À quelques jours du 27 janvier, journée internationale consacrée à la mémoire des victimes de la Shoah, Iannis Roder livre une réflexion sur le rôle que peut jouer, chez les élèves, l’enseignement de l’histoire dans la compréhension des phénomènes de radicalisation politico-religieuses, et rappelle la place de l’histoire dans l’éducation politique et civique.
Le choc face à la découverte des discours complotistes après les attentats de 2015 a témoigné de l’important aveuglement de la société face à ce qui relève d’une radicalisation des discours, notamment politico-religieux, chez une partie de la jeunesse française. Des signaux d’alarme avaient été tirés depuis plus de quinze ans sans que ces avertissements ne soient pris avec le sérieux nécessaire. La viralité de la diffusion de ces théories par les réseaux sociaux, par les chaînes de télévision sur internet mais aussi par la simple sociabilité des jeunes, inquiète légitimement, depuis, les pouvoirs publics et médiatiques, qui découvrent aujourd’hui ce que les enseignants savent depuis de nombreuses années.
Depuis ces événements, les réponses envisagées ou proposées, parfois dans l’urgence, ont toutes pour objet de lutter contre l’expansion de ces théories. Le but affiché est de former les jeunes Français à l’esprit critique, à la construction du savoir, à la méthode d’administration de la preuve. L’école et donc l’enseignement doivent jouer un rôle essentiel, mais non pas en saupoudrant de la bonne conscience ou en ânonnant un catéchisme républicain qui peut ne pas être entendu, mais bien en se donnant les moyens de faire penser cette jeunesse dont une partie semble difficilement capable de faire preuve du recul et du discernement nécessaires face aux informations et aux images. Le grand paradoxe de notre temps est bien l’accès illimité à des informations, quelles qu’elles soient, et l’incapacité constatée d’une partie de la population à trier, classer, hiérarchiser, voire simplement comprendre, ce qui est donné d’entendre et de voir. L’accès instantané aux informations et aux images donne la fausse impression que la connaissance et la compréhension du monde sont, dans une immédiateté jouissive, à la portée de main de tout un chacun, sans qu’il soit nécessaire de soumettre ces éléments à une quelconque critique ni de les mettre en perspective, ce dont beaucoup seraient, visiblement, incapables.
Or, les visions conspirationnistes sont, par définition, porteuses de haine car elles n’ont qu’un but : désigner un ennemi, celui qui serait à l’origine du « complot ». Cela revient à affirmer que le développement de ces théories véhicule par essence des conceptions conflictuelles, ferments d’une société divisée et fracturée. Quand, aujourd’hui, les discours de paix et d’amour n’ont cessé d’être répétés après les événements tragiques de 2015, une partie de la jeunesse se construit, souvent sans en avoir clairement conscience ou du moins sans l’avoir clairement formulé, dans une vision obsidionale et donc inconsciemment angoissée du monde. L’histoire devrait nous servir à nous souvenir combien ce type d’angoisse est vectrice de haines et de violences.
Les facteurs du basculement de certains jeunes sont multiples, notamment liés aux failles personnelles, psychologiques ou identitaires, et les préconisations à suivre n’ont pas pour objectif premier d’empêcher ce basculement, mais bien de créer une ceinture étanche autour de ceux qui, par leurs discours, notamment en classe, témoignent du chemin qu’ils ont emprunté. Il s’agit de proposer à tous les élèves qui fréquentent l’école de la République une formation intellectuelle et politique.
Cette note a donc pour but de proposer le développement d’un enseignement politique de l’histoire des violences extrêmes, notamment du XXe siècle mais pas uniquement, afin de rendre intelligibles l’explosion actuelle des phénomènes de radicalisation mais aussi leurs manifestations violentes. Il ne s’agit pas ici de proposer des solutions globales dans la lutte contre les dérives d’une partie des jeunes mais d’avancer une réflexion quant au rôle que peut jouer l’enseignement de l’histoire dans la compréhension des phénomènes actuels de radicalisation politico-religieuses, mais également de rappeler la place qu’elle devrait occuper dans l’édification politique et civique de la jeunesse française.
L’enseignement de l’histoire doit aider à mieux appréhender les phénomènes du présent. Les manipulations dont elle peut faire l’objet, à des fins politiques et mémorielles, sont régulières et parfois médiatisées et la viralité actuelle des discours de haine dont beaucoup s’appuient sur des distorsions de l’histoire nous invitent à réfléchir sur l’importance et la nécessité de cet enseignement. De fait, il est absolument nécessaire d’utiliser le formidable outil de réflexion et de formation politique qu’elle constitue en permettant aux élèves de construire un savoir et d’exercer un regard critique sur l’utilisation d’analogies approximatives, inopérantes et non scientifiques régulièrement véhiculées, notamment par internet.
Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, dans un petit ouvrage (trop) discret, ont très bien montré que les forces spirituelles qui poussent des jeunes gens d’aujourd’hui à passer à l’acte, au nom d’une lecture fantasmée du réel, relèvent de schèmes anciens qui n’ont rien ni de nouveau ni d’original. Il n’est nullement question de faire des confusions entre les périodes, la contextualisation étant la base du travail d’historien. Néanmoins, l’histoire, notamment culturelle, l’histoire des mentalités, nous aide à réfléchir sur les catégories intellectuelles mais aussi sur les conduites individuelles et collectives portées par un discours de type politico-religieux. « Enseigner l’histoire, c’est ainsi comprendre les méandres du présent (…), c’est repositionner le présent dans la longue durée » nous disent Crouzet et Le Gall.
L’utilisation de l’histoire à mauvais escient, dans des confusions inopérantes (le « nazislamisme », « l’islamo-fascisme » par exemple), peut de plus s’avérer contre-productive car elle tend à disqualifier celui qui, animé de bonnes intentions, prête le flanc à la critique et à la disqualification intellectuelle tant la « nazification » de l’ennemi peut être considérée comme une exagération volontaire et donc disqualifiante. Toutefois, si le nazisme n’a idéologiquement rien à voir avec l’islamisme, les ressorts intellectuels et psychologiques qui animent les assassins d’aujourd’hui sont facilement identifiables chez les assassins d’hier.
L’enseignement des processus de violences de masse
Le phénomène de radicalisation politique a des précédents historiques qui doivent être utilisés comme autant d’outil de mobilisation intellectuelle et culturelle afin de prévenir l’attrait pour les discours radicaux. La construction de l’image de l’Autre comme ennemi absolu devant être détruit n’a rien de neuf, que l’on songe aux guerres de religion ou aux génocides du XXe siècle.
De fait, les discours islamistes radicaux actuels reposent sur un triptyque relativement simple : vision eschatologique de l’histoire (eux ou nous) / vision obsidionale (l’autre veut me détruire, je ne fais que réagir) / antisémitisme (les juifs sont parfois associés aux Chrétiens ou aux Américains, mais sont systématiquement présents) comme clef explicative des malheurs du monde.
Les deux premiers éléments de ce triptyque se retrouvent durant les guerres de religion en France et poussent au passage à l’acte dans une violence paroxystique bien décrite par les historiens. On les retrouve également dans les processus génocidaires mis en place par le pouvoir ottoman à l’encontre des Arméniens de son empire en 1915, ou par le Hutupower à l’encontre des Tutsis du Rwanda entre avril et juillet 1994 (Arméniens et Tutsis remplaçant les juifs dans une construction intellectuelle proche).
Le nazisme présente l’intérêt intellectuel et politique de concentrer les trois éléments que l’on retrouve dans l’islamisme radical : la vision nazie du monde explique ainsi les mouvements de l’histoire par l’idée que les « Juifs » viseraient, depuis la nuit des temps, à détruire la « race germanique », utilisant tous les moyens en leur possession (christianisme, capitalisme, communisme, etc.) afin de parvenir à leurs fins. La réaction nazie, par peur, par angoisse de disparition, devient alors génocidaire dans un contexte de guerre. La politique de « Solution finale de la question juive » est donc imaginée et mise en œuvre comme geste défensif qui, seul, permettra la réalisation du « Reich de mille ans », ce que l’historien français Christian Ingrao nomme « l’utopie ».
Les commémorations des crimes de génocide, et notamment de la Shoah, sont tout à fait légitimes, mais, tout comme l’approche médiatique de ces événements, elles se limitent le plus souvent à une dimension compassionnelle. Commémorer, c’est d’abord se souvenir des victimes et donc en parler.
L’enseignement, pour sa part, doit permettre une autre approche de ces crimes de masse et ne doit pas limiter l’abord de cette histoire aux victimes mais également s’intéresser aux bourreaux si nous voulons que ces événements ouvrent à une réflexion politique. Il ne s’agit pas d’oublier les victimes et leur identité propre qui a justement fait qu’elles ont été victimes. Ainsi, les Juifs ont été visés par les nazis en tant que tels et nulle autre population n’a été visée pour les mêmes raisons et avec la même rage destructrice par les nazis. La disparition de ces communautés juives, principalement d’Europe orientale mais aussi des Balkans, ne doit pas être occultée par une centralisation trop grande sur leurs bourreaux, et il apparaît de plus en plus nécessaire de présenter les communautés juives disparues tant leur histoire et leurs cultures sont ignorées. Mais présenter l’histoire de ces communautés et du judaïsme en général ne doit pas être fait sous l’angle victimaire car il convient d’éviter d’ancrer les juifs dans une posture de victime « par essence » mais plutôt de favoriser la connaissance par une approche historique et non morale.
De fait, la question du « devoir de mémoire » est aujourd’hui considérée par les historiens comme problématique car relevant d’une approche en effet moralisatrice et victimaire. Cette mise en exergue du « devoir de mémoire » a donc eu, comme corollaire, une affirmation des concurrences mémorielles tant cette approche essentialise la victime comme seule digne de reconnaissance historique et sociale. Lui est aujourd’hui régulièrement opposé le « devoir d’histoire ». Faire de l’histoire revient donc à entrer dans ces événements historiques par ceux qui ont été les moteurs, et d’abord par la conception politique des crimes. Il conviendrait donc d’insister sur les bourreaux, acteurs premiers, et la vision du monde qui les a poussés à passer à l’acte. Prendre le temps d’étudier la manière dont les nazis envisageaient ce monde, son histoire sur le temps long, c’est-à-dire faire l’étude de leur idéologie, doit offrir aux élèves une grille de lecture des discours radicaux, d’hier et d’aujourd’hui car, bien que leurs idéologies soient évidemment distinctes, ils utilisent les mêmes ressorts intellectuels. Le travail sur la force des croyances politiques et idéologiques doit rendre possible la mise en perspective des propos islamistes radicaux en permettant aux enseignants et aux élèves d’identifier les discours de type eschatologique, obsidional et antisémite. Des études de texte de Sayyid Qutb (idéologue des Frères musulmans mort en 1966) ou d’Oussama Ben Laden permettent ainsi aux élèves d’identifier ces éléments et de disqualifier les propos en les resituant dans des conceptions et lectures du monde déjà rencontrées. La disqualification devient en effet possible car les élèves ont étudié les conséquences concrètes de tels discours, à savoir les ravages de la Seconde Guerre mondiale, des génocides des Arméniens ou des Tutsis. De plus, ils ont également pu voir que les assassins, notamment les nazis, ont fait ce qu’ils avaient dit qu’ils feraient, nous obligeant aujourd’hui à prendre au sérieux les discours qui nous paraissent les plus fous.
De plus, l’éducation aux médias est une porte d’entrée évidente et un outil nécessaire à la lutte contre la radicalisation dont le conspirationnisme est consubstantiel. L’enseignement de l’histoire (mais aussi du français ou de la philosophie) nous permettent également, par l’étude du cinéma de propagande, par l’étude des sons, des images, de leur montage, de leur manipulation, de leur utilisation, de comprendre comment les régimes totalitaires ont joué sur les émotions, sur les messages explicites et implicites, sur les travestissements. Le travail de déconstruction des discours, qu’ils soient oraux, picturaux ou cinématographiques est un outil essentiel de la prévention.
L’entrée dans l’étude des violences génocidaires par le biais des assassins doit permettre aux élèves de comprendre aussi bien, par exemple en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale, l’invasion de la Pologne que celle de l’URSS, et évidemment la mise en œuvre de la Shoah. En effet, ces événements sont appréhendés et vécus, par les nazis, selon une grille de lecture idéologique. Une fois ce travail effectué, le cours sur l’histoire de la Shoah devient donc un cours sur la politique nazie et non plus un cours sur le sort des juifs. Cela n’empêche évidemment pas de travailler alors sur l’horreur que furent les fusillades massives ou les centres de mise à mort en faisant ponctuellement appel à l’émotion, mais celle-ci ne peut être la base de cet enseignement. Les élèves doivent d’abord avoir intégré que, pour les nazis, ces massacres sont autant d’actes de guerre absolument nécessaires à la survie de l’Allemagne. De la même manière, l’étude des guerres de religion, en France et en Europe au XVIe siècle, aujourd’hui escamotée dans l’enseignement secondaire, donnerait une profondeur historique certaine aux actes et propos des nouveaux « Guerriers de dieu » en permettant aux élèves français de comprendre les ressorts psychologiques, intellectuels et politiques des constructions de l’image de l’ennemi et des passages à l’acte. Le rôle de l’enseignement de l’histoire ne devrait-il pas « montrer que le « mal » dans l’aventure humaine est souvent venu des pulsions eschatologiques, qu’il est historique, comme le malheur qui en dérive » ?
Dernier point, ces processus idéologiques sont identifiables dans les différents génocides ou violences de masse qu’il conviendrait également d’étudier dans leurs similitudes et leurs différences, l’idée étant de sortir de la concurrence victimaire. Il s’agit donc de montrer, par les précédents historiques, que ces violences commencent toujours par des discours radicaux s’articulant avec une pensée nécessairement conspirationniste dérivant vers une vision eschatologique de l’histoire.
Six écueils dans la mise en œuvre de ces préconisations
La mise en œuvre de ces préconisations rencontre aujourd’hui des écueils certains sur lesquels les institutions en charge de l’enseignement devront un jour, si elles en ont la volonté politique, se pencher.
- Dans le cadre des programmes scolaires, le temps consacré au nazisme est relativement bref puisqu’en classe de troisième, en deux heures, doivent être vus : La République de Weimar, l’arrivée des nazis au pouvoir, la mise en place de l’État nazi. L’idéologie est alors vue, après coup, comme venant expliquer des «pratiques ». En deux heures de cours, le travail de fond est impossible. On peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’avoir à travailler avec les élèves sur un temps donné identique, soit entre 2 et 3 heures sur chacun des thèmes du programme d’histoire et de géographie, comme si les implications politiques de chaque partie de celui-ci montraient aujourd’hui une identique urgence. Il s’agirait donc de fixer des priorités d’ordre politique et permettre une étude plus longue en tenant compte de la valeur ajoutée qu’apporterait l’étude de cette période historique dans la compréhension des phénomènes politiques actuels. Il faut souligner que les élèves de première des lycées généraux et techniques revoient le nazisme à raison de 4 heures, mais que les élèves orientés vers les lycées professionnels ne le revoient jamais. Il faut donc du temps pour enseigner le nazisme, notamment dans ses aspects idéologiques et pour faire comprendre le basculement dans le passage à l’acte, évidemment indispensable. De fait, aujourd’hui, les horaires officiels demandent aux professeurs de collège de traiter de la Seconde Guerre mondiale en 4-5 heures de cours, Shoah comprise.
- Les consignes pédagogiques ne vont pas dans le sens de l’entrée par l’idéologie bien qu’elle seule puisse permettre de comprendre et faire comprendre les passages à l’acte. Cela tient entre autres, aux analogies faites avec le stalinisme dans le cadre de l’étude des « totalitarismes » qui poussent à une comparaison des pratiques dites totalitaires. Or, chaque régime agit pour des raisons idéologiques qui lui sont propres et qui guident des projets de natures totalement différentes. Se concentrer sur les pratiques ne permet pas de les comprendre et peut s’achever par une simple condamnation morale de ces régimes sans véritable compréhension des moteurs des dynamiques, condamnation qui n’apporte rien à la construction politique et donc citoyenne des élèves.
- Les autres violences de type génocidaire sont peu ou pas étudiées. Si le génocide des Arméniens est abordé (entre 30 et 55 minutes en troisième et 1 heure en classe de première des filières générales), celui des Tutsis du Rwanda peut ne pas l’être. Seul, explicitement, le programme de terminale professionnelle invite à étudier le génocide « au Rwanda ». Or, ces crimes de masse et les discours idéologiques qui poussent au passage à l’acte génocidaire sont très importants car ils amènent à réfléchir sur les processus discursifs, politiques et de violences, tout en ayant l’avantage d’inscrire l’étude de la Shoah dans un ensemble plus large lié à l’étude des crimes de masse. Il s’agit là encore de lutter contre la concurrence victimaire en offrant une réflexion globale sur les discours et violences radicales et génocidaires. Les violences religieuses qui déchirent l’Europe et la France au XVIe siècle sont également quasiment absente des enseignements aujourd’hui et, quand elles sont abordées, ne le sont que d’un point de vue politique qui évacue les questions de représentations et de violences.
- L’école doit pouvoir expliquer ce que sont le djihadisme et le terrorisme islamiste, permettant en cela ce travail de comparaison et de déconstruction des discours. Or, si les programmes le permettent actuellement en classe de terminale (filières générales S, ES et L) ou encore au sein des filières professionnelles dans lesquelles la question intitulée « Le monde depuis le tournant des années 1990 » permet l’étude, à partir de l’exemple du 11 septembre 2001, de l’émergence du terrorisme islamiste, ce n’est guère le cas dans les filières technologiques dans lesquelles rien n’est étudié dans les classes de STI2D, STL, STD2A en classe de première et où seul le Moyen-Orient est abordé mais à partir du lien entre le pétrole et les enjeux en classe de terminale STMG, ST2S. L’enseignement de l’histoire, mais également de la philosophie ou encore de la littérature sont autant de leviers qui devraient être utilisés.
- La formation des enseignants sur ces questions est un enjeu de taille. L’omniprésence des objets nazisme et Shoah dans les représentations mais également dans les médias ou publications crée une véritable impression de proximité et donc de connaissance de ces sujets. Les professeurs d’histoire ayant suivi un cours de niveau universitaire sur ces sujets sont en réalité très peu nombreux. Débordés de travail, les enseignants n’ont guère le temps de lire sur toutes les questions qu’ils doivent enseigner et l’impression de connaissance du nazisme et de la Shoah ne les pousse pas nécessairement à se documenter. De fait, pour reprendre ce que disent ceux qui suivent les stages du Mémorial de la Shoah : ils pensent connaître mais s’aperçoivent que ce n’est pas le cas. Le travail effectué depuis quinze ans par le Mémorial a déjà fait changer les choses sur le terrain mais ces formations continues se font sur la base du volontariat et il n’y que très peu de formations dans le cadre des ESPE. Le constat est évidemment le même sur les génocides des Arméniens et des Tutsis du Rwanda. Le Mémorial de la Shoah est la seule institution à organiser des formations sur les violences de masse et les demandes des enseignants sur ces sujets témoignent, non seulement de leur intérêt, mais aussi de leurs besoins. Enfin, les connaissances sur l’islam mais également sur les radicalités politico-religieuses ou encore sur le Moyen-Orient et ses problématiques de nombre d’enseignants, là encore par manque de temps mais aussi de formations de qualité, sont trop légères, voire parfois problématiques.
- Le dernier écueil à l’édification politique et intellectuelle des jeunes élèves français relève du problème de l’accès à la lecture et de la maîtrise de la langue. Le constat est aujourd’hui partagé : le niveau de langue, de maîtrise du vocabulaire et d’expression écrite comme orale posent de vrais problèmes. Freins à l’insertion sociale et professionnelle car étant autant de marqueurs sociaux et parfois identitaires dans le sens où les élèves issus des quartiers dits sensibles sont particulièrement touchés par cette détresse linguistique, ils sont ensuite un véritable frein à la compréhension et à la lecture des événements du monde. Ne pas comprendre les tenants et aboutissants des événements, ne pas avoir accès à la complexité pousse à se réfugier, face à la sidération, à l’angoisse que peuvent provoquer certains événements ou faits, dans une lecture simplifiée à l’extrême, rassurante, désangoissante voire magique. Cette lecture simplifiée peut vite devenir binaire car répondant à un schéma facilement intelligible résumable par : « les gentils / les méchants », « ceux qui sont comme moi / ceux qui ne sont pas comme moi », « ceux qui sont avec moi / ceux qui sont contre moi ».
Le constat est simple : un élève en difficulté en CP et CE1 ne peut que rattraper difficilement et de manière tout à fait exceptionnelle son retard, qui ne fait alors que s’accumuler, durant la suite de sa scolarité. Les nombreuses et répétées querelles autour des méthodes et des études ne doivent pas empêcher de mettre en place des structures qui permettraient de venir en aide aux élèves en difficulté repérés dès les premières semaines de CP et qui, à l’image de l’expérience menée par Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller (cf leur livre, Réapprendre à lire, septembre 2015) semblent fonctionner. À cela pourrait s’ajouter la mise en place de structures para-médicales en milieu scolaire (orthophonistes et psychologues) afin de pallier les difficultés d’apprentissage qui peuvent également relever de ces domaines. La maîtrise de la langue permet d’ouvrir nécessairement à l’étude efficace des précédents historiques qui doivent servir à faire réfléchir les élèves sur les structures et les contenus des discours passés et actuels.
Face aux événements et aux évolutions du temps, il est, de fait, inquiétant que l’école continue de fonctionner, notamment en termes de contenus et de programmes (malgré quelques innovations intellectuelles comme l’introduction de l’éducation aux médias, le numérique n’étant qu’une innovation technique qui n’ouvre en rien vers une quelconque réflexion politique) sur des schémas qui semblent immuables. Les pouvoirs publics ne devraient-ils pas prendre en compte la réalité, notamment politique et géopolitique, afin d’établir des priorités d’enseignement au regard des besoins de compréhension et de lecture des évolutions de notre société et des événements mondiaux ?
Il ne s’agit donc pas de proposer une recette miracle qui permettrait de convaincre ou « retourner » des jeunes déjà radicalisés et donc idéologisés car cela relève d’autres problématiques qui dépassent largement l’école et ses compétences, mais bien de fournir aux enseignants des outils intellectuels permettant d’offrir aux élèves de France une véritable réflexion politique et donc civique basée sur une connaissance de l’histoire et des événements historiques qui aident à mettre en perspective les discours radicaux et leur permettre de reconnaître ce type de discours tout en ayant à l’esprit les dangers potentiels qu’ils véhiculent. Cette approche par l’histoire ne peut que s’inscrire dans une réflexion plus large sur la démocratie et les valeurs qui en font le socle. Notre modèle politique exige nécessairement une confiance dans l’intelligence humaine à faire société que doit alimenter l’instruction des humanités et des sciences.
L’histoire, et donc son enseignement, permet la construction de sens, inscrivant chaque société, chaque individu dans un temps long, l’histoire est « une science de la liaison », nous disent Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, et « la mémoire est le langage de l’unité du genre humain dans sa multiplicité ».