Le débat est ancien mais se pose avec une nouvelle acuité à la faveur d’un contexte qui a aujourd’hui profondément changé. Reposant la question du vote obligatoire, Gilles Finchelstein analyse en quoi il pourrait renforcer la légitimité de notre démocratie et enclencher une dynamique vertueuse.
Le temps est venu d’adopter le vote obligatoire.
Il s’agit, dira-t-on, d’un débat ancien ? Oui, aussi ancien, même, que l’instauration du suffrage universel. D’un débat récurrent ? Oui, avec ses pics et ses creux, rapports et propositions revenant dans la vie publique à un rythme irrégulier. D’un débat saturé ? Oui, et la lecture du rapport publié il y a presque cent ans par Joseph Barthélémy atteste de ce que les arguments, pour défendre comme pour rejeter le vote obligatoire, n’ont guère changé.
Et pourtant, le contexte, lui, a profondément changé et c’est à l’aune de trois éléments nouveaux qu’il convient de revisiter le débat sur le vote obligatoire.
Le premier élément est politique, c’est la spectaculaire progression de l’abstention. Elle ne touche que marginalement l’élection présidentielle : à l’exception de rares accidents, le taux de participation y reste élevé – aux alentours de 80 %. Mais elle touche massivement toutes les autres élections, sans exception aucune – européennes, législatives, régionales, départementales, municipales : durant les trente dernières années, le taux de participation a chuté de 20 à 30 points en moyenne.
Le deuxième élément est législatif, c’est la reconnaissance du vote blanc. Depuis la loi promulguée le 21 février 2014, les votes blancs – c’est-à-dire les enveloppes vides ou les bulletins blancs – sont décomptés séparément des votes nuls et annexés en tant que tels au procès-verbal. La non-reconnaissance des votes blancs – jusqu’alors assimilés à des votes nuls – était considérée à juste raison comme incompatible avec l’existence du vote obligatoire. La contrepartie à l’obligation de voter, c’est que l’insatisfaction par rapport à l’offre électorale puisse être exprimée. Cet obstacle est levé – au moins partiellement.
Le troisième élément est idéologique. Au-delà de toutes les interprétations sur leur sens profond, les manifestations des 10 et 11 janvier ont témoigné a minima d’une volonté de réaffirmation des valeurs républicaines dans une mobilisation d’une ampleur sans précédent.
Spectaculaire progression de l’abstention, reconnaissance récente du vote blanc, volonté de réaffirmation des valeurs républicaines ; pris ensemble, ces trois éléments ont indéniablement créé un contexte nouveau.
Nombreux sont ceux qui ont été réservés, voire hostiles, au principe du vote obligatoire, sensibles aux arguments de la démocratie libérale : le vote était un droit qu’il était loisible à chacun d’exercer ou de ne pas exercer – et chacun était même libre de ne s’intéresser en rien aux affaires publiques.
Longtemps convaincu par ces arguments, je plaide aujourd’hui pour que, après l’adoption du suffrage universel masculin en 1848, après son extension successive aux femmes en 1946, aux jeunes de dix-huit ans en 1974, après l’inscription obligatoire sur les listes électorales en 1997, nous fassions un pas supplémentaire en adoptant le vote obligatoire.
Pourquoi et comment arriver à une telle position ?
Bien des disciplines peuvent être mobilisées pour réfléchir à ce débat : la philosophie politique, l’histoire, la géographie, le droit. Or, ce qui est frappant, c’est que toutes débouchent sur une même conclusion : le vote obligatoire est une option possible – tout autant que le vote non obligatoire…
La philosophie politique ? Le débat est ancien. Il y a, d’un côté, ceux qui, après Rousseau, voient dans le vote un droit individuel. Il y a, d’un autre côté, ceux qui, avec Sieyès, y attachent une fonction sociale. Dans la première acception, le vote obligatoire serait inacceptable ; dans la seconde, il serait légitime. Le problème, c’est qu’aucune des deux ne peut pleinement convaincre. Le suffrage n’est évidemment pas seulement une fonction sociale, il est aussi et d’abord un droit individuel. Mais ce droit est d’une nature différente des autres droits : il est ainsi impossible de le louer ou de l’aliéner ; et il est loisible au législateur de fixer, à chaque époque, les conditions d’exercice de ce droit. Comme l’écrit William Benessiano, « le droit de suffrage n’est pas un droit absolu mais un droit relatif ». Partir des principes, c’est-à-dire de la réflexion sur la démocratie, ne permet pas de trancher le débat.
L’histoire ? L’analyse de l’histoire de France illustre la récurrence du débat sur le vote obligatoire. Plus de cinquante propositions de loi se sont ainsi succédé depuis 1871. Le début du XIXe siècle a marqué un pic – thèses, rapports et propositions ont foisonné. Le début du XXIe siècle constitue un nouveau pic. Ainsi, après l’élection présidentielle de 2002, on a vu des propositions de loi émanant aussi bien de l’UDF, de l’UMP que du PS ; le Sénat, quant à lui, a consacré au même sujet une étude de législation comparée en mai 2003. Plus récemment encore, Luc Carvounas défendait l’instauration du vote obligatoire dans un essai publié par la Fondation Jean-Jaurès. Ainsi donc, un débat récurrent depuis plus d’un siècle – mais toujours sans conclusion ; ou, plutôt, toujours sans autre décision que de n’en point prendre.
La géographie ? Elle montre que, là où il existe, le vote obligatoire est ancien – trouvant son origine entre la fin du XIXe siècle et les années 1920. Elle illustre que le vote obligatoire est une réalité relativement marginale : une trentaine de pays le pratique – Belgique, Luxembourg, Grèce, Autriche, Turquie, Australie, Brésil, Chili, Argentine, Uruguay, Venezuela notamment. Elle témoigne enfin de ce que la dynamique n’est pas en faveur du vote obligatoire – aucun pays ne l’a récemment adopté ; plusieurs, en revanche, l’ont abandonné : Mexique, Russie, Hongrie, Espagne et, en 1970, Pays-Bas.
Le droit ? La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie de la compatibilité du vote obligatoire avec la liberté de conscience. À plusieurs reprises, elle l’a jugé conforme, considérant que la liberté de conscience concerne le choix du vote et pas le choix de voter. Le vote obligatoire est donc juridiquement une option. Il est d’ailleurs courant qu’un droit soit assorti d’une obligation – pour ne prendre qu’un seul exemple, la scolarité est à la fois un droit et une obligation.
Conclusion ? Le choix du vote obligatoire est un choix de nature purement politique – au sens le plus noble de ce mot, c’est-à-dire un choix prenant appui sur une certaine conception de la vie de la Cité. Un choix dont nous pourrions attendre trois bénéfices collectifs.
Le premier bénéfice serait de renforcer la légitimité de notre démocratie. L’abstention est à la fois une cause et une conséquence du sentiment – de plus en plus répandu – de dysfonctionnements de la démocratie. Le vote obligatoire aurait évidemment pour effet d’accroître la participation électorale. La suppression du vote obligatoire, là où il existait, confirme a contrario ce premier bénéfice : le taux de participation a drastiquement chuté aussi bien dans le canton de Vaud en Suisse qu’aux Pays-Bas – ainsi, s’agissant dans ce dernier pays de l’élection du Parlement européen, la participation est passée de 58 % en 1979 (neuf ans après la suppression du vote obligatoire) à 30 % en 1999 (soit 20 points en dessous de la moyenne européenne) quand, dans le même temps, il restait aux alentours de 90 % en Belgique et au Luxembourg.
Le deuxième bénéfice serait d’enclencher une dynamique vertueuse. Il y aurait, pour les citoyens, une incitation à s’intéresser, au moins un peu, à la chose publique. Il y aurait, pour les élus, une obligation à s’intéresser, bien davantage, à tous les citoyens – et donc à tous les quartiers, y compris ceux dans lesquels le taux de participation était jusqu’à présent si faible qu’il en devenait un non-enjeu électoral. Le vote obligatoire est, d’abord et avant tout, un levier pour réintégrer dans le jeu les milieux populaires et les jeunes générations.
Le troisième bénéfice, d’ordre symbolique, serait de défendre une certaine conception de la République. Il s’agit de montrer, dans une période où elle est attaquée, que la République sait mobiliser ; que, si elle donne des droits, elle impose aussi des devoirs ; que, last but not least, la République a confiance dans son peuple.
Toutes les conditions sont réunies pour que le vote obligatoire soit adopté. Les événements de janvier ont servi d’électrochoc. Les élus y sont réceptifs. L’opinion y est prête – alors que 55 % des Français étaient hostiles au vote obligatoire en 2006, la dernière enquête, bien antérieure aux attentats, traduisait un renversement de tendance avec 57 % de Français qui y étaient favorables.
Reste à trancher, si le principe du vote obligatoire emportait la conviction, deux questions qui lui sont liées.
Première question : comment peut-on améliorer l’exercice du suffrage ?
Il faut apporter de nouvelles réponses à la question de l’inscription sur les listes électorales – il y a encore, en dépit de la loi de 1997, beaucoup trop de « non-inscrits » ou de « mal-inscrits ».
Il faut également faciliter le vote lui-même en rendant plus aisé le vote par procuration voire, comme cela se fait en Belgique, en réfléchissant au transport en commun gratuit pour aller voter.
Il faut enfin aller jusqu’au bout de la reconnaissance du vote blanc en ne le décomptant pas seulement mais en le considérant comme un suffrage exprimé – en assumant donc qu’un candidat, y compris un président de la République, puisse n’être élu qu’avec une majorité relative et non plus absolue.
Deuxième question : quelle doit être la sanction qui accompagne le vote obligatoire ?
La nécessité même de l’existence d’une sanction peut être discutée : il y a des pays, comme l’Italie, le Portugal ou la Grèce, dans lesquels le vote est un devoir dont l’inaccomplissement n’emporte pas de sanction – il s’agit donc simplement d’une injonction morale. Dans le cas de la France et dans la situation actuelle, adopter le vote obligatoire sans l’accompagner de sanction serait certainement perçu comme, au choix, une indécision, une faiblesse ou une demi-mesure – au risque que le symbole se retourne négativement. Une sanction est donc inévitable.
Le débat sur la nature de la sanction doit donc être ouvert en gardant à l’esprit que celle-ci ne peut être qu’insatisfaisante : Joseph Barthélémy, à nouveau, le résumait d’une formule éclairante il y a un siècle : « sévère, elle est odieuse, légère, elle est inopérante ».
L’étude de législation comparée réalisée par le Sénat montre que la sanction est toujours financière, toujours fixe – une sanction proportionnelle contrevenant aux principes du droit pénal –, souvent graduée – c’est-à-dire aggravée en cas de récidive –, parfois substantielle – jusqu’à être supérieure à 1000 euros au Luxembourg. Il faut réfléchir à ce que pourrait être une sanction significative à l’échelle de notre pays – du type d’une contravention de 2e, 3e ou 4e classe, le débat reste ouvert. Mais il faut réfléchir aussi à ce que pourrait être une sanction de substitution cohérente avec l’obligation elle-même, par exemple, la possibilité de transformer la sanction financière en travail d’intérêt général.
Nul ne peut penser que le vote obligatoire constituerait la panacée. Chacun mesure que le vote obligatoire ne traiterait que les effets et pas les causes de l’abstention. Chacun mesure qu’il existe d’autres formes de démocratie que la démocratie politique et d’autres modes d’expression des citoyens que le suffrage. Chacun mesure donc que bien d’autres initiatives sont nécessaires pour enraciner les valeurs républicaines et faire vivre la démocratie. Mais ce serait déjà un grand pas, à la fois symbolique et pratique, que d’adopter le principe du vote obligatoire.