Pour une réforme du bac professionnel

Dans le cadre d’une campagne de mobilisation portée par le collectif « Une voie pour tous : pour une réforme de l’enseignement professionnel », Dylan Ayissi, militant associatif, initiateur du collectif, Alexandre Munoz-Cazieux, enseignant, et Mélissandre Mallée, cadre territoriale, reviennent sur l’histoire du lycée professionnel, jalonnée de réformes successives, et sur le rôle social que portent ces filières.

56,9%1« Repères et références statistiques de l’Éducation nationale », ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2020.. Ce chiffre, c’est celui du taux d’élèves en classes tertiaires de lycées professionnels issus de milieux sociaux « très défavorisés », selon des chercheurs missionnés par le ministère de l’Éducation nationale2Vanessa di Paola, Aziz Jellab, Stéphanie Moullet, Noémie Olympio et Éric Verdier, «L’évolution de l’enseignement professionnel : des segmentations éducatives et sociales renouvelées ? », Conseil national d’évaluation du système scolaire, juin 2016.. Ce chiffre, c’est celui d’une réalité endémique au système éducatif français, celle de l’inégalitarisme scolaire, de l’assignation sociale et géographique. L’ascenseur social est en panne, et le lycée professionnel français incarne entièrement ce dysfonctionnement.

À partir des constats partagés par un certain nombre de personnalités, enseignants, actuels et anciens élèves, chercheurs, politiques ou encore syndicalistes, le collectif « Une voie pour tous » est né en septembre dernier avec pour ambition de porter dans le débat public des propositions ambitieuses pour l’égalité des chances et la réforme du lycée professionnel. Après la publication dans les colonnes du Monde d’une tribune le 7 juillet 20213« Éducation : “Les lycéens de la voie professionnelle ne sont pas des élèves de seconde zone” », Le Monde, 7 juillet 2021., il nous est apparu nécessaire et opportun de structurer une mobilisation autour de cet enjeu, à l’approche de l’échéance présidentielle. 

Depuis sa création, le lycée professionnel cristallise les critiques, de la part de personnalités académiques et de responsables politiques. On ne compte plus les rapports ou les enquêtes tirant sur la sonnette d’alarme qui indiquent que l’éducation en France, déjà en peine sur l’enseignement d’un socle commun de savoirs, par l’intermédiaire de ses successifs ministres, avait créé des établissements qui catalysent un grand nombre de problématiques socioéconomiques, dans les quartiers prioritaires comme dans les milieux ruraux. Le peu de fois où les établissements d’enseignement professionnel font parler d’eux, c’est à propos des réformes qui viennent systématiquement après celles portées pour l’enseignement général et technologique. Autrement, l’écho que l’on peut généralement en avoir est lié aux incidents qui s’y produisent. En effet, le dernier en date est celui impliquant une professeure violemment bousculée par un de ses élèves4Véronique Fèvre et Robin Verner, « Seine-et-Marne : une enseignante violemment bousculée par un élève dans un lycée de Combs-la-ville », BFM TV, 11 octobre 2021..

Dans un moment historique où s’accroissent les inégalités et où s’aggrave la précarité, où se creusent les fractures et où s’observent un peu plus chaque jour le dérèglement climatique et la fragilité sociale, nous devons porter, à la veille d’une élection décisive, une nouvelle ambition pour notre société et notre jeunesse, où l’émancipation et l’épanouissement des individus seront les maîtres-mots qui doivent notamment guider nos politiques éducatives.

Dans ce texte, nous reviendrons sur l’histoire de l’enseignement professionnel, de l’espoir qui était initialement porté en lui à la réalité d’aujourd’hui. Nous verrons comment, au gré ou malgré les réformes portées ces trente dernières années, les établissements professionnels se sont précarisés, aussi bien au niveau des moyens alloués à ces filières qu’au niveau des élèves, et comment finalement le lycée professionnel est devenu la poubelle de l’Éducation nationale au travers d’un statut social profondément dévalorisé.

L’évolution de la voie professionnelle

Si, aujourd’hui, dans un système scolaire toujours fortement hiérarchisé, la scolarisation en lycée professionnel est dévalorisée, l’histoire de l’enseignement professionnel nous montre que cela n’a pas toujours été le cas. Pour bien comprendre la place occupée par les lycées professionnels dans le paysage de l’enseignement secondaire français, nous retracerons le processus qui a conduit à la disqualification et à la relégation de la formation professionnelle ainsi que des élèves orientés dans ses différentes filières. 

La formation professionnelle avant la massification scolaire

Bien avant son institutionnalisation dans le cadre scolaire, l’enseignement professionnel, dit « technique », défini comme l’apprentissage d’un métier, a bénéficié d’écoles sélectives et reconnues répondant aux besoins politiques et économiques de former une « élite ouvrière en mesure d’accompagner les transformations liées à l’industrialisation, et notamment les mutations du mode d’encadrement des ouvriers, majoritairement formés « sur le tas ». La révolution industrielle, à partir du milieu du XIXe siècle, et l’instauration de l’instruction obligatoire en 1883 ont favorisé l’émergence d’écoles professionnelles, d’écoles pratiques du commerce et de l’industrie (EPCI) et d’écoles nationales professionnelles (ENP). Jusqu’au milieu des années 1930, le développement et la structuration de ces écoles techniques, dépendantes du ministère du Commerce et de l’Industrie, mais dont la création dépendait principalement des chefs d’entreprise et des élus locaux, reposaient principalement sur des dynamiques locales. L’implication de divers acteurs du territoire (principalement employeurs et élus) aux côtés des directeurs et enseignants dans le fonctionnement de ces établissements répondait avant tout à la volonté d’adapter les formations aux besoins économiques locaux. La reconnaissance et la légitimité de ces établissements reposaient, d’une part, sur une forte sélectivité à l’entrée avec l’obligation de fournir le certificat d’études primaires, obtenu par seulement 10% de la population, et, d’autre part, sur une forte promotion de la valeur morale du travail comme fondement de l’accomplissement personnel et citoyen. En outre, ces écoles possédaient des réseaux de solidarité et de cooptation intergénérationnelle importants facilitant l’insertion professionnelle des élèves. La loi Astier en 1919 marqua un premier tournant dans l’institutionnalisation de la formation professionnelle en créant le Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) qui organise l’enseignement sous forme de cours professionnels ou de cours de perfectionnement pendant trois ans avec des contenus identifiés et des attendus sanctionnés par un diplôme. La création du CAP s’accompagna du transfert de l’enseignement technique du ministère de l’Industrie au ministère de l’Instruction publique, ouvrant ainsi la voie à la scolarisation de la formation des ouvriers.

Néanmoins, à partir des années 1920, l’enseignement technique, considéré comme plus onéreux, connut un embourgeoisement de son public, les classes populaires préférant les écoles d’enseignements primaires supérieures ou cours complémentaires considérés comme moins coûteux. En parallèle, les écoles techniques ont progressivement affirmé l’importance de la culture générale dans la formation des futurs encadrants d’ouvriers et ont renforcé la pratique professionnelle dans le cadre de l’entreprise. En 1936, l’extension de la scolarité obligatoire à quatorze ans accentua l’intégration de la formation professionnelle dans l’institution scolaire et posa les premières pierres de l’orientation scolaire à l’école comme première étape à la formation professionnelle. Cependant, malgré le développement de l’enseignement professionnel, une majorité des jeunes continuèrent à se former « sur le tas » en entreprise, en dehors du cadre scolaire. Par ailleurs, les écoles techniques ont également conservé leur monopole sur la formation professionnelle des techniciens et contremaîtres en formant davantage de titulaires aux CAP. Cette situation a participé au renforcement de la hiérarchisation entre enseignement technique et formation professionnelle. La crise économique des années 1930 a conduit à l’accentuation de l’étatisation de la formation professionnelle. Aussi, dans la deuxième partie des années 1930, les pouvoirs publics se sont attachés à recentraliser l’organisation et les contenus des formations professionnelles qui, jusqu’alors, laissaient une grande place aux dynamiques et partenariats locaux (patronat, associations, syndicats). Cette politique a donné naissance en 1939 aux Centres de formation professionnelle (CPF). Entre 1940 et 1942, les nouvelles orientations de la formation professionnelle répondent à un double objectif : former une main-d’œuvre qualifiée pour lutter contre le chômage tout en renforçant l’apprentissage des valeurs morales et culturelles promues par le gouvernement de Vichy. Pour l’historien Antoine Prost, « l’apprentissage apparaît véritablement en France comme un remède au chômage, et non en premier lieu comme un enseignement. Faute de pouvoir mettre les jeunes au travail, on les met à l’école »5Antoine Prost, Rapport Prost sur les lycées, 1981.. Les CPF se développèrent majoritairement dans les grandes villes industrielles et le public accueilli dans ces centres de formation était majoritairement issu des milieux populaires. De nombreuses difficultés se posèrent au déroulement des études au sein de ces CPF, tels que l’absentéisme et le scepticisme à l’égard des formations et des disciplines scolaires plus particulièrement. Malgré ces difficultés et une sélectivité moins importante par rapport à l’enseignement général, l’enseignement professionnel a conservé tout de même une image positive. Les centres d’apprentissage, créés en 1944 en remplacement des CPF, ont poursuivi les mêmes objectifs que leurs prédécesseurs tout en renforçant la place de l’État dans l’élaboration des contenus de formation. Dans cette perspective, la mise en place des commissions nationales professionnelles consultatives, où siégeaient organisations patronales, syndicales, administration et enseignants, visait à élaborer des offres de formation en adéquation avec le monde du travail. Conservant un recrutement sélectif, le nombre d’élèves accueillis dans les centres d’apprentissage augmenta considérablement, passant de 45 000 en 1944 à 100 000 en 1946. 

Malgré l’intégration en 1949 de l’enseignement professionnel à l’Éducation nationale, les disparités de recrutement des élèves restent toujours aussi marquées. Les écoles techniques continuent de recruter parmi l’élite sociale afin de former les futurs techniciens et encadrants intermédiaires alors que les centres d’apprentissage forment pour leur part les futurs ouvriers qualifiés issus de milieux sociaux défavorisés. Dans les années 1950, les besoins en qualification dans un pays en reconstruction assuraient aux titulaires d’un CAP une bonne insertion professionnelle, les perspectives de promotion sociale s’envisageaient alors au sein de l’entreprise. De plus, le CAP a conféré à ses détenteurs une reconnaissance sociale dans la mesure où 86% de la population active française ne possédait aucun diplôme professionnel. Au début des années 1960, accompagnant l’extension de la scolarité obligatoire à seize ans, l’enseignement technique et professionnel se recompose et explicite la séparation entre ces deux corps d’enseignement. Alors que les écoles techniques deviennent les lycées techniques, les centres d’apprentissages deviennent, en 1963, les collèges techniques d’enseignement (CET), ancêtres des lycées professionnels. La sélection, supposée garante de la motivation, est restée en vigueur au sein des CET jusqu’en 1967. Le projet éducatif des CET a réaffirmé l’idéal de formation de l’homme citoyen et travailleur, alliant enseignement moral et culturel dispensé dans le cadre de l’enseignement général et l’enseignement d’un savoir-faire professionnel. L’histoire de la formation professionnelle en France a également mis en avant la proximité culturelle des enseignants avec leur public. Pour ces anciens ouvriers, issus de milieux sociaux plus défavorisés que les enseignants du secondaire, l’accession au monde de l’enseignement représentait une réelle promotion sociale. La formation reçue dans les écoles normales nationales d’apprentissage (ENNA), valorisant une culture commune d’éducation populaire, humaniste et professionnelle, doublée à cette proximité culturelle avec le public de l’enseignement professionnel, a permis la mobilisation par ses enseignants de ressources symboliques, pédagogiques et professionnelles permettant de donner du sens aux enseignements et d’asseoir ainsi leur légitimité auprès de leurs élèves. 

La massification scolaire

La massification scolaire des années 1960, et plus particulièrement celle des années 1970 avec l’instauration du collège unique (loi Haby de 1975), sur fond de recomposition de l’économie française caractérisée par le déclin de l’industrie, l’essor du secteur tertiaire et du chômage de masse, bouleverse la place occupée par l’enseignement professionnel en France. 

La scolarisation massive dans l’enseignement secondaire devait assurer à tous les élèves une égalité des chances puisque les inégalités scolaires ne seraient plus dorénavant basées sur l’origine sociale, mais sur le travail scolaire et donc le mérite de chacun. Or, à l’idéal républicain méritocratique s’oppose le constat établissant que les chances de réussite scolaire sont restées inégalement réparties selon le milieu social d’appartenance. Les inégalités scolaires se sont déplacées pour se nicher en partie dans les filières professionnelles. En effet, là où les centres d’apprentissage représentaient jadis la formation des ouvriers qualifiés et socialement reconnus, les nouveaux élèves des CET (et plus tard ceux du LP) sont avant tout définis par l’échec scolaire. La fin de la sélection à l’entrée en CET en 1967 et l’augmentation du nombre d’élèves dans les filières longues provoquée par la recomposition du marché du travail privilégiant les jeunes les plus diplômés précipite l’identification de la voie professionnelle à une voie de relégation. 

La création du baccalauréat professionnel en 1985, en remplacement des CET, est un tournant majeur inscrivant l’enseignement professionnel dans le sillon du diplôme emblématique du système scolaire français : le baccalauréat. Malgré les réticences d’une partie des acteurs éducatifs craignant un dévoiement de la mission d’insertion professionnelle, historiquement au cœur de l’enseignement professionnel, le BEP (créé en 1967), qui, jusqu’alors, représentait une finalité, devient une étape dans l’obtention du baccalauréat professionnel. Cette évolution résulte d’une volonté politique d’amener 80% d’une classe d’âge au niveau bac à l’horizon 2020 affichée par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Éducation nationale, qui conduit au développement des filières technologiques au lycée général et professionnel au sein des lycées professionnels. En outre, le choix du baccalauréat comme finalité des études professionnelles répondait au besoin, d’une part, de redorer l’image de la voie professionnelle et, d’autre part, d’élever le niveau de qualification global des jeunes tout en retardant leur insertion sur un marché du travail structuré par le chômage. La mise en place du baccalauréat professionnel s’est accompagnée d’enseignants davantage diplômés et par conséquent plus éloignés des milieux professionnels. Par ailleurs, le double objectif d’insertion professionnelle ou de poursuite d’études a conduit au renforcement dans les programmes scolaires de l’apprentissage de connaissances plus théoriques et abstraites. Or, l’orientation massive d’élèves en « échec scolaire » et éloignés de la forme scolaire a conduit les enseignants à concevoir le LEP avant tout comme un espace de remédiation. 

En 2009, une réforme vient établir le baccalauréat professionnel en trois ans, avec l’ambition de l’harmoniser avec les autres bacs, permettant donc, en principe, aux élèves de poursuivre dans le supérieur. Bien que la volonté qui porte cette réforme soit louable, force est de constater qu’elle a contribué à la précarisation de la voie professionnelle. Nous savons qu’une grande part de ses élèves accumulent un retard significatif dans les enseignements généraux. Le renforcement de l’enseignement professionnel et, en conséquence, la diminution des matières générales impactent négativement le niveau de savoir à la sortie du secondaire. Cette réduction du baccalauréat à trois ans ne permet donc pas aux élèves connaissant des lacunes de rattraper leur retard.

La dernière réforme du lycée professionnel de 2018 portée par Jean-Michel Blanquer apparaît paradoxalement comme une alerte sur notre niveau d’égalité scolaire et en même temps un coup d’accélérateur dans le processus de privatisation de la voie professionnelle. Le volume d’heures d’enseignements généraux, comme évoqué plus haut, est diminué, quand l’apprentissage obtient un gain d’intérêt – en partie financier – de la part des pouvoirs publics. Ces données mettent en perspective la diminution des moyens et la suppression de classes de lycées professionnels, ce qui indique une volonté de faire disparaître les lycées professionnels, qui souffrent déjà de leur réputation et de la faible mobilité des filières.

Précarisation et statut social de la voie professionnelle

Vu qu’leur seul souhait est qu’tu squattes la tess, on t’jette en BEP quand tu souhaites faire une fac de lettres. 
C’est bizarre comme les diplômes s’ressemblent dans l’ghetto.

Cet extrait est tiré du titre « Qui peut le nier» tiré de l’album Opéra Puccino du rappeur Oxmo Puccino, publié en 1998. Dans ces quelques mots qui introduisent ce classique du rap français, ce sont des blessures, des expériences, des souvenirs que des centaines de milliers – sinon des millions – de jeunes, issus de quartiers populaires comme de territoires ruraux, partagent dans leur histoire. Le lycée professionnel est l’aboutissement d’un parcours dans un système profondément inégalitaire et, depuis un certain nombre d’années, des alertes dénoncent cet état de fait. Depuis que la Cour des comptes a indiqué que « les réformes successives engagées depuis 1985 […] n’ont pas atteint leurs buts, faute à des contraintes d’organisation et d’image jamais levées6Cour des comptes – Référé S2019-3200 2/6. », depuis que le rapport rendu par Céline Calvez montre que « 45,8% des élèves de seconde professionnelle sont au moins en retard d’un an7Céline Calvez et Régis Marcon, Rapport sur la transformation de la voie professionnelle, 2018. », ou encore quand le Centre national d’études des systèmes scolaires (CNESCO) nous alerte sur le fait qu’en lycée professionnel le taux de décrochage scolaire grimpe à 20%8« Inégalités sociales et migratoires : comment l’école les amplifie ? », CNESCO, 2016.. Rien de significatif. 

Le lycée professionnel est incontestablement une voie de garage pour un trop grand nombre d’élèves. D’abord parce qu’une partie des filières actuellement proposées ne permettent pas une insertion professionnelle immédiate puisque beaucoup des métiers envisageables vont progressivement disparaître du fait d’une digitalisation généralisée et que, pour jouir d’une stabilité professionnelle plus forte, il est de plus en plus demandé d’être détenteur de qualifications accessibles seulement par un diplôme de l’enseignement supérieur. Ensuite parce que, comme Oxmo Puccino l’exprime si bien, l’orientation dans ces filières est pour beaucoup d’élèves une contrainte plus qu’un souhait. Mais finalement, puisque dans certains territoires de la République l’orientation forcée est une norme, cela paraît normal. L’orientation scolaire scelle des hiérarchisations socio-ethno-genrées9Fabrice Dhume, « Le lycée professionnel au cœur des enjeux d’égalité », Carnets rouges, octobre 2021.. D’un côté, on pourra rétorquer, avec une touche de cynisme, « qu’il faut bien des gens pour faire les métiers dont personne ne veut ». Et il est plus simple d’aller chercher de futures populations précaires là où la précarité est déjà une réalité. Le lycée professionnel, c’est le centre de formation de la société de la résignation. Comme le synthétise justement la chercheuse Fabienne Maillard, « l’attractivité des filières est faible, son effectif est en baisse et, sur le marché du travail, ses diplômes sont très inégalement reconnus10Fabienne Maillard, « Le lycée professionnel au cœur des enjeux d’égalité », Carnets rouges, octobre 2021. ». 

Tu demandes à chaque mec des cités :
“T’as quoi comme diplôme, m’fin, comme brevet ?”
Il va te sortir : “J’ai un BEP, moi !”
Aujourd’hui, tu vas voir la conseillère d’orientation
Elle te sort : “Ouais, moi j’ai un bon plan pour vous, faites un BEP chaussure
– Hé, j’lui fais, moi, les gens ils m’ont attendu pour marcher, moi ?
Hein, BEP chaussure ?!”

Pour continuer la place que prend le lycée professionnel dans la culture, Oxmo Puccino revient avec ces paroles dans « Peu de gens le savent ». Dans cet extrait, il est intéressant de noter la norme que représente l’enseignement professionnel dans les quartiers populaires, et plus précisément chez les élèves issus de l’immigration. Comme le démontre Yaël Brinbaum dans une étude pour le ministère de l’Éducation nationale11Yaël Brinbaum, « Trajectoires scolaires des enfants d’immigrés jusqu’au baccalauréat : rôle de l’origine et du genre », Éducation et formations, n°100, décembre 2019., sur la génération entrée en sixième en 2007, on observe que les trois quarts des garçons descendants d’Afrique subsaharienne sont scolarisés dans les filières professionnelles, ainsi que plus de la moitié des descendants turcs et portugais. Ces quelques chiffres, nous le pensons, illustrent ce qui pourrait s’apparenter à une ségrégation scolaire, ou en tout cas l’impression que ces filières sont destinées en grande partie à ces populations issues de l’immigration, pour ce qui est des établissements présents dans les zones urbaines et périurbaines. Car la violence du destin imposé est aussi une réalité dans les milieux ruraux, qui sont à la fois touchés par une assignation sociale, mais également géographique, avec l’omniprésence d’offres liées aux métiers de la terre, impliquant une faible mobilité géographique pour les jeunes.

L’éducation de toutes les générations doit tendre vers l’harmonisation des savoirs. Nous ne pouvons pas imaginer avoir une société française cohérente sans une culture primaire cohérente. « L’archipellisation de la France » présentée par Jérôme Fourquet dans L’Archipel français12Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019. offre une nouvelle façon d’appréhender et de comprendre ce qui fait mur entre les territoires composant l’Hexagone. Si une partie des facteurs sont sociaux, il est important d’y introduire les facteurs éducatifs. Comment se fait-il que certains aient les références, les diplômes ? Comment se fait-il que certains aient le choix quand d’autres se voient assigner un avenir ?

Si nous voulons éviter de refaire face à des épisodes de fracture ouverte, comme lors du mouvement des « gilets jaunes », nous devons panser ces maux très profonds de l’inégalité systémique. D’autres nations nous ouvrent les yeux sur les possibilités que devraient pouvoir offrir l’enseignement professionnel en termes de carte de formation.

Par exemple, le système éducatif britannique permet de suivre des cursus de media, broadcast and production (« média, diffusion et production »), cultural heritage and visitor attractions (« patrimoine culturel et attractions touristiques ») ou encore de health science (« sciences de la santé »)13« Some examples of colleges that are doing T Levels », Vocational qualifications.. En Slovénie, l’enseignement professionnel14« Vocational education and training » offre la possibilité aux élèves de suivre des formations en arts and humanities (« art et humanités »), ou même en agriculture, forestry, fisheries and veterinary (« agriculture, sylviculture, pêche et vétérinaire »). Cf. « Vocational education and training in Europe. Slovenia », Rapport du CEDEFOP, 2016.. Nous pouvons également citer la Norvège et son diplôme en media and communication (« médias et communication »)15« Vocational education and training in Europe. Norway », Rapport du CEDEFOP, 2017. ou enfin la Finlande et sa filière social services, health and sports (« services sociaux, santé et sports »)16« Vocational education and training in Europe. Finland », Rapport du CEDEFOP, 2016.. L’Albanie va encore plus loin dans l’innovation avec une filière portée sur les métiers du spectacle (arts visuels, musique et ballet)17« Language education policy profile: Albania country report », Conseil de l’Europe, 2016.

Tous ces exemples indiquent comment, d’une part, nous sommes en retard sur notre capacité à rendre la création de filière dynamique. C’est d’ailleurs un problème que le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) dans son rapport « De vraies solutions pour l’enseignement professionnel18« De vraies solutions pour l’enseignement professionnel », CNESCO, 2016. », proposant que soit « garantie une actualisation des filières tous les cinq ans ». D’autre part, les exemples présentés plus haut montrent à quel point la rigidité du système éducatif – également visible dans l’offre de formation universitaire – cloisonne dans des secteurs d’activité ramenant constamment à des métiers de support, ce qui participe à l’assignation sociale illustrée par le lycée professionnel. Notre discours ne vise en aucun cas à laisser penser qu’il y a des sous-métiers ou que tous les élèves devraient s’orienter vers les filières nouvelles proposées plus loin dans le texte, mais force est de constater que tant que les élèves seront orientés à défaut dans des filières à « vocation [principalement] sociale », l’école ne remplira pas son rôle d’émancipation et toute une partie de la population sera dans une situation d’assignation de vie.

En observant les nombreux rapports d’institutions françaises indépendantes ou d’organisations internationales, nous pouvons avoir une idée du chantier qui est celui de l’école française pour mettre tous ses enfants dans les mêmes conditions d’apprentissage et permettre à tous d’avoir des ambitions. Le fameux rapport PISA 2019 de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) nous indique qu’avec une différence de 107 points, la France reste le pays de l’OCDE où l’origine sociale a le plus fort impact sur les résultats scolaires (la moyenne est de 89 parmi les États membres de cette organisation)19« Programme international pour le suivi des acquis des élèves », Rapport PISA, 2019..

La conséquence directe ? Les faibles possibilités d’ascension sociale envisageables en France. Ce même rapport toujours publié par l’OCDE en 2019 présente une moyenne internationale de nombre de générations nécessaires pour pouvoir observer une mobilité sociale vers le haut, celle-ci est de 4,5 générations, tandis que la France est à 6 générations20« L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale », OCDE, 2019..

Voilà des raisons qui demandent des réponses sérieuses, qui ne soient pas simplement utilitaires, frôlant le cynisme, mais qui prennent en compte les trajectoires et aspirations des individus.

Nos propositions

Il est donc nécessaire d’endiguer les phénomènes de décrochage créés par cette orientation trop souvent subie, décrochage d’abord scolaire, mais qui ne tarde généralement pas à devenir social et civique. Cependant, bon nombre de solutions s’offrent aux responsables publiques pour faire du lycée professionnel une chance. Les organisations syndicales professionnelles représentant les enseignants en portent déjà plusieurs depuis de nombreuses années, qu’il s’agisse d’une revalorisation salariale des enseignants ou de nouveaux moyens pour les établissements.

La principale proposition que nous portons au sein du collectif s’appuie sur l’idée que chaque élève, quel que soit son parcours scolaire ou de vie, doit, au lycée, s’épanouir dans sa filière. C’est pourquoi nous proposons la création de nouvelles filières. Nous souhaitons que puissent être créés des bac pro sur les métiers des médias, de la communication, du sport, des solidarités, du jeu vidéo, de la mercatique, de la musicologie, du juridique ou encore du web. Évidemment, un certain nombre de secteurs professionnels ne sont pas explorés, mais nous avons l’ambition, sinon la certitude, que cette réflexion sur les nouvelles filières est une clé d’amélioration de la situation de ces établissements qui, rappelons-le, concentrent un tiers des effectifs du second degré scolaire.

En plus de résoudre en partie la problématique de l’orientation par défaut, ces filières nouvelles contribueraient à un autre enjeu du lycée professionnel qu’est la mixité sociale. Il est simple d’imaginer qu’en ouvrant de nouveaux cursus, et donc en faisant entrer d’autres blocs de métiers dans le giron de l’enseignement professionnel, tels que ceux de la presse, de l’audiovisuel ou du jeu vidéo comme nous le proposons, des lycéens de tous les horizons sociaux ne verront plus en cet enseignement une relégation sociale. De plus, nous connaissons le faible taux d’insertion des élèves de lycée professionnel dans les filières pour lesquelles ils ont été formés, avec des taux de chômage impressionnants après l’obtention du baccalauréat21« 51% de chômage pour les diplômés sept mois après l’obtention du bac pro », Repères et références statistiques de l’Éducation nationale, 2020.. En effet, dans un moment où la compétition internationale s’intensifie sur les questions technologiques et numériques, il serait opportun d’avoir des filières formant des professionnels du développement de jeu vidéo, du codage ou du droit. En parallèle, il est important de garder en tête que si l’obtention du bac doit permettre la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur – qui se ferme de plus en plus aux candidats issus de lycées professionnels22« Un premier bilan incomplet pour Parcoursup 2021 », L’Étudiant, 23 septembre 2021. –, il doit aussi rester pour les élèves l’option de l’insertion rapide dans le milieu professionnel. C’est la raison pour laquelle nous portons aussi la volonté que le bac soit équivalent à un certain nombre de diplômes ou brevets d’État qualifiants, à l’image du bac professionnel sur les métiers des solidarités et du social pour lequel il serait souhaitable de le rendre équivalent au diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants (DEEJE) ou au Brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport (BPJEPS) pour le bac porté sur les métiers du sport.

À côté de la mise en place de ces nouvelles filières, un des autres enjeux du lycée professionnel est l’acquisition d’un savoir général. En effet, si nous souhaitons vraiment que notre école soit l’endroit où les différences ne comptent pas, celle-ci doit donner les mêmes enseignements permettant la constitution d’un socle de connaissances similaires, quel que soit le territoire, quelle que soit la filière. Nous voyons aujourd’hui que, dans l’enseignement professionnel, ce sont près de la moitié des élèves qui arrivent en seconde avec au moins un an de retard scolaire23Céline Calvez et Régis Marcon, Rapport sur la transformation de la voie professionnelle, op. cit.., avec des difficultés notamment sur les enseignements généraux. Parallèlement, c’est dans ces établissements professionnels que la dernière réforme portée par le gouvernement divise de moitié les heures d’enseignement général. Concrètement, trois heures de français-histoire-géographie étaient enseignées en 2018, contre une heure et demie aujourd’hui. Nous souhaitons donc que soit mis en place un vrai enseignement des matières générales. L’absence de philosophie en lycée professionnel révèle un message bien compris des élèves. En bref, « on veut nous envoyer à l’usine donc inutile de nous apprendre à penser ». Pourtant, une grande partie des syndicats de professeurs de l’enseignement professionnel militent depuis des années pour la mise en place de la philosophie dans l’emploi du temps des élèves, au même titre que pour les lycéens du général et du technologique. 

Aussi, l’urgence des sujets environnementaux demande une prise en compte dans les programmes scolaires. C’est pourquoi nous souhaitons qu’un temps hebdomadaire soit dédié à la transformation des secteurs d’activité au vu de la situation climatique en remplacement des actuels cours de Prévention environnement santé (PSE).

En somme, les mesures constituant notre démarche ont comme objectif de faire que n’importe quel élève, quel que soit son parcours scolaire, son environnement social ou son passif académique, puisse s’accomplir. Si tout ne repose pas sur le temps scolaire, il est toutefois nécessaire de reconnaître que le manque de volonté politique, par déconnexion ou cynisme – portée sur la nécessité de former de futurs travailleurs précaires dans les métiers de supports -, est la cause dans l’échec du système éducatif français, dans la panne de l’ascenseur social.

Il est temps de faire du bac professionnel une chance. 

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    « Repères et références statistiques de l’Éducation nationale », ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2020.
  • 2
    Vanessa di Paola, Aziz Jellab, Stéphanie Moullet, Noémie Olympio et Éric Verdier, «L’évolution de l’enseignement professionnel : des segmentations éducatives et sociales renouvelées ? », Conseil national d’évaluation du système scolaire, juin 2016.
  • 3
    « Éducation : “Les lycéens de la voie professionnelle ne sont pas des élèves de seconde zone” », Le Monde, 7 juillet 2021.
  • 4
    Véronique Fèvre et Robin Verner, « Seine-et-Marne : une enseignante violemment bousculée par un élève dans un lycée de Combs-la-ville », BFM TV, 11 octobre 2021.
  • 5
    Antoine Prost, Rapport Prost sur les lycées, 1981.
  • 6
    Cour des comptes – Référé S2019-3200 2/6.
  • 7
    Céline Calvez et Régis Marcon, Rapport sur la transformation de la voie professionnelle, 2018.
  • 8
    « Inégalités sociales et migratoires : comment l’école les amplifie ? », CNESCO, 2016.
  • 9
    Fabrice Dhume, « Le lycée professionnel au cœur des enjeux d’égalité », Carnets rouges, octobre 2021.
  • 10
    Fabienne Maillard, « Le lycée professionnel au cœur des enjeux d’égalité », Carnets rouges, octobre 2021.
  • 11
    Yaël Brinbaum, « Trajectoires scolaires des enfants d’immigrés jusqu’au baccalauréat : rôle de l’origine et du genre », Éducation et formations, n°100, décembre 2019.
  • 12
    Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019.
  • 13
    « Some examples of colleges that are doing T Levels », Vocational qualifications.
  • 14
    « Vocational education and training » offre la possibilité aux élèves de suivre des formations en arts and humanities (« art et humanités »), ou même en agriculture, forestry, fisheries and veterinary (« agriculture, sylviculture, pêche et vétérinaire »). Cf. « Vocational education and training in Europe. Slovenia », Rapport du CEDEFOP, 2016.
  • 15
    « Vocational education and training in Europe. Norway », Rapport du CEDEFOP, 2017.
  • 16
    « Vocational education and training in Europe. Finland », Rapport du CEDEFOP, 2016.
  • 17
    « Language education policy profile: Albania country report », Conseil de l’Europe, 2016.
  • 18
    « De vraies solutions pour l’enseignement professionnel », CNESCO, 2016.
  • 19
    « Programme international pour le suivi des acquis des élèves », Rapport PISA, 2019.
  • 20
    « L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale », OCDE, 2019.
  • 21
    « 51% de chômage pour les diplômés sept mois après l’obtention du bac pro », Repères et références statistiques de l’Éducation nationale, 2020.
  • 22
    « Un premier bilan incomplet pour Parcoursup 2021 », L’Étudiant, 23 septembre 2021.
  • 23
    Céline Calvez et Régis Marcon, Rapport sur la transformation de la voie professionnelle, op. cit..

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