Alors que la pandémie nous a obligés à nous abstenir pendant plusieurs mois des biens et événements « non essentiels », les auteurs prennent ici le parti de la nécessité de la culture pour une meilleure cohésion sociale et territoriale.
Déjà mise au défi par le changement de son environnement climatique, l’humanité est entrée depuis un an dans une crise pandémique sans précédent qui réinterroge profondément ses pratiques sociales et économiques. Les choix difficiles et rapides qu’elle impose aux gouvernements rendent saillantes et explicites des priorités d’actions publiques ancrées dans un modèle de société de consommation et exacerbent les pressions des lobbies qui la soutienne. « Non essentiels » est devenu l’expression permettant de définir de l’ouverture ou non des lieux et des services dans un temps de restriction sanitaire, imposant ainsi à tous les citoyens l’éclatante insolence des priorités d’une société où l’individualiste a permis à « l’avoir » de prendre l’ascendant sur « l’être ». Nous ne pouvons que constater avec stupeur souvent et parfois avec révolte que la culture n’est plus identifiée comme ce besoin vital de l’humanité de créer, de transmettre et de faire société.
Pourtant, au-delà des décisions d’urgence, face aux mutations rapides et intenses dans un tournant historique de son évolution, l’être humain doit aujourd’hui définir de nouveaux usages sociaux pour construire un modèle de société, résilient, respectueux de son environnement et garantissant l’épanouissement pour le plus grand nombre. Une telle transformation sociale et sociétale suppose de réinterroger les valeurs que nous avons en partage, pour mieux nous orienter face à l’avenir. Ce qui ne peut que nous amener à constater le besoin indispensable de culture.
En effet, une société plus solidaire, tolérante, inclusive, porteuse d’un développement soutenable et décarboné ne peut être portée collectivement que par des citoyens invités à refaire communauté autour de valeurs partagées. Pour cela, bien au-delà de l’incantation pour une démocratisation culturelle, en partie ineffective, comme en attestent les choix d’urgence d’aujourd’hui, la puissance publique doit désormais porter une ambition nouvelle, structurelle et structurante pour les politiques culturelles. Incarner ces valeurs de société et mobiliser la culture pour les promouvoir apparaît prioritaire, essentiel, existentiel. Il en va, en effet, de la survie de la démocratie.
À l’instar des premières heures de la République qui a investi dans la culture au travers des fêtes révolutionnaires pour conforter le partage de valeurs nouvelles, la société de demain doit s’appuyer sur la culture pour réussir sa mutation. Levier de cohésion sociale et territoriale, d’émancipation individuelle et collective, elle apparaît comme une politique centrale face au défi de la transition écologique et démographique. Elle permet à la fois d’animer, d’insuffler « l’animus » d’une indispensable démarche d’évolution des modes de vie pour un développement durable, et permet également une logique de mise en récit, d’évolution des imaginaires pour faire société dans un monde en perpétuelle mutation.
Faire de la culture une fonction transverse et structurante dans l’action publique
La culture est un puissant levier d’accompagnement du changement, elle le manifeste en particulier lorsqu’elle est associée à d’autres politiques publiques.
Avec l’éducation, elle renforce les capacités cognitives, de concentration, de capacité à travailler en groupe et avec les adultes, à l’instar du projet Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) de la Philharmonie de Paris, et plus largement de la réflexion internationale sur les orchestres à l’école.
Liée à l’aménagement, elle permet d’interroger l’évolution de la ville et des zones rurales, de pousser les questionnements d’aménagement au bout de leurs logiques, d’accompagner le renouvellement des conceptions de l’urbain, ainsi que le proposent les Rencontres intermondiales des nouvelles manières de faire en architecture organisées par l’association Au bout du plongeoir.
Associée à l’écologie, elle permet de donner un statut juridique à des écosystèmes afin de leur permettre de se défendre des différentes prédations économiques, ainsi que l’organise le POLAU-pôle arts et urbanisme autour du Parlement de la Loire.
Au sein de l’économie, c’est un vecteur de croissance locale et durable. Le secteur culturel crée des emplois, des revenus, des compétences, et en même temps les produits culturels portent des valeurs, des repères qui sont des leviers d’identité, de cohésion sociale, de mobilisation collective. C’est un potentiel considérable de développement soutenable, face aux difficultés que traverse la société française et à la crise économique qui s’annonce.
Jointe au social, elle participe de l’insertion, de l’amélioration de l’estime de soi, celle de tous les participants, quel que soit leur investissement dans le projet culturel en question. On peut, par exemple, mettre en avant le formidable travail de Madeleine Louarn autour du théâtre, ou celui de Nawal Bakouri autour du design.
Au service de la santé, elle contribue à la santé et au mieux-être à l’instar des visites sur ordonnance proposées au Musée des beaux-arts de Montréal par l’association des Médecins francophones du Canada.
Affirmer et généraliser cette vocation transversale pourrait se traduire par des actions structurantes d’incitation. Ainsi, La Fédération nationale des arts de rue porte la proposition de consacrer 1 % du coût de l’ensemble des opérations de travaux publics au soutien de projets artistiques et culturels dans l’espace public, qu’ils soient pérennes par la commande publique ou ponctuels au travers d’actions de création, de médiation accompagnant la mutation urbaine. Prolongeant cette proposition dans une ambition de transformation sociétale, envisager un 1 % culturel permettant à chaque nouvelle politique publique d’être portée par une action culturelle adaptée, ciblée, permettrait non seulement d’en renforcer l’appropriation, mais aussi de soutenir de manière décisive la démocratisation culturelle.
Renouveler les approches par une ouverture aux autres politiques publiques
Envisager une transformation sociale et sociétale par la culture positionne, de fait, au-delà des artistes, l’ensemble des professionnels de la culture du secteur public et du secteur privé comme des acteurs du changement. Pourtant, précarisation, discrimination, modèles économiques insoutenables sont autant de freins qui restent aujourd’hui à lever.
Avant toute chose, cela implique de garantir aux professionnels de la culture les moyens d’exercer leur métier dans des conditions de vie décentes. La crise pandémique frappe durement le secteur et, malgré les moyens conséquents déployés par l’État, de nombreux artistes, certaines structures ne se relèveront pas de l’année écoulée. Ainsi, la CGT Spectacle alerte sur la précarisation rapide de nombreux professionnels et professionnelles de la culture au RSA dans l’hypothèse d’une prolongation au-delà de l’été 2021 de la situation actuelle. Au-delà d’un régime d’intermittence qui fait globalement ses preuves, il s’agit de passer à l’acte sur le statut des auteurs à celui des artistes plasticiens, des médiateurs des guides conférenciers de tous ceux dont l’action est invisibilisée derrière l’art qu’ils servent.
L’invisibilisation, c’est aussi celle des femmes du secteur. Si les rapports Reine Prat ont autant interpellé, c’est parce que le secteur se pensait, plus que d’autres, vertueux en la matière. Or, les femmes sont, dans le secteur culturel, sous-représentées aux postes de responsabilité, elles accèdent plus difficilement que les hommes aux moyens de production et ont plus rarement la maîtrise de la représentation. Cette situation fortement inégalitaire induit un fonctionnement préjudiciable à la vitalité du secteur comme à la société tout entière, car les arts ont une responsabilité particulière dans la construction de l’imaginaire collectif. Le rapport analyse les mécanismes qui produisent ces inégalités, depuis l’enseignement, puis à chaque niveau de responsabilité.
S’il est du rôle de l’État de réduire les iniquités, de lutter contre les violences sexuelles et sexistes et de compenser les déséquilibres, les transformations envisagées supposent l’engagement collectif de l’ensemble des partenaires du secteur. De nombreux collectifs s’y engagent, à l’exemple de Madame Rap qui s’efforce depuis cinq ans de rendre aux rappeuses et hip-hopeuses la place qui leur revient. Néanmoins, cet engagement doit se déployer à une échelle systémique engageant tous les financeurs publics et privés dans une généralisation des exemples probants dont on constate qu’ils portent leurs fruits (actions de formation et de sensibilisation, stratégies de responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise, agendas 21 intégrant la lutte contre les discriminations, budgets sensibles au genre, diagnostics et comptages généralisés, etc.).
Si cette discrimination est la première mise en avant car elle touche la majorité de la population française, elle ne doit pas éclipser le besoin absolu de lutter contre toutes les discriminations dans le secteur culturel, qu’elles soient de sexe, de genre, d’origine ethnique, de religion, d’apparence physique, dues à un handicap physique ou mental, etc.
Dans un autre champ, la culture se doit de renforcer sa mutation quant à l’impact carbone de son activité. Au-delà de son engagement pour donner à voir les changements à l’œuvre et nous aider à construire les imaginaires nécessaires pour penser, interroger et critiquer l’avenir, le secteur culturel doit poser son bilan carbone et interroger les modalités de sa soutenabilité. S’il paraît fondamental que les artistes puissent continuer à se déplacer pour venir offrir à chacun le plaisir de leur vision, le choc de leurs instincts, la semonce de leurs interpellations, la modalité de ces déplacements doit être posée : Comment l’artiste se déplace-t-il.elle ? Sa tournée peut-elle gagner en cohérence pour optimiser le déplacement ? L’avion est-il indispensable ? Les modalités de déplacement des spectateurs sont aussi à questionner. Leur masse leur donne souvent un coût carbone supérieur à celui du déplacement des œuvres. La culture a ce devoir et cette possibilité d’exemplarité. Cette interrogation doit s’étendre à tous les axes du secteur culturel, en recherchant les modalités d’une sobriété efficace, qui ne perde rien sur la qualité artistique, mais permette de participer à la nécessaire diminution de nos rejets en CO2.
Affirmer l’objectif d’émancipation culturelle et citoyenne
La dernière enquête de 2018 du ministère de la Cultur relative aux pratiques culturelles des Français nous apprend que, quels que soient leur âge, leur milieu social ou le lieu où ils habitent, jamais les Français n’ont autant « consommé » de la culture, en particulier de la musique, des vidéos en ligne et du jeu vidéo, favorisés par l’essor du numérique. Ces tendances confirment l’importance de la segmentation des publics ; ceux de la culture dite traditionnelle, lecture, spectacle vivant, musique classique, voyant notamment la confirmation sur le temps long du vieillissement de ses publics, essentiellement urbains et majoritairement aisés et diplômés.
Ce nouveau constat pose la question de l’efficience et de l’ampleur des moyens réellement mobilisés en matière de démocratisation culturelle. Il interroge la mobilisation de la culture comme moyen mis au service de l’inclusion sociale, de l’émancipation citoyenne et territoriale. Il pose également un ensemble d’interrogations : Comment faire société, dépasser la segmentation des pratiques et des publics tout en promouvant les droits culturels ? Comment renouveler la promesse d’émancipation citoyenne portée par le dialogue entre culture et éducation populaire ? Comment affirmer la culture comme levier d’identité, de création de communs et de cohésion d’un territoire ? Comment, enfin, faire émerger une politique culturelle internationale en la connectant aux innovations des territoires de la République ?
Pour relever ces défis, il ne s’agit plus aujourd’hui de proposer un ensemble d’orientations n’influant qu’à la marge d’un système qui refuse le changement. C’est bien la profondeur des actions qui doit être poursuivie. De même, ce n’est pas tant la modernité des idées que les modalités de mise en œuvre qui sera de nature à accompagner la transformation attendue. Pour cela, il s’agit d’envisager à hauteur de femme et d’homme, à portée de territoire, les modalités permettant à chacun de prendre sa part dans la mise en œuvre d’un plan d’action. En la matière, nous préconisons une démarche volontariste de responsabilisation et d’encapacitement de chaque membre de la communauté culturelle : les citoyens, les professionnels de la culture, les élus locaux et les membres du gouvernement. Droits culturels, territoires, citoyenneté culturelle, patrimoine, éducation artistique et culturelle, industries créatives, international et francophonie… quel que soit le sujet, il s’agit d’identifier un angle prioritaire, une catégorie d’acteur de la transformation plus à même de renouveler les modalités d’actions et les dynamiques propices au changement.
Mobiliser toute la communauté culturelle dans la transformation sociale et sociétale
Hic et Nunc propose, pour ne pas envisager les politiques culturelles de manière sectorielle, au risque d’un enfermement technocratique, de mobiliser chaque membre de la communauté culturelle comme un acteur de la transformation. Tel un roman-feuilleton, ce manifeste se déclinera en quatre axes complémentaires de propositions et d’actions concrètes.
L’accompagnement de chaque citoyen dans le plein exercice de ses droits culturels
Dans le sillage de la Déclaration de Fribourg de 2007, les droits culturels confortent désormais la possibilité donnée à chacun de vivre et d’exprimer sa culture, de participer à la vie culturelle de son choix. Cette liberté fondamentale, encore conceptuelle et réservée, doit aujourd’hui être mieux diffusée, comprise, partagée, pour permettre à chaque citoyen.ne d’en faire l’exercice. Vectrice de tolérance et d’ouverture, elle doit s’appuyer sur une mise en œuvre plus opérationnelle pour devenir plus effective. Une stratégie de généralisation de l’éducation artistique et culturelle pour tous et tout au long de la vie doit être mise en œuvre. Et l’investissement public dans une réelle ambition de soutien et de développement des pratiques amateurs doit être renforcé. Il s’agit également de prendre en considération le patrimoine, bâti et naturel, matériel et immatériel, comme un capital non délocalisable pour lequel l’engagement bénévole est une ressource formidable encore insuffisamment mobilisée.
L’affirmation de l’élu comme architecte du territoire culturel
Alors que près de 80 % de l’ensemble des dépenses culturelles sont engagées par le bloc communal et que l’ensemble des collectivités territoriales s’engagent pour près de 10 milliards d’euros, le budget du ministère de la Culture s’élevait en 2020 à 3,5 milliards d’euros. Pourtant les élus locaux ne s’autorisent pas toujours un rôle structurant dans le déploiement d’une politique culturelle porteuse de transformation. Ils sont pourtant les principaux financeurs des forces vives du secteur. Il s’agit de reconnaître l’importance des territoires culturels et de leur donner plus de capacité à agir sur l’ensemble des pans de la politique, des traditionnels arts visuels, enseignements artistiques, spectacles vivants ou du patrimoine à d’autres domaines comme les industries créatives.
La confirmation des professionnels de la culture comme acteurs de la transformation
Dans l’héritage dialectique entre tenants de l’« art pour l’art » et ceux promoteurs de la « fonction sociale de l’art », on constate parfois une réduction du discours aux professionnels de la culture aux seuls artistes. Cette approche restrictive prive la communauté nationale d’une bien plus grande ressource de talents et d’expertise. Pour cela, les enjeux de formation initiale et continue, de statuts, de mobilisation en matière de ressource et d’ingénierie plus volontariste des établissements nationaux qui représentent à quatre-vingts grands opérateurs 40 % du budget du ministère de la Culture, ou encore de mobilisation du levier de commande d’État doivent être envisagés.
La responsabilisation du gouvernement dans le partage des mécanismes de transformation sociale et sociétale par la culture
Au-delà des enjeux d’une politique culturelle source d’un softpower à la française, le rayonnement culturel international interroge l’évolution du positionnement de l’État en matière de relations internationales. Ainsi, de la même manière que la culture doit être un levier de transformation de politique intérieure, elle est aussi un formidable outil de politique extérieure. Investir dans une Europe de la culture et différencier les stratégies de rayonnement culturel international apparaissent alors comme des modalités d’un approfondissement d’un projet européen fédérateur, d’une part, et d’une promotion d’une vision sociale et sociétale par la culture, d’autre part, permettant de renouveler ainsi l’héritage de la francophonie dans le monde.
Face aux défis des mutations environnementales, sociales et sociétales actuelles, la politique culturelle aura indéniablement un rôle central dans l’accompagnement d’une nouvelle métamorphose systémique. Politique transverse à l’action publique, pleinement libérée de ses freins, mobilisant de manière plus explicite chacun des membres de sa communauté, elle est en capacité de reprendre un rôle tenu par le passé. En analogie aux grandes transitions de l’histoire de l’humanité qui se sont vu accompagnées par des révolutions créatrices, la politique culturelle de la première moitié du XXIe siècle doit permettre la résilience de l’humanité face à des bouleversements inédits. Aussi détournant avec malice et une pointe de solennité la célèbre incise d’André Malraux, nous pouvons affirmer que la société de demain sera culturelle, ou ne sera pas.