Carlos Benitez Rolon, sociologue paraguayen, analyse l’évolution économique, politique et sociale du Paraguay, pays sud-américain peu « visible », depuis son indépendance, et les enjeux en vue du scrutin présidentiel de 2023.
Le Paraguay est certainement un des pays les moins connus d’Amérique latine. Le célèbre auteur Augusto Roa Bastos, exilé en France pendant plusieurs années et lauréat du Prix Cervantes en 1989, avait qualifié le pays dans un article de 1977 comme une « île entourée de terre »1Augusto Roa Bastos, « Paraguay, Isla rodeada de tierra », El Correo de la UNESCO, 1977., décrivant ainsi la situation géographique d’isolement qu’a connue le pays qui partage pourtant des grandes frontières terrestres avec des géants comme l’Argentine et le Brésil.
Histoire
Le Paraguay est un pays sans accès à la mer, logé au centre de l’Amérique du Sud, entre l’Argentine, le Brésil et la Bolivie. Au terme d’un processus d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne survenue entre 1811 et 1813, le pays est un des premiers à s’émanciper dans le sous-continent sud-américain. Néanmoins, son indépendance réelle n’était pas quelque chose qui allait de soi, puisque le pouvoir installé à Buenos Aires, et qui entamait son propre processus d’émancipation avec les Provinces unies du Rio de la Plata, comptait bien annexer le territoire paraguayen à ce nouvel État sud-américain, qui sera connu plus tard sous le nom d’Argentine.
Finalement, le Paraguay se consolide comme État indépendant au fil du XIXe siècle, avec notamment les gouvernements de José Gaspar Rodriguez de Francia, de Carlos Antonio Lopez et de Francisco Solano Lopez, les trois principaux dirigeants du Paraguay indépendant qui se succèdent entre 1813 et 1870. Sous l’autorité de Carlos Antonio Lopez et de son successeur, son fils Francisco Solano, le Paraguay connaît une vraie révolution productive et d’infrastructure : des chemins de fer sont construits, des propriétés de l’État pour l’élevage du bétail se développent, une marine marchande nationale est créée, une fonderie d’État et une industrie nationale sont développées. Certes, la démocratie et les droits de l’homme n’étaient pas à l’ordre du jour, mais un véritable idéal progressiste, en ce qui concerne le développement du pays, existait.
Tout cela a pris brusquement fin avec la guerre de la Triple Alliance (1865-1870), qui a opposé le Paraguay au Brésil, à l’Argentine et à l’Uruguay. Après cinq ans de combats, en 1870, le président Lopez meurt et le pays est occupé par ses voisins. Une nouvelle constitution libérale, inspirée de celle de l’Argentine, est établie, et une nouvelle élite prend le pouvoir.
Question sociale
L’arrivée de cette nouvelle élite bourgeoise et libérale est déterminante en ce qui concerne le futur du pays et les conflits qui marquent jusqu’à aujourd’hui l’histoire du Paraguay. L’après-guerre a signifié pour le pays une réorganisation économique : les grandes terres de l’État ont été distribuées et vendues à la nouvelle élite libérale et aux grandes entreprises internationales, qui ont alors exploité commercialement les grandes jungles, la yerba mate (appelée « thé du Paraguay ») et d’autres produits. De véritables « États dans l’État » se mettent alors en place, brillamment décrits par l’écrivain espagnol Rafael Barrett2Rafael Barrett est un écrivain espagnol qui a vécu plusieurs années au Paraguay, et a brillamment décrit la question sociale du pays, notamment dans son oeuvre El Dolor Paraguayo., qui a passé plusieurs années au Paraguay. Dans ces grandes étendues de terre, la loi était dictée par les entreprises qui les possédaient. Toute tentative de grève était empêchée par les forces de sécurité de l’entreprise, comme dans le cas de l’usine de tanin de Puerto Pinasco où, en 1927, une douzaine de travailleurs ont été assassinés sur la propriété de l’entreprise américaine International Products Corporation. Ce massacre a été décrit en détail par l’historien Andrew Nickson3Andrew Nickson, « Una historia olvidada, la matanza de Puerto Pinasco », Novapolis, 2013..
Depuis 1870, une élite oligarchique s’est alors développée sur les ruines du pays de l’après-guerre. Et c’est au cours de cette réorganisation économique qu’est posée la base inégale de la distribution des terres qui caractérise le Paraguay jusqu’à ce jour. Le problème de la répartition des terres a été à l’origine d’autres problèmes sociaux dans le pays. L’exode rural, c’est-à-dire l’expulsion des familles paysannes des zones rurales depuis le début du XXe siècle et qui se rendent en ville pour survivre, a fait basculer dans la pauvreté des milliers de personnes, abandonnant leurs terres pour se rendre dans la capitale, où n’abondent ni le travail industriel ni le travail tertiaire. À ce jour, le secteur informel dans la population active atteint 70 %. Seuls 20 à 25 % de la population ont accès à la sécurité sociale et à une véritable retraite.
Parallèlement aux changements économiques issus de l’après-guerre de 1870, un nouveau système politique s’est développé dans le pays, avec la création dans les années 1870 de deux partis politiques, l’Association républicaine nationale, mieux connue sous le nom de Parti Colorado, et le Centre démocratique, appelé plus tard Parti libéral (aujourd’hui connu sous le nom de Parti libéral radical authentique). Les deux forces politiques étaient composées de membres de la nouvelle élite économique et se sont partagé le pouvoir pratiquement depuis lors jusqu’à aujourd’hui.
Pendant l’hégémonie du Parti Colorado (1887-1904, 1947-2021) et l’hégémonie libérale (1904-1940), le même modèle économique a été défendu et développé : de grandes étendues de terre occupées par quelques entreprises, de grandes propriétés pour l’élevage du bétail, avec une production presque entièrement destinée à l’exportation. Cette situation s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui. Le Paraguay est aujourd’hui le quatrième exportateur mondial de soja, représentant plus de 1,5 milliard de dollars (2019), et figure parmi les vingt premiers exportateurs de viande au monde.
Dernières années
La démocratie et le respect des droits de l’homme n’ont commencé à être observés qu’en 1989, lorsque la dictature d’Alfredo Stroessner est tombée après plus de trente-cinq ans de pouvoir. Néanmoins, pendant les années libérales et les années Colorado, la répression des travailleurs, l’absence d’élections libres et la persécution des forces d’opposition ont aussi existé. On peut donc parler d’une dictature sous Stroessner, mais la période libérale ne peut pas être pour autant décrite comme une démocratie réelle.
Bien sûr, après 1989, l’État paraguayen a continué à commettre des abus, d’autant plus que même si Stroessner était tombé, le pouvoir est resté entre les mains du Parti Colorado, un parti véritablement hégémonique, dont les membres, au cours de ses décennies au pouvoir, ont su infiltrer l’État et créer un réseau clientéliste pour obtenir des emplois, des promotions ou des choses aussi simples que des médicaments ou des rendez-vous médicaux. Pendant longtemps, il était plus rapide d’aller voir une section locale du Parti Colorado pour obtenir un médicament, ou de l’aide dans un moment difficile, que de consulter les services de santé de l’État.
Cependant, avec l’avènement de la démocratie, le pays s’est ouvert, le débat s’est développé et la liberté d’expression s’est consolidée, même si, à ce jour, le respect du droit à la liberté d’expression pose toujours problème dans certaines régions du pays. Les premières victoires de la gauche et des progressistes sont arrivées, notamment à Asunción, la capitale, où Carlos Filizzola, un jeune médecin, dirigeant syndical, emporte la ville la plus importante du pays au terme des premières élections démocratiques de l’histoire du pays en 1991.
En 2008, dix-neuf ans après la chute de la dictature de Stroessner, c’est au tour du Parti Colorado de perdre, pour la première fois, une élection nationale. C’est ainsi qu’une coalition menée par l’ancien prêtre Fernando Lugo, proche de la gauche et allié au Parti libéral, remporte l’élection présidentielle, détrônant les « colorados », et inscrivant le pays dans la vague progressiste des années 2000 que connaissait alors l’Amérique latine.
Néanmoins, le gouvernement de Lugo, qui avait mis en avant certains sujets comme la santé publique pour tous, ou une renégociation du traité d’Itaipu4La centrale hydroélectrique d’Itaipu est la plus grande richesse que le Paraguay possède, en termes de transformation de la nature en richesse matérielle. Elle est située sur le fleuve Parana, et partagée entre le Paraguay et le Brésil, propriétaire de 50 % de l’énergie produite., ne dura que quatre ans5Le mandat présidentiel complet est de cinq ans, sans possibilité de réélection.. En 2012, le Congrès, contrôlé par le Parti Colorado et avec le soutien des libéraux, mène un processus d’impeachment, avec des arguments douteux et un très faible respect de l’État de droit. Ainsi, en à peine une semaine, la première expérience d’un gouvernement progressiste a pris fin après seulement quatre ans. Jusqu’en 2013, l’ancien vice-président libéral Federico Franco assure la présidence et, cette année-là, le Parti Colorado revient au pouvoir sous la direction de l’homme d’affaires du tabac Horacio Cartes. En 2018, le même parti remporte à nouveau l’élection présidentielle avec Mario Abdo Benitez, le fils du principal conseiller du dictateur Alfredo Stroessner.
La chute de Lugo intervient après un mandat extrêmement difficile, au cours duquel divers groupes de pouvoir, tels que certains médias et certaines élites économiques, se sont opposés aux réformes menées par le président, plutôt populaire dans les secteurs ruraux, mais aussi dans un contexte de « guerre froide » où le gouvernement était accusé de vouloir « instaurer un système socialiste », similaire à celui mené dans d’autres pays de la région comme la Bolivie, l’Équateur ou le Venezuela. En 2012, des paysans s’installent sur des terres de l’État qui étaient illégalement occupées par la famille Riquelme, l’une des familles ayant développé ses affaires pendant la dictature. Au cours de cet épisode confus, 11 paysans et 6 policiers qui tentaient de les expulser ont été tués. On n’a jamais su comment ce massacre s’est déroulé, le bureau du procureur ayant mené une d’enquête dans laquelle toute la responsabilité était attribuée aux paysans présents, bien qu’une enquête indépendante ait montré que cette hypothèse n’était pas viable6Ultima Hora, 2 octobre 2012. et que, en outre, la Cour suprême allait finalement disculpé les paysans accusés en raison de graves lacunes dans l’enquête du bureau du procureur.
Principaux défis du pays
2023 est une année décisive pour le Paraguay. Une élection présidentielle aura lieu, et le traité d’Itaipu doit être renégocié cinquante ans après sa signature. Le Parti Colorado, au pouvoir depuis 1947 (à l’exception de la période 2008-2013) est affaibli et divisé : l’ancien président Horacio Cartes a posé « quelques problèmes » à l’actuel président Abdo Benitez, avec des menaces de destitution et un chantage parlementaire avec des députés membres de son mouvement interne. À son tour, Abdo Benitez connaît un mandat présidentiel fragilisé par les activités politiques du clan de Cartes, et sous la pression de manifestations citoyennes massives en mars 2021, menées principalement par des secteurs de la jeunesse sous le slogan ANR Nunca Más (« Plus jamais le Parti Colorado »). Au niveau municipal, Abdo Benitez a été le premier président Colorado qui a dû gouverner au niveau national avec les trois principales villes du pays (Asunción, Ciudad del Este et Encarnación) aux mains de l’opposition, perdant même en 2018 Ciudad del Este, bastion historique du coloradisme.
En ce qui concerne la renégociation du traité d’Itaipu, bien que les détails soient déjà discutés, le symbolisme de l’élection d’un président Colorado au moment où le traité doit être resigné pourrait être défavorable au Parti Colorado, considéré comme l’organisation qui a « mis en marche » le premier traité en 1973, en pleine dictature de Stroessner. Si l’on ajoute à cela les mobilisations citoyennes qui montrent un mécontentement croissant à l’égard du pouvoir établi et la consolidation potentielle de l’opposition lors des élections municipales d’octobre 2021, le parti de la majorité pourrait être en difficulté en 2023.
Pour cela, il faut qu’un acteur soit capable d’attirer et d’unir l’opposition de gauche, les secteurs du Parti libéral opposés au Parti colorado, mais surtout la grande majorité des personnes, principalement les jeunes, qui ne s’identifie à aucun parti, mais qui manifeste de plus en plus leur mécontentement à l’égard du système actuel dans lequel l’égalité sociale, la santé et l’éducation publiques, et le sentiment de pouvoir progresser par le travail ne sont que des mots qui ne deviennent pas réalité.
- 1Augusto Roa Bastos, « Paraguay, Isla rodeada de tierra », El Correo de la UNESCO, 1977.
- 2Rafael Barrett est un écrivain espagnol qui a vécu plusieurs années au Paraguay, et a brillamment décrit la question sociale du pays, notamment dans son oeuvre El Dolor Paraguayo.
- 3Andrew Nickson, « Una historia olvidada, la matanza de Puerto Pinasco », Novapolis, 2013.
- 4La centrale hydroélectrique d’Itaipu est la plus grande richesse que le Paraguay possède, en termes de transformation de la nature en richesse matérielle. Elle est située sur le fleuve Parana, et partagée entre le Paraguay et le Brésil, propriétaire de 50 % de l’énergie produite.
- 5Le mandat présidentiel complet est de cinq ans, sans possibilité de réélection.
- 6Ultima Hora, 2 octobre 2012.