par rapport au marché. Quand elles ne sont pas tout simplement absentes comme c’est le cas dans la plupart des petites entreprises, les instances représentatives du personnel sont généralement faibles et dotées de peu de pouvoirs. Même quand les employeurs ne font pas la chasse aux syndicalistes, ils ne jouent pour autant quasiment jamais le jeu d’une véritable coopération avec les représentants des salariés. Cela se traduit dans les enquêtes internationales par des conditions de travail très dégradées par rapport à la plupart des autres pays développés.

Nous avons besoin d’une autre « culture d’entreprise », non seulement pour sortir de cette logique féodale insupportable mais aussi pour des raisons d’efficacité économique : seuls des salariés respectés et effectivement associés aux décisions peuvent rendre les entreprises efficaces et résilientes dans la durée.

On nous a beaucoup vanté le « modèle allemand » au cours des dernières décennies mais on n’a jamais jusqu’ici tenté d’acclimater en France ce qui fait le cœur des succès industriels allemands : la « codétermination », qui s’est mise en place progressivement chez nos voisins au cours du XXe siècle et qui fait de l’Allemagne un des pays les plus éloignés du modèle de la corporate governance à l’anglosaxonne, le pays développé où les entreprises appartiennent le moins à leurs actionnaires.

En Allemagne en effet, les conseils d’entreprise sont de droit dans toutes les entreprises à partir de 5 salariés. Cela règle la question des « effets de seuil », souvent évoquée en France pour limiter les droits des salariés parce qu’ils gêneraient la croissance des entreprises : le meilleur moyen de les éviter reste encore en effet d’abaisser au maximum les seuils en question en unifiant les droits des salariés dans toutes les entreprises. C’est ce qu’ont fait nos voisins.

Ces conseils d’entreprises sont dotés de pouvoirs très étendus. Ils disposent en particulier d’un droit de veto sur un grand nombre de décisions managériales importantes : mise en place de nouvelles équipes de travail, embauches d’intérimaires, implantation de nouvelles machines… Cela fonctionne parce que les syndicats allemands savent que, s’ils bloquaient systématiquement les décisions managériales en question, ils mettraient en danger les emplois des salariés qu’ils représentent.

On dit souvent qu’il ne serait pas possible de donner de tels pouvoirs aux Conseils sociaux et économiques chez nous parce que les syndicalistes français n’auraient pas la même culture de responsabilité que leurs homologues allemands. D’une part, c’est d’ores et déjà faux : au niveau des entreprises, des syndicats censés être très contestataires signent déjà de nombreux accords. Par ailleurs, la logique institutionnelle s’imposerait rapidement : un syndicat qui s’opposerait systématiquement à toutes les demandes managériales dans un contexte de codétermination perdrait ses soutiens, parce qu’il mettrait en danger la survie de l’entreprise.  

L’autre domaine d’application de la codétermination concerne les conseils d’administration des entreprises allemandes – ou plus exactement les conseils de surveillance, parce que l’Allemagne ne connaît pas le président-directeur général tout puissant à la française. Toutes les grandes entreprises sont obligatoirement dotées d’un directoire présidé par un directeur général en charge de la direction opérationnelle de l’entreprise, et d’un conseil de surveillance dont le président ne peut pas être le même que celui du directoire. Cette dualité généralisée à la tête des entreprises empêche de laisser libre cours à l’hubris des dirigeants, dont on a pu constater à de nombreuses occasions ces dernières décennies les dégâts qu’elle peut susciter dans les entreprises françaises.

En complément de cette dimension, la codétermination allemande prévoit une présence obligatoire des représentants des salariés à des niveaux importants au sein de ces conseils de surveillance. Ils y siègent en tant que tels et non en tant que représentants des actionnaires salariés comme on le propose souvent en France. Le développement de l’actionnariat salarié promu régulièrement chez nous par la droite et le patronat est en réalité une pure et simple folie sur le plan des risques encourus par les salariés, comme l’avait montré l’affaire Enron aux États-Unis : si leur entreprise se met à aller mal, ils risquent non seulement de perdre leur emploi mais aussi une part souvent significative de leur épargne. Cette pratique très dangereuse devrait purement et simplement être interdite : les salariés n’ont aucun besoin de devenir actionnaires de leur entreprise pour avoir le droit d’être légitimement associés à sa marche.

En Allemagne, les représentants des salariés fournissent 33% des membres du conseil de surveillance au-delà de 500 salariés et 50% au-delà de 2000 salariés. Nous devrions simplement adopter des règles identiques à celles qui prévalent en Allemagne en la matière. Le fait que la France et l’Allemagne soient dotées des mêmes règles donnerait une masse critique à une corporate governance alternative à la corporate governance anglosaxonne. Cela permettrait ensuite d’engager, avec une solide position de départ, la bataille pour étendre ce modèle au reste de l’Union européenne.

Inciter les syndicats à s’unir

Nous l’avons vu : un des principaux objectifs de la réforme de la représentativité syndicale de 2008 avait été d’inciter les syndicats à s’unir. Quinze ans après, cet objectif n’a pas été atteint, ce qui a prolongé et aggravé la crise du mouvement syndical. Un des éléments clés qui a empêché cette réforme d’avoir un effet bénéfique en matière d’unité syndicale est la faiblesse des niveaux de représentativité exigés pour valider des accords d’entreprise (50%), de branche ou interprofessionnels (30% avec un droit d’opposition à 50%). Ces niveaux trop faibles entretiennent des divisions profondes au sein du salariat à tous les niveaux.

Au niveau interprofessionnel, ce seuil a empêché en particulier un rapprochement entre la CGT et la CFDT à partir du moment où cette dernière et ses alliés UNSA et CFE-CGC ont atteint seuls les 50% requis dans le secteur privé. Cet état de fait a fait dérailler la politique d’institutionnalisation engagée par la CGT sous la direction de Bernard Thibault et conduit aux affrontements intersyndicaux incessants des dernières années. La CGT, profondément affaiblie par cette opposition systématique, et la CFDT, cornérisée par l’intransigeance néolibérale des gouvernements macronistes et leur refus de tout dialogue avec le mouvement syndical, viennent cependant de mettre un coup d’arrêt à cette logique de division à l’occasion du mouvement contre la réforme des retraites. Pour conforter et pérenniser ce retournement de tendance bienvenu, il serait toutefois nécessaire de faire évoluer le cadre institutionnel. 

Les seuils permettant de valider des accords doivent être portés au-delà de 50% pour garantir des majorités qualifiées démontrant un large accord au sein des salariés sur les mesures proposées. Comme pour les pouvoirs de veto des conseils d’entreprise, on considère souvent qu’une telle évolution serait impossible parce que cela impliquerait de trouver des accords avec la CGT ou encore Sud, considérés comme par nature opposés à tout compromis. Il s’agit là une nouvelle fois d’une vision excessivement statique des choses : si leur responsabilité est effectivement engagée, ces syndicats sortiront très rapidement d’une posture d’opposition systématique, comme c’est le cas dans les autres pays développés. Une telle obligation permanente de rapprocher les positions entre les principaux syndicats, personne ne pouvant plus faire cavalier seul pour s’attirer les bonnes grâces du patronat et du gouvernement, concourra à terme à un rapprochement entre les organisations elles-mêmes.

Il faudra bien entendu revenir aussi sur d’autres aspects des « réformes » récentes du code du travail, et notamment sur celles qui ont remis en cause la hiérarchie des normes, ouvrant ainsi la voie à un détricotage par le bas du droit du travail à coups de chantage à l’emploi au niveau des entreprises. Il faudra également continuer à réduire le nombre des conventions collectives de branche pour renforcer la négociation sociale à ce niveau, qui a été très affaibli au cours des dernières décennies.

Généraliser la présence des représentants des salariés dans les petites entreprises

Une des causes majeures de la crise du mouvement ouvrier, sur le terrain syndical comme politique, provient du fossé qui s’est creusé au cours des dernières décennies entre les salariés des petites entreprises et ceux des grandes entreprises et du secteur public en termes de droits et de protections.

Au nom de l’idée que ce sont les petites entreprises qui créent de l’emploi, la gauche quand elle était au pouvoir a accepté elle aussi de creuser ce fossé en refusant de renforcer les droits des salariés de ces entreprises, tandis que les syndicats, déjà très faibles en général en France, ont concentré leurs efforts et leurs guerres intersyndicales sur les grandes entreprises et le secteur public. Cet écart a été encore aggravé par l’affaiblissement continu de l’inspection du travail intervenu au cours des dernières décennies du fait des politiques gouvernementales visant à « ne pas embêter les petits patrons ». Cela fait que le droit du travail n’est pas effectivement mis en œuvre dans une large partie de l’économie française.

Les élections de représentativité organisées dans les très petites entreprises (TPE) depuis une loi de 2010 suite à la réforme de la représentativité syndicale a constitué sur ce plan une caricature avec l’absence de tout représentant élu. Cela a été une terrible occasion manquée de rétablir un minimum de droits de représentation pour les salariés concernés. Cet abandon des salariés des petites entreprises, y compris par la gauche politique et syndicale, est un des ressorts principaux qui explique que de nombreux salariés se soient tournés désormais vers l’extrême droite.

Pour combler ce fossé, il faut d’urgence généraliser la présence effective de représentants des salariés dans les petites entreprises. Cela passe par l’abaissement du seuil de 11 salariés aujourd’hui à 5 salariés, comme en Allemagne, pour le droit à disposer d’une représentation des salariés avec les droits et protections afférents.

Mais il faut aussi adapter le droit social à la nouvelle réalité du monde des entreprises. Une part importante des petites entreprises sont aujourd’hui des franchisés de grandes marques. Ce sont ces réseaux de franchisés en particulier qui assurent désormais la plupart des commerces de proximité et des services aux personnes dans nos villes. L’indépendance de ces franchisés est une fiction et ces réseaux constituent de facto des quasi (très) grandes entreprises mais, n’étant pas reconnus en droit social, ils échappent à toutes les règles qui s’imposent aux grandes entreprises. Il faut donc créer des instances représentatives dans ces réseaux de franchisés, les doter de représentants syndicaux et introduire des obligations de négociation d’accords couvrant chaque réseau.

Un premier pas, timide, avait paradoxalement été fait en ce sens dans la loi Travail adoptée à la fin du quinquennat de François Hollande. Cette loi prévoyait la possibilité d’instituer des quasi-conseils d’entreprise dans ces réseaux. Mais Emmanuel Macron, qui avait activement combattu cette idée lorsqu’il était ministre de l’Économie, s’est empressé d’annuler ces dispositions dès qu’il a été élu président avec les ordonnances de septembre 2017.

Renforcer l’indépendance financière des syndicats

Parmi les faiblesses essentielles des syndicats français comparés à leurs homologues de la plupart des autres pays, figure leur faible nombre d’adhérents : le taux de syndicalisation n’est que de l’ordre de 10% des salariés. Cela s’explique notamment par l’intérêt très limité que représente l’adhésion à un syndicat : tous les salariés ont accès en effet à l’ensemble des éléments de la protection sociale, qu’ils soient syndiqués ou non, et bénéficient des accords conclus au niveau de l’entreprise ou des branches professionnelles via le mécanisme d’extension des conventions collectives. L’adhésion à un syndicat comporte surtout des risques dans un contexte qui reste marqué bien souvent par un fort tropisme antisyndical des directions d’entreprise.

Cela a pour conséquence que le syndicalisme français dispose de peu de moyens financiers et humains comparés à ses homologues allemands ou nordiques, mais aussi italiens ou espagnols. Pour compenser cette faiblesse, les organisations syndicales françaises sont incitées à rechercher des financements auprès des gouvernements, des organisations patronales ou des directions d’entreprise via différents mécanismes comme des détachements, des missions confiées, des postes dans des organismes… Dans la mesure où ces financements se font sur des bases purement volontaires, ils ont cependant un coût politique élevé pour les syndicats amenés à devoir soutenir, ou pour le moins à ne pas combattre ouvertement, les directions d’entreprise ou les gouvernements pour pouvoir continuer à en bénéficier. Cette dépendance contribue à les décrédibiliser auprès des salariés.

Il faut donc renforcer les moyens financiers dont disposent les organisations syndicales tout en confortant leur indépendance à l’égard des chefs d’entreprise et du gouvernement. Face à des problèmes analogues sur le plan du financement des partis politiques, dont les adhérents étaient aussi peu nombreux, on a mis en place dans les années 1980 un financement public fondé sur le nombre d’électeurs que les partis rassemblent lors des scrutins législatifs. Ce dispositif a significativement assaini le financement politique en France.

On pourrait imaginer un système analogue pour les syndicats. Il n’existe pas cependant de scrutin analogue au scrutin législatif qui permettrait d’établir une base de répartition. Les calculs de représentativité syndicale sont basés actuellement sur des cycles de trois ans qui additionnent les résultats des élections professionnelles dans les entreprises, les TPE et le secteur public.

Dans ce contexte, le chèque syndical constituerait probablement une alternative plus adaptée. Avec ce système, les employeurs de toute nature seraient obligés de mettre à la disposition de chaque salarié un faible pourcentage de leur salaire au titre des cotisations sociales patronales. Les salariés ne pourraient cependant utiliser ce montant que pour financer le syndicat de leur choix. Le reliquat inutilisé serait reversé à un fonds de soutien, réparti entre syndicats suivant leur représentativité. Un tel dispositif a été mis en place en particulier au sein du groupe AXA.

Les organisations syndicales ne sont dans leur ensemble pas favorables actuellement à l’extension d’un tel dispositif parce qu’ils redoutent que cela réduise davantage encore leur base d’adhérents classiques. Le chèque syndical poserait incontestablement la question nouvelle du statut et des droits politiques à accorder dans la vie des syndicats aux salariés qui choisissent de les financer. Avant de généraliser un tel dispositif, il faudrait donc bien sûr une concertation approfondie avec les organisations syndicales. Le chèque syndical représenterait cependant à coup sûr un moyen puissant de développer le financement du mouvement syndical tout en renforçant son indépendance.

Mieux articuler démocratie sociale et démocratie politique

Nous l’avons dit : la loi Larcher de 2007 avait marqué le point d’orgue d’une (courte) période où la volonté de mieux articuler démocratie sociale et démocratie politique avait fait l’objet d’un consensus assez large dans la société française. Pour autant, elle n’a été que rarement mise en œuvre et quand elle l’a été, beaucoup de dents ont grincé puisque dans son principe elle consistait à priver le Parlement du pouvoir d’amender une loi qu’il devait pourtant discuter et adopter. Il faut remettre cette loi sur le métier à la fois pour limiter les échappatoires et pour mieux préciser l’articulation entre démocratie sociale et démocratie politique, le champ des accords et celui de la loi.

Dans un pays où les dépenses publiques pèsent plus de la moitié du PIB, du fait notamment de dépenses de protection sociales importantes, la gouvernance de cette protection sociale est un enjeu démocratique majeur. Depuis un demi-siècle, on a assisté à une étatisation croissante de cette gestion. La mise en coupe réglée de ce secteur par Bercy et l’inspection des finances a conduit notamment à une dégradation inquiétante du système de santé. Il importe d’inverser cette tendance en redonnant aux partenaires sociaux et aux acteurs du secteur toute leur place dans la gouvernance de la protection sociale. C’est un enjeu démocratique majeur.

Dans un paysage de plus en plus polarisé entre des néolibéraux thatchériens et des populistes jacobins de droite et de gauche, les forces susceptibles de porter un projet centré sur le renforcement des « corps intermédiaires » et de la négociation contractuelle peuvent sembler aujourd’hui très affaiblies et les chances de le voir mis en œuvre très limitées. Une part significative de l’avenir du pays dépend pourtant de notre capacité collective à tourner la page de l’étatisme dans la gestion du social qui nous conduit à une impasse. Comme le disait Guillaume d’Orange, « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer… »

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