Pass culture : deux propositions pour mieux faire

Le Pass culture figure en bonne place dans la liste des questions qui fâchent. Novation essentielle, comme le pensent ses promoteurs, pour que tous aient une chance d’accéder à la totalité de l’offre culturelle, ou gadget dispendieux et inefficace comme affirment ses détracteurs ? Dans cette note, Jean-Marc Lauret*, membre de l’Observatoire de la culture de la Fondation Jean-Jaurès, fait le point sur son fonctionnement et ses objectifs tout en suggérant des voies nouvelles qu’il estime plus réalistes et plus efficaces.

Le Pass culture, qui devait être mis en place en octobre 2018, l’est depuis le 1er février 2019 à titre expérimental dans cinq départements – Bas-Rhin, Finistère, Guyane, Hérault et Seine-Saint-Denis – et auprès de 10 000 jeunes volontaires.

De quoi s’agit-il ?

Le Pass Culture est une application conçue sur le principe de la géolocalisation de l’offre culturelle proposée dans l’environnement dans lequel se trouve le détenteur de l’application. Une version web est prévue dans les territoires hors 4G. Les informations seront également accessibles dans les médiathèques. Les institutions culturelles doivent s’inscrire pour rendre accessible leur programmation dans l’application sur une plateforme dédiée. 

Question : Les jeunes et les moins jeunes ont-ils vraiment besoin de cette application pour prendre connaissance de la programmation des institutions culturelles situées dans leur environnement et, à plus forte raison, pour accéder aux commerces de biens culturels en ligne et aux plateformes de streaming ou de diffusion de vidéos à la demande (VAD) ? La première phase de l’expérimentation du Pass culture permettra d’obtenir rapidement la réponse à cette question.

Les algorithmes sont construits afin de proposer des recommandations destinées à encourager la diversification des choix d’achats : consommation de biens culturels, participation à des événements, accès à des pratiques artistiques.

Observation : Le projet vise ici à répondre au reproche fait aux algorithmes tels qu’ils sont conçus par les réseaux sociaux ou les entreprises commerciales sur Internet d’enfermer les consommateurs dans leurs pratiques habituelles de consommation.

Les algorithmes peuvent effectivement être conçus de façon à ouvrir le champ des possibles. On peut cependant craindre que seuls les individus gros consommateurs de culture et aux goûts éclectiques soient sensibles à cette ouverture. Il faut être singulièrement naïf pour imaginer qu’un jeune ou un moins jeune ayant acheté un billet pour assister à un concert de métal (ou de musique classique) et à qui l’application proposera un concert de musique classique (ou de métal) se dise : « Ah oui mais bien sûr je n’y avais pas pensé, voilà une proposition intéressante ! ».

L’application sera accompagnée de la mise à disposition aux jeunes de dix-huit ans d’un chèque virtuel de 500 euros utilisable au cours de l’année qui suit leur anniversaire. Sur cette somme, des plafonds de 200 euros de dépenses pour les achats numériques et de 200 euros pour les biens culturels ont été fixés pour favoriser les offres en présentiel, qu’il s’agisse de spectacles ou d’accès à des pratiques artistiques.

Observation : L’établissement de ces plafonds répond à la critique initialement opposée au projet consistant à réduire les pratiques culturelles à des pratiques consuméristes. Il ne prend en compte cette objection que très partiellement et ce d’autant que le plafond d’achat de biens culturels avait été fixé initialement à 100 euros. Ainsi un jeune de dix-huit ans pourra consacrer un total de 400 euros à l’achat d’abonnements à des plateformes de diffusion de biens culturels en ligne et à l’achat de livres, de DVD ou de CD. Il lui restera alors 100 euros pour accéder à un spectacle ou à une pratique artistique. Le Pass culture tel qu’il a été conçu tient pour acquis le primat des pratiques consuméristes (biens culturels en ligne notamment, streaming, abonnements à des services de VAD) sur la fréquentation des institutions culturelles et l’implication dans des pratiques artistiques.

Le Pass culture a été présenté comme un outil de démocratisation culturelle, comme le sont d’ailleurs d’une façon plus générale les politiques tarifaires des institutions culturelles qu’il s’agisse de la gratuité d’accès aux musées nationaux et de beaucoup de collectivités locales, des abonnements à tarif réduit pour les jeunes, etc., ou des dispositifs type carte culture mis en place par certaines collectivités territoriales (les régions notamment), parfois en partenariat avec les universités.

Observation : Cette présentation est d’une naïveté confondante. La possession du Pass culture ne peut, de toute évidence, constituer un outil de réduction de l’inégale répartition de l’offre culturelle sur le territoire national. On sait depuis longtemps que si les politiques tarifaires peuvent constituer un outil de démocratisation, elles ont pour principal effet, quand elles ne sont pas accompagnées d’une politique de formation et de conquête de nouveaux publics, d’intensifier les pratiques de fréquentation des institutions culturelles des gros consommateurs de culture.

En outre, et surtout, le Pass culture répond à une logique exactement opposée aux politiques d’élargissement des publics des institutions culturelles du spectacle vivant ou muséales conduites depuis des décennies. Là où l’abonnement vise non seulement à fidéliser un public mais aussi à lui permettre de découvrir des propositions vers lesquelles ses choix ne l’auraient pas d’emblée dirigé, le Pass culture, comme les cartes culture ou passeports culturels mis en place depuis plus de vingt ans, encourage le désabonnement et oriente les choix vers les propositions les moins risquées, les plus attendues, les « locomotives » des programmations, celles dont on sait qu’elles seront accompagnées d’un succès public assuré.

La possibilité d’utiliser le chèque virtuel de 500 euros est ouverte pour un an seulement aux jeunes âgés de dix-huit ans.

Observation : Ce « cadeau » offert par l’État pourrait avoir un sens s’il était la « conclusion » des propositions de rencontre avec les œuvres, les artistes, d’initiation à des pratiques artistiques à l’école, au collège et au lycée et s’il s’inscrivait dans une politique ambitieuse d’action culturelle à l’université et de reconnaissance du droit à la formation culturelle tout au long de la vie. On en est loin, très loin. Il s’agit aujourd’hui au mieux d’un gadget au coût particulièrement dispendieux.

Le coût annuel global du projet a été évalué à 400 millions d’euros dont 20% devait être apporté par l’État (par le biais du ministère de la Culture), le reste étant financé par les GAFA. Les 80% restants devraient être constitués de « dons en nature » (places et abonnements gratuits pour 50% du coût total) provenant des institutions culturelles et du mécénat (à hauteur de 20 ou 30%). Autrement dit, l’État s’engage à mettre en place un Pass culture mais renvoie sur d’autres la responsabilité de le financer.

Observation : L’incertitude qui persiste deux ans après l’élection d’Emmanuel Macron sur le financement du projet laisse planer un sérieux doute sur sa soutenabilité. Les GAFA ayant manifesté l’enthousiasme que l’on sait, il est loin d’être certain que les institutions culturelles qui ont déjà mis en place depuis longtemps des politiques tarifaires adaptées au public des jeunes de l’âge concerné par le Pass culture s’impliquent davantage qu’elles le font aujourd’hui.

Le Pass culture risque de se révéler assez vite être l’archétype de la fausse bonne idée, annoncée sans étude d’impact préalable le temps d’une campagne électorale. Le Pass culture est un engagement présidentiel dont la responsabilité du financement est transférée de l’État qui en est l’initiateur aux institutions culturelles et au secteur privé.

Pour une alternative au Pass culture

On ne reviendra pas sur la nécessité de mettre en œuvre une politique ambitieuse en matière d’éducation artistique et culturelle de la petite enfance aux années de formation universitaire et professionnelle. Elle constitue l’axe central de toute politique visant à permettre à chacun d’exercer ses droits culturels en se libérant des comportements consuméristes pulsionnels générés par les industries culturelles. Elle devrait en particulier prendre en compte les pratiques de fréquentation d’Internet par les adolescents en créant une offre culturelle numérique éditorialisée adaptée et ne pas laisser aux GAFA le monopole de la présentation des programmes « tête de gondole » sur Internet.

La recherche d’une alternative doit privilégier deux objectifs parmi ceux affichés par le Pass culture : encourager la découverte de la diversité des langages et des formes artistiques et permettre à chacun d’accéder à des pratiques artistiques. Elle doit concerner l’ensemble de la population et non les seuls jeunes âgés de dix-huit ans.

Elle doit également s’appuyer sur les acquis des politiques conduites depuis des décennies par les institutions culturelles, notamment en matière de fidélisation des publics et d’incitation à la découverte. En dépit de l’échec relatif des politiques de démocratisation culturelle, l’abonnement reste aujourd’hui l’outil le plus performant.

Première proposition

Si l’un des objectifs que tente d’atteindre le Pass culture est d’ouvrir les goûts de chacun à la diversité des langages et des formes esthétiques, et si la preuve est faite qu’un algorithme même bien conçu ne peut constituer à lui seul le vecteur de l’encouragement à cette ouverture, prenons appui sur les politiques d’abonnement pratiquées par les institutions du spectacle vivant comme les musées. Il est possible, en greffant à ces abonnements un « passeport découverte », d’offrir la possibilité d’accéder gratuitement, ou à un tarif très réduit, à un spectacle ou à une exposition proposés par un nombre limité d’institutions culturelles et orientés vers la découverte de propositions artistiques et culturelles « risquées » et « innovantes » (à l’exception des locomotives des saisons des institutions du spectacle vivant ou des expositions assurées du succès public). Bien entendu, cette proposition doit être faite à tous, tout au long de la vie. Elle ne génère aucune dépense supplémentaire pour les finances publiques, les institutions culturelles concernées étant impliquées selon le principe de la réciprocité.

Deuxième proposition

La reconnaissance des droits culturels des citoyens, désormais inscrite dans la loi (article 103 de la loi NOTRe du 7 août 2015), doit conduire à interroger les conditions de mise en œuvre concrète des modalités d’exercice de ce droit et en particulier du droit à bénéficier d’une offre de formation artistique et culturelle tout au long de la vie.

La définition des modalités concrètes de financement et de mise en œuvre de ce droit devrait constituer un enjeu politique majeur dans une société dite de la connaissance, où l’acquisition de l’aptitude à apprendre tout au long de la vie constitue un enjeu supérieur à la maîtrise de savoirs spécifiques à un domaine particulier et participe de l’épanouissement personnel.

L’état des lieux

Le Code de l’éducation (L 122-5 et L 123-4) donne une définition très large du champ des formations relevant de l’éducation permanente ou de la formation continue, incluant des formations à caractère culturel et une conception très étendue des publics qui peuvent en bénéficier, intégrant les adultes qui ne sont pas ou ne sont plus engagés dans la vie active. Cependant, le Code du travail, qui fixe les modalités d’organisation et de financement de ce droit, limite le bénéfice du droit à la formation continue aux personnes en activité, aux demandeurs d’emploi ou aux jeunes adultes en voie d’insertion professionnelle. En outre, les critères d’attribution des financements des activités de formation continue étant définis soit par les employeurs dans le cadre des plans de formation des entreprises, soit par les partenaires sociaux dans le cadre des commissions paritaires nationales pour l’emploi et la formation et des Organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA), le champ des formations prises en compte est réduit aux actions à finalité professionnelle explicite, y compris lorsqu’elles sont suivies dans le cadre d’un congé individuel de formation. La réforme de la formation professionnelle, notamment le transfert de la compétence en matière de définition des contenus de formation aux branches professionnelles, ne fait qu’entériner la limitation des choix de formations à celles qui ont une finalité professionnelle explicite.

C’est donc à chacun que revient de financer sa participation à une activité de formation artistique ou culturelle, son inscription à une école de musique, de danse, d’art dramatique ou d’arts plastiques, à un stage de photographie, à des cours d’histoire de l’art ou à toute autre formation de pratiques artistiques amateur, posant par là même la question de l’égalité d’accès à ces formations. Il existe cependant une exception notable à ce principe : les cours donnés à domicile bénéficient des dispositions de la loi du 26 juillet 2005 sur les services à la personne (réduction d’impôt ou crédit d’impôt, exonération de certaines charges sociales, paiement par Chèque emploi service universel), les publics les plus favorisés socialement et culturellement étant de fait les seuls à en bénéficier.

Là où l’employeur est en première ligne dans le financement de la formation professionnelle continue, Pôle Emploi et les régions dans le financement de la formation professionnelle des publics précaires ou demandeurs d’emploi, il faut trouver d’autres modes de financement public à la formation culturelle tout au long de la vie.

Le dispositif le plus simple à mettre en œuvre pour rendre possible un égal accès de tous à l’exercice de ce droit pourrait être de généraliser les dispositions dont bénéficient les cours particuliers à domicile, à la participation aux formations artistiques et culturelles visant à l’épanouissement personnel, dans les mêmes limites et sous réserve qu’elles soient dispensées par un organisme agréé par le ministère chargé de la Culture. Et, pour éviter d’apparaître comme l’ouverture d’une nouvelle « niche fiscale » permettant aux plus riches de diminuer leur impôt sur le revenu, cette disposition doit être accompagnée d’un plafonnement (à 10 000 euros, par exemple) des réductions d’impôts dont les contribuables peuvent bénéficier. Elle doit, en outre, pouvoir donner lieu à l’ouverture d’un crédit d’impôt pour les foyers fiscaux qui ne paient pas l’impôt sur le revenu.

La mise en œuvre concrète du droit à la formation culturelle tout au long de la vie pourrait, de plus, permettre d’équilibrer les deux pôles de structuration des politiques publiques de la culture, le soutien à la création artistique et le soutien à la formation des publics. Le déséquilibre entre ces deux volets essentiels d’une politique publique de la culture est diagnostiqué depuis longtemps comme la principale cause de l’échec relatif des politiques de démocratisation culturelle.

* Jean-Marc Lauret est inspecteur honoraire de la Création, des Enseignements artistiques et de l’Action culturelle. Après avoir dirigé le département de l’Éducation artistique et culturelle et de l’Enseignement supérieur au ministère de la Culture et de la Communication, il a terminé sa carrière à l’Inspection générale des Affaires culturelles. Il a publié aux éditions de l’Attribut en 2014 un essai intitulé L’Art fait-il grandir l’enfant ? Essai sur l’évaluation de l’éducation artistique et culturelle.

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