La gauche française doit porter un projet ambitieux de réindustrialisation, fondé sur la justice sociale et la transition écologique. Pour Rémi Cardon, sénateur socialiste, l’industrie de demain ne doit pas seulement être compétitive, mais aussi solidaire et résiliente, capable de réduire les fractures sociales et territoriales, tout en inscrivant la France dans un dynamique européenne.
La campagne pour les élections européennes 2024, puis celle pour les élections législatives anticipées ont brillé par leur manque de références à la question de la réindustrialisation à gauche, là où l’extrême droite en a fait son cheval de bataille1À titre d’exemple, la recherche par mots-clés sur le réseau social X des occurrences du terme « réindustrialisation » entre janvier 2023 et juin 2024 apparaît huit fois sur le compte de Jordan Bardella, aucune fois sur celui de Raphaël Glucksmann. Une infographie plus approfondie pourrait être réalisée à ce sujet. Une explication est aussi donnée par la sociologie électorale : le Rassemblement national cherche à capter un électorat ouvrier, fragilisé par la désindustrialisation. Jordan Bardella a multiplié les discours centrés sur la souveraineté industrielle et la lutte contre les délocalisations. Il a dénoncé à plusieurs reprises la responsabilité des accords commerciaux européens dans la fermeture d’usines en France, notamment dans les secteurs textile et automobile. Nous reviendrons sur la différence de mise en avant du thème de la réindustrialisation avec la gauche (cf. infra).. Par ailleurs, l’affrontement des trois blocs lors de la campagne pour les législatives anticipées annoncées le 9 juin dernier s’est de toute évidence peu fait sur la question de la réindustrialisation. Le volet sur la réindustrialisation que comporte le programme du Nouveau Front populaire (NFP) est apparu aussi bien lacunaire que secondaire relativement à d’autres priorités programmatiques. Or, la réindustrialisation – ou la nouvelle industrialisation, nous y reviendrons – doit être comprise comme un outil du projet de société conçu par la gauche.
Si les définitions varient selon l’indicateur que l’on choisit pour évaluer la part de l’industrie dans l’économie française, on propose de la définir comme la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) français (d’autres l’envisagent en termes d’emplois, ou encore de balance commerciale). La part de l’industrie dans le PIB continue de se tasser à 9,3% en 20232Marie Desjeuxcube, « Productivité et politique industrielle : deux défis à relever conjointement », Les synthèses de La Fabrique, La Fabrique de l’industrie, juin 2024. et la productivité horaire s’effondre. Le bilan des gouvernements successifs depuis 2017 est positif en matière d’emplois créés et d’usines ouvertes, mais l’objectif qu’a fixé Emmanuel Macron de relever la part de l’industrie de 10% à 15% du PIB d’ici à 20353Bastien Bonnefous, « La réindustrialisation de la France, une route encore longue et semée d’embûches », Le Monde, 29 avril 2024. – afin de rattraper la moyenne européenne – est irréalisable, selon Olivier Lluansi, expert sur le sujet de l’industrie et ancien conseiller à la présidence de la République, qui prédit une hausse maximale possible de 2% à 3% du PIB en une décennie4Ibid.. Le bilan gouvernemental depuis 2017 est toutefois net, rappelle le premier quotidien français : on observe une augmentation de 130 000 emplois industriels ainsi que l’ouverture de 300 nouvelles usines, dont les gigafactories de la « vallée de la batterie électrique », autour de Dunkerque5Ibid.. Les incitations ont été multipliées par l’exécutif depuis 2017 : réforme du marché du travail, baisse de l’impôt sur les sociétés et des impôts de production, crédit d’impôt sur les investissements verts, simplification des normes administratives, subventions publiques (54 milliards d’euros pour le plan France 20306Ibid.). Pour autant, la balance commerciale de l’industrie connaît encore une situation de déficit, du reste limité par le dynamisme relatif des secteurs de l’aéronautique (incarné par le groupe Airbus), du luxe (avec les marques Louis Vuitton, Hermès, Chanel) et de la beauté (L’Oréal Paris, Garnier) ou encore de l’agroalimentaire (représenté notamment par les leaders Danone, Lactalis et Pernod-Ricard)7En 2022, le secteur de l’aéronautique présentait le plus fort excédent commercial français relativement aux autres secteurs d’activité avec 23,3 milliards d’excédent, suivi du secteur des parfums et cosmétiques (15,4 milliards d’excédent) et de l’agroalimentaire (10,6 milliards d’excédent), d’après l’Insee.. De plus, l’industrie contribue moins aux gains de productivité que le secteur tertiaire8France Stratégie, « Dynamiques sectorielles et gains de productivité », n°105, janvier 2022., et cet écart s’est creusé depuis la crise sanitaire.
Si un consensus est aujourd’hui advenu non seulement au sein de l’opinion publique (une étude menée par la Banque des territoires et Bpifrance révèle que 82% des Français sont favorables à la réindustrialisation) mais aussi de la classe politique sur la nécessité d’une réindustrialisation, notamment depuis la crise sanitaire et le début de la guerre en Ukraine, la forme que doit prendre cette réindustrialisation continue de faire dissensus : tandis que la droite et l’extrême droite la soutiennent prioritairement pour des raisons de souveraineté9Le 7 mai 2024, Jordan Bardella écrivait sur X : « Le problème de la France, c’est que nous sommes devenus un pays qui ne croit plus dans l’industrie, or on ne sera pas un pays puissant et souverain sans industrie. Il faut recréer les conditions d’une industrie prospère en France ». Plus significative encore est cette intervention lors d’une émission L’événement, sur France 2, du 2 février 2023 où Jordan Bardella déclarait : « Cette réforme des retraites est la réforme de ceux renoncent à faire la réindustrialisation, à faire monter en gamme notre économie en augmentant notre budget R&D, qui refusent le patriotisme économique. On doit recréer un cercle économique vertueux ! ». Malgré des orientations économiques parfois floues, la réindustrialisation occupe une place centrale dans le projet du Rassemblement national, en cohérence avec sa doctrine de la « préférence nationale ». Le programme du parti pour les élections européennes de 2024 inscrit les mesures de réindustrialisation dans une perspective plus large d’un « réalignement des intérêts économiques sur les ambitions nationales », d’un « enracinement de l’économie », et de l’instauration de la « priorité nationale ». là où les représentants du parti présidentiel en font l’arme du redressement économique et de la prospérité, la gauche, quant à elle, en fait relativement peu un marqueur de son projet politique, en opposant implicitement les questions sociales et écologiques à celle de la réindustrialisation, voire en diluant la spécificité des enjeux de la réindustrialisation dans le projet socioéconomique de rupture10Certaines déclarations de Manon Aubry sur le réseau social X révèlent cette approche : la réindustrialisation, lorsqu’elle est évoquée, reste abstraite et subordonnée à un projet global de rupture avec le libre-échange. Elle n’est jamais abordée comme un enjeu autonome nécessitant des politiques publiques spécifiques et concrètes, mais plutôt comme une conséquence implicite d’un changement systémique dans les relations économiques internationales. Le 13 mai 2024, elle déclarait : « Pour financer la réindustrialisation, nous proposons de faire payer les ultra-riches, les évadés fiscaux comme Bernard Arnault et les grandes entreprises qui se gavent d’aides publiques mais détruisent des emplois. Nous nous battrons pour un ISF européen ! ». Autre exemple, datant du 17 mars 2024, quand elle dit : « L’Union européenne a détruit notre souveraineté industrielle et agricole avec plus de 40 accords de libre-échange et une foi aveugle dans le marché. L’avenir que je propose, c’est la réindustrialisation par la fin du libre-échange et la planification ! ».. L’analyse d’une exclusivité supposée entre ces questions est ainsi au fondement du délaissement par la gauche de ce sujet en réalité majeur à tous points de vue. En effet, la réindustrialisation doit participer d’une meilleure cohésion sociale permise ainsi que d’une réduction de l’empreinte environnementale. Il s’agira alors de s’intéresser aux différents leviers que l’action publique peut proposer.
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Réindustrialiser apparaît inévitable aujourd’hui, dans un contexte où la France s’est donné un objectif d’atteindre zéro émission de gaz à effet de serre en 205011Projet de loi Énergie-climat, les engagements de la France pour atteindre la neutralité carbone 2050, présenté par le ministère de la Transition écologique et solidaire, adopté le 8 novembre 2019.. Or, un consensus des chercheurs et experts a émergé quant au rôle de l’importation sur l’empreinte carbone, et donc de fait sur les émissions de gaz à effet de serre. Le levier proposé des relocalisations doit toutefois être d’emblée ici relativisé. La France ne fait pas le choix d’une réindustrialisation par les relocalisations, comme son discours manifeste pourrait le laisser penser. Elle choisit une stratégie de résilience fondée sur trois orientations : diversification des sources d’approvisionnement pour contester la puissance chinoise devenue atelier du monde, développement de stocks et de capacités sur le sol national pour éviter les pénuries qui peuvent paralyser le système de santé et plus généralement les industries à flux tendus, localisation de nouvelles unités à partir des succès de sa politique d’innovation. Il s’agit donc de territorialiser de nouveaux projets plutôt que de relocaliser des usines déjà implantées en Chine ou en Pologne. D’après un sondage réalisé pour Les Échos, neuf patrons français sur dix n’envisageaient pas de relocaliser leur activité en novembre 2023. Un peu plus d’un quart d’entre eux (28%) indiquent ainsi avoir engagé des actions de relocalisation en Europe, contre 3% en 2022, et 43% réfléchissent à un projet de ce type (contre 15%). Aucun n’a engagé des relocalisations dans l’Hexagone, selon le sondage12Nathalie Silbert, « Neuf patrons français sur dix n’envisagent pas de relocaliser leur activité », Les Échos, 20 janvier 2024.. La compétitivité sur les prix reste le principal obstacle. Les grandes entreprises qui relocalisent cherchent à réduire leurs coûts de main-d’œuvre. La réindustrialisation ne peut donc pas se traduire par une relocalisation de produits faits à l’étranger mais par la réintroduction d’innovations technologiques et non technologiques. Ces innovations peuvent être incrémentales, améliorant progressivement les processus existants, ou de rupture, transformant radicalement les méthodes de production.
À une stratégie de relocalisation qui s’apparente en réalité davantage à un terme de communication qui ne présente pas de matérialité tangible, on peut substituer une stratégie de territorialisation de notre nouvelle industrie. En effet, ancrer les activités productives dans les territoires devrait permettre de dépasser une seule analyse en termes de compétitivité-coût, qui écarte de facto les enjeux de durabilité de la production. La territorialisation est opérée sur la base d’une offre de spécificité des territoires, qui doit justement efficacement répondre à la question écologique. Cette territorialisation sera vertueuse si elle est menée autour de trois leviers que l’on choisit de souligner ici :
- la territorialisation doit passer par une réhabilitation des friches industrielles13Une friche industrielle est un terrain anciennement occupé par des bâtiments industriels et commerciaux désormais à l’état d’abandon. On reconnaît généralement une friche industrielle à ses bâtiments délabrés relatifs à l’arrêt de l’activité industrielle du lieu. (20 000 hectares au total), qui constitue une opportunité majeure de dépollution des sols et de mise en berne de l’artificialisation en cours ;
- il s’agit également de procéder à une rénovation thermique des bâtiments. Cette mesure permettrait non seulement de réduire notre empreinte carbone, mais aussi de relancer fortement les PME du bâtiment et du secteur des travaux publics. L’écologie doit devenir le moteur de notre nouvelle croissance économique, et la rénovation thermique des bâtiments en est un pilier essentiel. Le secteur du bâtiment était en effet à l’origine de 17% des émissions de gaz à effet de serre en France en 201914« La rénovation énergétique pour répondre aux enjeux climatiques, économiques et sociaux », Vie publique, 19 octobre 2021.. De tous les secteurs économiques, c’est le plus gros consommateur d’énergie (45%), juste devant le secteur des transports (44%). La rénovation énergétique joue donc un rôle central dans la lutte contre le dérèglement climatique ;
- aucune autre vision territorialisée de la réindustrialisation ne saurait mieux s’incarner qu’à travers la géothermie, encore trop peu développée et trop peu promue par les acteurs publics. Ce secteur industriel semble devoir être davantage mis en valeur dans la mesure où il répond tout autant à l’enjeu de la territorialisation de notre industrie qu’à celui de la transition énergétique indispensable pour les années à venir.
Le programme Territoires d’industrie lancé à la fin de l’année 2018 illustre une voie relativement efficace de mise en œuvre de cette réindustrialisation territorialisée15Le programme Territoires d’industrie est une initiative lancée en 2018 par le gouvernement pour soutenir le développement industriel de zones spécifiques ou la redynamisation de territoires ayant connu un grand déclin industriel. Il s’agit, d’après les termes du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, de mener une « reconquête industrielle » qui doive permettre de reconstruire la « cohésion sociale » et la « cohésion territoriale ». Ce programme repose sur plusieurs axes clés : un ciblage des « territoires à forte identité industrielle », une gestion « partenariale et ascendante » commune à une grande diversité d’acteurs locaux (intercommunalités, industriels, entreprises et régions) ainsi qu’un suivi des programmes avec un objectif de transition écologique. La deuxième phase du programme a été lancée en 2023.. Au-delà de l’approche horizontale et collaborative qu’il mobilise et qui permet de donner une véritable capacité d’action aux acteurs locaux, ce dispositif offre « une « carte blanche » aux territoires pour élaborer des projets qui correspondent à leurs réalités », comme l’explique Olivier Lluansi, ancien délégué chargé du programme16Guillaume Basset, Olivier Lluansi, « Réindustrialisation : le potentiel caché de nos territoires », La Fabrique de l’industrie, 15 février 2023.. La dimension « commando » associée à ce programme (la démarche Rebond) a été pensée justement pour répondre aux problématiques que rencontrent les territoires en besoin de restructurations industrielles. Sans constituer un dispositif exempt de critiques (notamment en termes d’enveloppes budgétaires et d’hétérogénéité de résultats selon les territoires), le programme Territoires d’industrie semble constituer un support d’action publique potentiellement efficace pour redonner leurs voix aux territoires.
La réindustrialisation, au service d’une meilleure cohésion sociale
À l’objectif environnemental s’ajoute la perspective de cohésion sociale à laquelle peut pleinement répondre la réindustrialisation. Penser l’industrie en termes de systèmes de relations plutôt qu’en termes strictement entrepreneuriaux semble crucial. La vision qui a prévalu pendant la période de désindustrialisation débutée dans les années 1970 a été marquée par une conception du travail vu comme seul facteur de production dont il fallait réduire le coût au maximum : c’est ce qui explique que les politiques de l’emploi aient été caractérisées par un très fort volume d’exonérations de cotisations sociales centrées sur les emplois précaires et de faible niveau de qualification. Il s’agirait alors de reconsidérer le travail comme potentiel de création afin de ne pas voir les travailleurs comme seuls sujets des entreprises, mais comme acteurs à part entière de cette réindustrialisation. La perte de rémunération qu’ont subie les anciens ouvriers désormais salariés du tertiaire – quand ils ont retrouvé un emploi – conjuguée à la chute du niveau de syndicalisation a nettement participé de la chute de la cohésion sociale.
L’industrie se heurte toutefois à un problème d’image que nombre d’analystes et acteurs du terrain ont fait remarquer17L’expert Olivier Lluansi qui nous a accordé un entretien pour la préparation de cette note ainsi que les acteurs du terrain auditionnés au Sénat sont assez unanimes sur la question de l’image négative renvoyée par l’industrie.. Le double héritage d’une France très anti-industrielle et de l’image zolienne d’une industrie sale semble perdurer et expliquer, en partie, le taux d’« évaporation » qui s’observe entre le niveau de formation et le marché du travail : d’après France Stratégie, alors que 125 000 jeunes sont formés aux métiers industriels, seuls 60 000 accèdent sur le marché du travail dans le secteur industriel18France Stratégie, Quels métiers en 2030 ?, rapport du groupe Prospective des métiers et qualifications, mars 2022, cité par Guillaume Basset et Olivier Lluansi, « Pénurie de compétences et réindustrialisation : un étonnant paradoxe », Les synthèses de La Fabrique, La Fabrique de l’industrie, n°27, juillet 2023.. La communication semble jouer un rôle dans cette évaporation : plutôt que de parler d’une réindustrialisation dont le préfixe semble intuitivement conduire à imaginer un retour à l’industrie tayloro-fordiste, la gauche gagnerait justement à se distinguer de cet élément de langage pour lui préférer celui de nouvelle industrialisation. Le besoin de recrutement de 90 000 profils ne se fera pas sans ce travail d’image19Guillaume Basset et Olivier Lluansi, « Pénurie de compétences et réindustrialisation : un étonnant paradoxe », op. cit.. Ce besoin de recrutement serait en hausse massive : d’après le Baromètre Renaissance industrielle analysé par BpiFrance, les dirigeants d’entreprise étaient en effet 26% à déclarer rencontrer des difficultés à recruter en 2015 contre 64% en 202320Bpifrance, « Renaissance industrielle : quelle image pour l’industrie dans la société française », 5 décembre 2023.. Insister sur la qualité et la stabilité des emplois que les jeunes formés pourront décrocher est capital : la peur du chômage doit être atténuée par l’instrument du compte personnel d’activité (CPA) qui doit permettre de sécuriser les parcours professionnels en tenant compte des évolutions technologiques.
Ce travail d’image est le préalable à une nouvelle industrialisation qui devrait permettre de répondre aux problématiques de « décohésion » sociale, à deux égards.
- Il s’agit d’abord de recréer de bons emplois, c’est-à-dire des emplois stables (en CDI), rémunérateurs et permettant une progression dans la carrière. L’industrie deviendrait un secteur offrant des emplois moyennement et hautement qualifiés, ce qui mettrait fin aux emplois peu qualifiés qu’elle offrait jusqu’à maintenant. Sans pour autant devenir une industrie de cols blancs, la robotisation et la numérisation conduisent nécessairement à une hausse du niveau de qualification des profils attendus dans ces nouveaux projets industriels. Le nombre d’opérateurs devrait être réduit au profit d’une hausse du nombre de cadres et d’ingénieurs avec un cœur de métier qui se trouverait autour d’un niveau bac+2, d’après ce que l’expert Olivier Lluansi nous a exposé lors de notre entretien21Un certain nombre d’éléments suggérés par Olivier Lluansi sont indiqués dans la suite de la note : il s’agit d’éléments tirés de l’entretien qu’il nous a accordé pour la préparation de la note.. Nombreux sont les dispositifs permettant de former des jeunes : du baccalauréat professionnel ou technologique à l’école d’ingénieurs en passant par les écoles de production et l’apprentissage, les instituts de formation doivent permettre de former à tous les niveaux et à tous les métiers industriels. Le taux d’évaporation peut aussi être pallié par un meilleur appariement, lieu de formation / lieu de recrutement / domicile du jeune. En effet, les jeunes peuvent être formés à des spécialités déconnectées de leur bassin d’emploi, et être ainsi amenés à être mobiles géographiquement pour trouver un emploi ou à envisager de devoir changer de filière ou de secteur22Béatrice Madeline, « Un jeune sur deux formés aux métiers de l’industrie n’y travaille pas », Le Monde, 29 août 2023.. C’est à ce titre ce que proposent les écoles de production, créées spécifiquement pour répondre aux besoins d’un consortium d’entreprises sur un bassin d’emploi.
- Il s’agit également d’articuler la coordination au niveau de l’écosystème (acteurs et territoires) et non de la seule entreprise. Entre autres, considérer les salariés de ces entreprises comme des parties prenantes de la décision entrepreneuriale, en les faisant participer de manière systématique au Conseil économique et social, apparaît fondamental dans la réflexion sur l’emploi du secteur industriel. C’est ce que préconisent un certain nombre de représentants syndicaux, comme Laurent Berger, dirigeant de la CFDT, à l’époque, auditionné par le think tank Le Cercle des économistes, en février 202123Cercle des économistes, « L’action publique en question face aux réindustrialisations », 5 février 2021.. À l’instar de l’Allemagne, appliquer une prise de décision plus horizontale à travers la codétermination des décisions industrielles doit répondre à l’attachement des salariés pour leur travail et l’entreprise qui les emploie.
Pour une planification industrielle forte
Mettre en œuvre cette nouvelle industrialisation devient un moyen de repenser la place de l’État, afin que celui-ci propose une planification industrielle efficace. Au laisser-faire caractéristique des plans pensés par Emmanuel Macron, il semble plus pertinent de proposer un faire-ensemble dans une double logique top-down et bottom-up. Plusieurs axes de planification peuvent être proposés. La logique bottom-up conçue dans le programme Territoires d’industrie, par exemple, pourrait être complétée par une logique plus verticale caractérisée par des subventions ciblées, à l’instar de la politique américaine qui privilégie des subventions ciblées sur les semi-conducteurs et certains secteurs verts (financées par la taxation des grandes entreprises, par ailleurs) plutôt que des préférences indiscriminées dans la commande publique.
La question du financement ne repose donc pas que sur un aspect de volume. Les entreprises françaises affichent des projets d’investissement de réindustrialisation s’élevant à quelque 340 milliards de dollars entre 2023 et 2026, là où les projets allemands s’élèvent à 673 milliards et ceux des États-Unis à 1400 milliards. Rapporté au PIB, l’effort français de réindustrialisation (13% du PIB) est presque trois fois supérieur à celui des États-Unis (5%). L’effort allemand (20% du PIB) est quatre fois supérieur d’après Les Échos d’avril 202424Les Échos via l’AFP, « Les relocalisations s’accélèrent en Europe et aux États-Unis », 18 avril 2024.. Le « centrage » qui a, pendant de longues années, prévalu à travers l’aide aux grands champions n’est plus pertinent. Une planification industrielle visant tous les types d’entreprises devrait être mise en place. Trois niveaux d’entreprises devraient ainsi être ciblés : d’abord, les « grandes cathédrales » industrielles, qu’il s’agit de subventionner au départ plutôt par des crédits d’impôt ; ensuite, le tissu de PME et de TPE innovantes ; enfin, les start-up industrielles, ces deux derniers types d’entreprises pouvant être financées plutôt par des subventions, plus faciles à gérer pour des structures qui ne manient pas facilement l’ingénierie financière, d’après l’expertise d’Olivier Lluansi25Il s’agit là encore d’une information qu’Olivier Lluansi nous a indiquée lors de l’entretien.. L’aide à ces différents types d’entreprises doit permettre de dynamiser le « made in France », les PME et TPE jouant un rôle clé dans les territoires. À cet égard, le programme France Relance26Le programme France Relance est un plan économique lancé par le gouvernement en 2020 pour répondre aux effets de la crise liée à la pandémie de Covid-19. Doté d’une enveloppe de 100 milliards d’euros (dont 40 milliards de contribution européenne), il vise à stimuler la reprise économique, moderniser le pays et préparer l’avenir autour de trois axes principaux : la transition écologique (30 milliards), la compétitivité des entreprises (34 milliards) et la cohésion sociale et territoriale (36 milliards). qui avait des enveloppes régionales bien formatées pour l’objectif de densifier notre tissu industriel à travers le réseau de TPE/PME constitue un levier efficace. À cela pourrait s’ajouter le levier de la nationalisation – au moins temporaire ou partielle – de l’une des cinq grandes banques françaises (BNP Paribas, Crédit agricole, Société générale, BPCE, Crédit mutuel-CIC). Cela permettra à l’État d’agir directement sur l’économie, en assurant une meilleure régulation et une gestion plus équilibrée des ressources financières.
Ce financement public ne saurait être suffisant et soutenu sans une mobilisation d’un financement privé, notamment basé sur la réorientation de l’épargne des Français vers des projets industriels. L’expert Olivier Lluansi explique que nous avons besoin de 200 milliards d’euros d’investissement supplémentaires, que 2 à 3% de notre épargne suffiraient à couvrir27Propos d’Olivier Lluansi lors de son entretien avec l’auteur.. L’investissement de 10 à 20% de l’assurance-vie des Français dans les PME favorisera l’essor de ces entreprises. Par ce biais, il s’agit aussi de redonner confiance à la production à la française, en valorisant le savoir-faire et la qualité des produits fabriqués en France, en soutenant ainsi les entreprises locales et l’artisanat. L’obstacle auquel nous faisons face ne concerne donc pas les ressources, mais les tuyaux : les banques et assurances se mobilisent peu pour se confronter à ce sujet, là où les fonds régionaux et les mutualistes semblent plus intéressés par de tels projets. L’action publique aurait donc tout à gagner à inciter à une plus grande coopération entre les ménages, les mutuelles et acteurs régionaux.
Parce que la réindustrialisation de la France ne pourra se faire sans l’Europe
S’il apparaît évident que l’action publique nationale doit être repensée pour mettre en place cette nouvelle industrialisation, une politique industrielle efficace sera nécessairement européenne. L’Union européenne (UE) se heurte toutefois à de nombreux freins, parmi lesquels les intérêts divergents des États membres et la temporalité trop longue et trop peu réactive de la légifération européenne. Pourtant, l’Inflation Reduction Act (IRA) américain ne saurait être un modèle pour l’UE. Les aides publiques européennes ne peuvent s’aligner sur les aides américaines.
Il semble toutefois qu’un principe puisse être mis en place au niveau supranational : le principe de réciprocité. Le protectionnisme américain et chinois doit être reconsidéré par l’UE afin de ne pas condamner les entreprises françaises et européennes à une concurrence déloyale. La préférence européenne consisterait à établir un critère d’attribution des marchés publics lors des appels d’offres concurrentiels basés sur la localisation de la production ou la nationalité du soumissionnaire. Cette politique industrielle fondée sur la préférence européenne devra cependant être articulée à des obstacles, tels que le principe de non-discrimination, particulièrement difficile à contourner, et celui du gain net à mener une telle politique, comme le rappellent Sarah Guillou, Fabien Lechevalier et Florence G’sell28Sarah Guillou, Fabien Lechevalier et Florence G’sell, « La préférence européenne pour les marchés publics ne fait pas une politique industrielle », Sciences Po chaire Digital, gouvernance et souveraineté, 14 juin 2024.. Cette question de la réciprocité apparaît d’autant plus épineuse que les politiques de la concurrence présentent un caractère quasi constitutionnel. Or adopter une politique commerciale cohérente qui protégerait nos entreprises contre les pratiques déloyales de la concurrence internationale implique d’imposer un rapport de force quasi idéologique entre des politiques d’intégration positive qui supposent des choix discrétionnaires et des politiques d’intégration négative qui relèvent d’un pilotage automatique et, donc, d’une priorité de fait aux politiques de la concurrence29« La réindustrialisation par l’Europe ? », Vie publique, 28 janvier 2022.
À plus long terme et dans une réflexion plus systémique relative au commerce international, l’UE pourrait se saisir de la question industrielle pour repenser ses normes commerciales et budgétaires. Si la remise en cause du plafond des 3% de déficit – qui permettrait de mettre fin à l’austérité budgétaire en France tout particulièrement – semble un objectif encore irréaliste, le vote au niveau européen d’un plan comparable à celui mis en place par les États-Unis (un plan pour le climat et la santé) devient inéluctable pour répondre de manière structurelle aux objectifs multiples de cohésion sociale, de transition écologique, d’indépendance et de prospérité économique.
Ainsi, la question industrielle doit être reconsidérée par la classe politique de gauche au service du projet de société qu’elle conçoit. La réindustrialisation répond à autant de questions que celles de l’emploi, de la transition énergétique, de la cohésion sociale et du rôle de l’État dans l’économie nationale et internationale. Plutôt qu’une réindustrialisation, la gauche doit proposer un récit alternatif, centré sur une nouvelle industrialisation qui offrira autant de perspectives de création d’emplois de qualité que de propositions efficaces d’action publique pour la transition écologique. La nouvelle industrialisation que la gauche doit concevoir sera écologique et sociale ou ne sera pas : voilà notre « en même temps ». Dans cette perspective, la planification industrielle devra jouer un rôle de premier plan et pourra, par-là même et dans une approche dialectique, conduire à repenser la place de l’État, dévoyée depuis plusieurs décennies par de multiples réformes néolibérales. Loin de devoir remettre en cause les initiatives des territoires et des acteurs locaux, l’État doit aussi œuvrer à un meilleur ciblage des projets, afin de répartir les financements de manière équitable entre les différents types d’entreprises et secteurs industriels. Enfin, cette réflexion sur l’action publique nationale doit être menée en parallèle d’une seconde réflexion relative à l’Union européenne et à ses normes, qui pourraient constituer un véritable obstacle à l’impératif de planification industrielle.
Cette note n’aurait pas pu voir le jour sans l’appui logistique, bibliographique et rédactionnel de Leyla Blouza, élève à l’ENS Paris-Saclay, que je tiens à remercier en conclusion de cette note, ainsi que tous ceux qui ont participé, par leurs écrits ou nos échanges, à nourrir ma réflexion sur le sujet et notamment Olivier Lluansi dont la vision de la politique industrielle française est une ressource précieuse pour construire une nouvelle stratégie industrielle de gauche.
- 1À titre d’exemple, la recherche par mots-clés sur le réseau social X des occurrences du terme « réindustrialisation » entre janvier 2023 et juin 2024 apparaît huit fois sur le compte de Jordan Bardella, aucune fois sur celui de Raphaël Glucksmann. Une infographie plus approfondie pourrait être réalisée à ce sujet. Une explication est aussi donnée par la sociologie électorale : le Rassemblement national cherche à capter un électorat ouvrier, fragilisé par la désindustrialisation. Jordan Bardella a multiplié les discours centrés sur la souveraineté industrielle et la lutte contre les délocalisations. Il a dénoncé à plusieurs reprises la responsabilité des accords commerciaux européens dans la fermeture d’usines en France, notamment dans les secteurs textile et automobile. Nous reviendrons sur la différence de mise en avant du thème de la réindustrialisation avec la gauche (cf. infra).
- 2Marie Desjeuxcube, « Productivité et politique industrielle : deux défis à relever conjointement », Les synthèses de La Fabrique, La Fabrique de l’industrie, juin 2024.
- 3Bastien Bonnefous, « La réindustrialisation de la France, une route encore longue et semée d’embûches », Le Monde, 29 avril 2024.
- 4Ibid.
- 5Ibid.
- 6Ibid.
- 7En 2022, le secteur de l’aéronautique présentait le plus fort excédent commercial français relativement aux autres secteurs d’activité avec 23,3 milliards d’excédent, suivi du secteur des parfums et cosmétiques (15,4 milliards d’excédent) et de l’agroalimentaire (10,6 milliards d’excédent), d’après l’Insee.
- 8France Stratégie, « Dynamiques sectorielles et gains de productivité », n°105, janvier 2022.
- 9Le 7 mai 2024, Jordan Bardella écrivait sur X : « Le problème de la France, c’est que nous sommes devenus un pays qui ne croit plus dans l’industrie, or on ne sera pas un pays puissant et souverain sans industrie. Il faut recréer les conditions d’une industrie prospère en France ». Plus significative encore est cette intervention lors d’une émission L’événement, sur France 2, du 2 février 2023 où Jordan Bardella déclarait : « Cette réforme des retraites est la réforme de ceux renoncent à faire la réindustrialisation, à faire monter en gamme notre économie en augmentant notre budget R&D, qui refusent le patriotisme économique. On doit recréer un cercle économique vertueux ! ». Malgré des orientations économiques parfois floues, la réindustrialisation occupe une place centrale dans le projet du Rassemblement national, en cohérence avec sa doctrine de la « préférence nationale ». Le programme du parti pour les élections européennes de 2024 inscrit les mesures de réindustrialisation dans une perspective plus large d’un « réalignement des intérêts économiques sur les ambitions nationales », d’un « enracinement de l’économie », et de l’instauration de la « priorité nationale ».
- 10Certaines déclarations de Manon Aubry sur le réseau social X révèlent cette approche : la réindustrialisation, lorsqu’elle est évoquée, reste abstraite et subordonnée à un projet global de rupture avec le libre-échange. Elle n’est jamais abordée comme un enjeu autonome nécessitant des politiques publiques spécifiques et concrètes, mais plutôt comme une conséquence implicite d’un changement systémique dans les relations économiques internationales. Le 13 mai 2024, elle déclarait : « Pour financer la réindustrialisation, nous proposons de faire payer les ultra-riches, les évadés fiscaux comme Bernard Arnault et les grandes entreprises qui se gavent d’aides publiques mais détruisent des emplois. Nous nous battrons pour un ISF européen ! ». Autre exemple, datant du 17 mars 2024, quand elle dit : « L’Union européenne a détruit notre souveraineté industrielle et agricole avec plus de 40 accords de libre-échange et une foi aveugle dans le marché. L’avenir que je propose, c’est la réindustrialisation par la fin du libre-échange et la planification ! ».
- 11Projet de loi Énergie-climat, les engagements de la France pour atteindre la neutralité carbone 2050, présenté par le ministère de la Transition écologique et solidaire, adopté le 8 novembre 2019.
- 12Nathalie Silbert, « Neuf patrons français sur dix n’envisagent pas de relocaliser leur activité », Les Échos, 20 janvier 2024.
- 13Une friche industrielle est un terrain anciennement occupé par des bâtiments industriels et commerciaux désormais à l’état d’abandon. On reconnaît généralement une friche industrielle à ses bâtiments délabrés relatifs à l’arrêt de l’activité industrielle du lieu.
- 14« La rénovation énergétique pour répondre aux enjeux climatiques, économiques et sociaux », Vie publique, 19 octobre 2021.
- 15Le programme Territoires d’industrie est une initiative lancée en 2018 par le gouvernement pour soutenir le développement industriel de zones spécifiques ou la redynamisation de territoires ayant connu un grand déclin industriel. Il s’agit, d’après les termes du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, de mener une « reconquête industrielle » qui doive permettre de reconstruire la « cohésion sociale » et la « cohésion territoriale ». Ce programme repose sur plusieurs axes clés : un ciblage des « territoires à forte identité industrielle », une gestion « partenariale et ascendante » commune à une grande diversité d’acteurs locaux (intercommunalités, industriels, entreprises et régions) ainsi qu’un suivi des programmes avec un objectif de transition écologique. La deuxième phase du programme a été lancée en 2023.
- 16Guillaume Basset, Olivier Lluansi, « Réindustrialisation : le potentiel caché de nos territoires », La Fabrique de l’industrie, 15 février 2023.
- 17L’expert Olivier Lluansi qui nous a accordé un entretien pour la préparation de cette note ainsi que les acteurs du terrain auditionnés au Sénat sont assez unanimes sur la question de l’image négative renvoyée par l’industrie.
- 18France Stratégie, Quels métiers en 2030 ?, rapport du groupe Prospective des métiers et qualifications, mars 2022, cité par Guillaume Basset et Olivier Lluansi, « Pénurie de compétences et réindustrialisation : un étonnant paradoxe », Les synthèses de La Fabrique, La Fabrique de l’industrie, n°27, juillet 2023.
- 19Guillaume Basset et Olivier Lluansi, « Pénurie de compétences et réindustrialisation : un étonnant paradoxe », op. cit.
- 20Bpifrance, « Renaissance industrielle : quelle image pour l’industrie dans la société française », 5 décembre 2023.
- 21Un certain nombre d’éléments suggérés par Olivier Lluansi sont indiqués dans la suite de la note : il s’agit d’éléments tirés de l’entretien qu’il nous a accordé pour la préparation de la note.
- 22Béatrice Madeline, « Un jeune sur deux formés aux métiers de l’industrie n’y travaille pas », Le Monde, 29 août 2023.
- 23Cercle des économistes, « L’action publique en question face aux réindustrialisations », 5 février 2021.
- 24Les Échos via l’AFP, « Les relocalisations s’accélèrent en Europe et aux États-Unis », 18 avril 2024.
- 25Il s’agit là encore d’une information qu’Olivier Lluansi nous a indiquée lors de l’entretien.
- 26Le programme France Relance est un plan économique lancé par le gouvernement en 2020 pour répondre aux effets de la crise liée à la pandémie de Covid-19. Doté d’une enveloppe de 100 milliards d’euros (dont 40 milliards de contribution européenne), il vise à stimuler la reprise économique, moderniser le pays et préparer l’avenir autour de trois axes principaux : la transition écologique (30 milliards), la compétitivité des entreprises (34 milliards) et la cohésion sociale et territoriale (36 milliards).
- 27Propos d’Olivier Lluansi lors de son entretien avec l’auteur.
- 28Sarah Guillou, Fabien Lechevalier et Florence G’sell, « La préférence européenne pour les marchés publics ne fait pas une politique industrielle », Sciences Po chaire Digital, gouvernance et souveraineté, 14 juin 2024.
- 29« La réindustrialisation par l’Europe ? », Vie publique, 28 janvier 2022