Pour réhabiliter le travail, commençons par (re)penser son langage

Alors qu’on ne cesse de nous parler de « sens du travail », les mots vides de sens pour l’évoquer n’ont jamais été aussi nombreux. À coups de néologismes, d’anglicismes, d’euphémismes, de mésusages, la langue du travail s’appauvrit. Les deux consultantes Muriel Bellivier, psychologue du travail, et Sarah Proust, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès, reviennent sur les raisons de ce phénomène et ses conséquences.

Ce billet inaugure une série de textes qui seront consacrés au travail.
Consultantes en entreprise, nous sommes souvent inquiètes par le peu de soin accordé au travail, c’est-à-dire à l’activité réalisée par des femmes et des hommes pour concourir à quelque niveau que ce soit à une utilité sociale. Et nous sommes parfois agréablement surprises par des approches visant à réhabiliter le travail, qui reste au cœur de plaintes tant de la part de ceux qui exercent le travail que de ceux qui le font faire : souffrance, perte de sens, envie de se réaliser ailleurs, difficultés à recruter, à garder, à stabiliser des équipes, à trouver des terrains de dialogue féconds avec les institutions représentatives du personnel (IRP).
Le travail se cherche et la crise liée à la pandémie de Covid-19 a accéléré des dynamiques préexistantes et rendu urgent de trouver une forme qui permette aux uns et aux autres de trouver dans le travail un lieu qui compte. Faute de quoi la société risque de se retrouver avec 25 millions d’insatisfaits, salariés et agents des fonctions publiques qui sont autant d’individus qui consomment et utilisent les biens de production et les services dans un système qu’ils ne comprennent plus, dans lequel ils n’investissent plus et qui pourtant doit fonctionner pour chacun et pour tous.
Ces billets trouvent leur genèse dans nos lectures, nos pratiques, nos questionnements. Le premier ne pouvait que concerner les mots utilisés pour parler du travail car « au commencement était le verbe ».

La période nous offre un intéressant paradoxe : jamais nous n’avons autant entendu parler du « sens du travail » et pourtant jamais nous n’avons autant utilisé des mots vides de sens pour en parler.

Intelligence collective, communication relationnelle/non-violente/assertive, mode agile, mode projet, expérience travail, facilitation, manager inspirant, management motivationnel, innovation games, benchmark, wording, storytelling, chief happiness officer, office manager, résilience (à toutes les sauces), team-building, smart, challenger, feedback, reporting, REX, workshop, collaboratif, etc. : néologismes, anglicismes, euphémismes, mésusages, choix d’un registre lexical harmonieux et positif, la langue du travail se transforme et son sens s’en appauvrit. Elle ne s’appauvrit pas parce que l’on utiliserait moins de mots pour en parler, on constate au contraire un foisonnement de ceux-ci, mais parce que ces mots sonnent creux, claquent comme un slogan, comme une publicité pour un travail moderne, débarrassé des guenilles du labeur. Il est difficile de comprendre d’où ils viennent, à quelle histoire ils se rattachent, comment ils ont émergé et, par là-même, il est difficile de les comprendre tout simplement. Ils ne disent rien de l’activité, ils ne permettent pas aux salariés qui postulent à des emplois de comprendre ce qu’ils vont faire et à ceux qui travaillent à quoi ils contribuent.

Que s’est-il passé pour que les nouveaux mots du travail soient si vides, se soient si rapidement et facilement invités dans nos échanges professionnels ? Quelles en sont les conséquences ?

Émettons une première hypothèse. Dans les années 1990 et 2000 ont éclaté des scandales de maltraitance au travail, organisée par des systèmes managériaux fondés sur la performance et la rentabilité. Le sujet est devenu très médiatisé. Le travail a commencé à être regardé et évoqué comme un lieu de souffrance et plus comme un lieu de tensions entre émancipation et aliénation.

Rien n’allait tenir bien longtemps si le travail n’était vu que comme un lieu de souffrance. Il fallait donc « réenchanter le travail ». Et comment mieux le réenchanter qu’en y adjoignant du jeu – espaces ludiques dans des entreprises, animations cuisine, escape games, quizz lors de séminaires d’entreprises, team-building –, des mots anglo-saxons supposément plus modernes et décontractés – wording, asap, workshop –, de nouvelles dénominations de fonctions – office manager, directeur expérience travail –, des expressions qui euphémisent, des mots importés d’autres registres lexicaux. Le travail, trop souvent associé à une étymologie (largement contestée) de la torture, devait devenir facile, léger, agréable. Dans cette hypothèse, les mots creux auraient ici eu pour fonction de chercher à transformer des perceptions en dessinant un travail pourvoyeur de bien-être individuel.

Émettons une deuxième hypothèse. Les années 2000 sont un bouleversement mondial à plus d’un titre – économique, géopolitique, technologique – et le monde du travail a été traversé par ces transformations. Les années 2000 ont symboliquement sonné comme l’avènement d’un monde nouveau, séparant les individus et les activités entre deux siècles et deux millénaires, ceux du monde d’avant et ceux du nouveau. Il fallait que tout se transforme, que tout devienne plus moderne, plus attractif, plus rapide, plus accessible. Comme s’il fallait être à la hauteur d’un nouveau millénaire, comme s’il devait être celui de la faculté à pouvoir tout faire, avec facilité, avec cette fameuse « agilité », valeur cardinale de toute entreprise qui se respecte. Dans cette hypothèse, les mots creux auraient eu ici pour fonction d’anticiper un nouveau monde, de créer un fossé entre les « in » et les « off », ceux en capacité de les comprendre et de les manier et ceux qui en resteraient éloignés et que le monde du travail ne rattraperait pas.

La troisième hypothèse est que la plupart des mots que nous critiquons ont un point commun : ils évoquent le collectif et un collectif égalitaire. Tout doit être co-construit, co-décidé, co-managé, co-élaboré. Il nous semble que cette logique est celle de l’atténuation de l’idée de subordination. On assiste à une nouvelle posture du chef devenu manager : « je ne décide pas de manière autoritaire, je co-décide ; je ne suis pas un chef éloigné de mes équipes, je joue avec elles à divers jeux dans le cadre de moments de convivialité ; je ne conteste pas la proposition d’un salarié, je challenge l’idée d’un collaborateur ; je n’ai plus besoin d’un assistant de direction, je recrute un office manager (qui ne managera personne) ; je ne suis pas un chef, je cherche à être un manager inspirant ». Nombreux sont les managers qui expriment une difficulté à exercer de l’autorité. Et la raison est simple : ils n’ont pas les délégations d’exercice de celle-ci. Plus l’organisation grossit, plus il y a un nombre fixe de délégations de pouvoir à se partager à plus nombreux ! Nombre de managers deviennent alors animateurs d’équipe, contraints à faire travailler grâce à la bonne volonté des uns et des autres et à trouver une langue qui jette un voile pudique sur cette réalité : avoir le titre de chef sans les attributs, être chef sans en avoir l’air, être dirigé en ayant l’impression de décider.

Par ailleurs, la mise en scène par les mots d’un imaginaire de collectif vise à contrebalancer la multiplication des fonctions isolées et l’éparpillement des fonctions. La tertiarisation du travail, la lente disparition des collectifs repérés (les ouvriers, les contremaîtres, les patrons, les employés de bureau…) remplacés par des fonctions isolées, des emplois flous dans des organigrammes géants devaient être masquées par un semblant de collectif.

Quelle que soit l’hypothèse que l’on retiendra – le plus probable étant que toutes se combinent –, l’appauvrissement de la langue du travail n’est pas anodin.

Le sens du travail est un sujet d’actualité, lui-même mal nommé et malmené. Nous plaidons pour parler du travail avec des mots qui ont un sens, qui recouvrent des réalités, qui permettent de se comprendre.

Trois notions nous paraissent particulièrement nécessaires à bien nommer et à bien comprendre : le management, la structuration et la participation.

Premièrement, le management ne peut pas être une simple promotion dans une carrière. Il s’agit d’une compétence particulière qui ne se résume pas à être le point de rencontre entre le bon sens et l’écoute bienveillante. Le management, c’est la maîtrise de questions humaines complexes, c’est la capacité à prendre des décisions au service d’une production collective, c’est la faculté à organiser, fixer et évaluer le travail individuel et travail collectif.

Deuxièmement, la structuration et l’organisation d’une équipe doivent être distinguées. L’on constate combien les entreprises et les administrations cherchent à faire tenir les deux dans un seul et même schéma. Elles dépensent une énergie – et parfois des sommes – folles à élaborer un organigramme qui cherche à poser de manière claire une structuration d’équipe. Un organigramme moderne et valorisé cherche à atténuer tout ce qui a trait à la hiérarchie en privilégiant des bulles, des groupes qui ne se touchent pas, et qui in fine ni ne disent quoique ce soit de la relation de travail, ni n’empêchent la machine de faire descendre en flux tendu des consignes et des procédures. Or, un organigramme, c’est-à-dire la structuration, doit répondre à trois questions : où se situe chacun, qui dépend de qui et pour quoi ? Nommer ceux qui ont un pouvoir de décision réelle et ne pas habilement mélanger liens hiérarchiques et fonctionnels est une première étape indispensable.

Troisièmement, il est heureux que la participation des salariés à un certain nombre de décisions soit mise en œuvre dans les organisations. Mais cette participation, qui prend la forme du « co » – qu’il soit co-élaboratif, collectif, co-décisionnel –, est très rarement claire dans ses intentions, ses objectifs ou ses résultats. La participation peut prendre des formes variées mais elle doit en tout état de cause et en démarrage de processus répondre à trois questions : à qui et à quoi allons-nous proposer de participer et cette participation concerne-t-elle un avis consultatif, une décision ou une élaboration commune ? « Participatif » ne devrait plus être accolé à « management », mais à un objet de travail.

Donner à lire le fonctionnement des relations professionnelles, être clair sur le rôle de chacun individuellement et collectivement et permettre au management de faire avancer le travail, telles sont les trois enjeux nécessaires, à bien mener, à bien nommer, à bien travailler. Alors, pourrons-nous mieux parler du travail.

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