À l’approche de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre, la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) se sont associées pour une série de publications sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Dans cette première note, Margot Giacinti, doctorante en science politique à l’ENS de Lyon et attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Lyon-2, revient sur l’histoire du concept de féminicide dans le monde et sur la nécessité de nommer le féminicide pour mieux lutter contre les violences sexistes et sexuelles.
Élu mot de l’année en 2019 par le dictionnaire Le Petit Robert, le terme « féminicide » semble désormais durablement inscrit dans le paysage français et international, et se trouve utilisé dans des domaines aussi différents que le champ politique, les médias, ou encore la sphère du droit. On a pu ainsi l’entendre en 2018 lors de l’allocution du président de la République Emmanuel Macron à la 73e Assemblée générale des Nations unies et, plus récemment et de façon répétée, par son gouvernement, notamment via les interventions de Marlène Schiappa, ancienne secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, lors du Grenelle des violences conjugales de l’automne 2019. Dans le cadre de leur alliance globale Spotlight Initiative, l’Union européenne et les Nations unies annonçaient notamment un investissement de pas moins de 50 millions d’euros afin de mettre un terme à ce fléau en Amérique latine.
Dans la presse, c’est au tournant de l’année 2018-2019 que le mot a pris de l’ampleur dans l’espace médiatique français. Une rapide étude des occurrences du mot « féminicide » dans la base de données Europresse prouve l’utilisation exponentielle du terme, qui passe en 2017 de quelque 180 occurrences à plus de 400 en 2018 pour en arriver à presque 5000 en 2019. Enfin, les débats quant à la juridicisation du terme interrogent aussi le caractère importun de la création d’une qualification pénale de féminicide. Cette diffusion foncièrement internationale du terme ainsi que les discussions qui lui sont rattachées participent de la construction d’un nouveau problème public et conduisent à réfléchir à la notion de féminicide. De quelle manière définir ce terme et comment délimiter les faits sociaux qu’il désigne ? Quel impact la définition a-t-elle dans la manière dont le problème public se construit ? Comment les mobilisations collectives de lutte contre les violences ont-elles mis en lumière les différentes manifestations du fait social ? Enfin, quels sont les débats et les enjeux contemporains qui restent en suspens dans la prévention du féminicide ?
Nommer et définir le féminicide pour mieux l’identifier
L’arrivée massive sur la place publique de considérations à l’égard du féminicide fait parfois oublier que le terme et sa conceptualisation se sont construits lentement. Souvent considérée comme un phénomène récent, cette publicisation masque les engagements radicaux des féministes depuis le XIXe siècle en Europe pour dénoncer les violences faites aux femmes et le traitement judiciaire et médiatique qui s’ensuit. Pour ne citer que deux exemples, la féministe anglaise Florence Fenwick Miller dénonçait par voie de presse, en 1888, la représentation médiatique des crimes dits de Jack l’Éventreur. Elle alléguait en effet que ces meurtres n’étaient pas de simples homicides mais des « tueries de femmes » (« womenkilling ») et qu’ils n’étaient pas de nature différente que toutes les autres formes de violences masculines subies par les femmes (Walkowitz, 1982). À la même période, Hubertine Auclert, féministe et figure centrale du mouvement suffragiste, était l’une des premières en France à utiliser le mot « féminicide » dans une dimension féministe et sociologique. L’apport original d’Hubertine Auclert était alors d’analyser ce fait social de manière plus large que le seul meurtre de femmes. En effet, en plus des meurtres effectifs, elle considérait que les morts des femmes résultant d’inégalités socio-économiques, comme la misère liée à un divorce, constituaient des pratiques « féminicides » (Giacinti, 2020). Les occurrences de « féminicide » (et ses variantes orthographiques « fémicide« et « femmicide« , dont certaines existent depuis le XVIIe siècle) restent cependant marginales.
La redécouverte du fait social qu’est le féminicide, accompagnée de sa conceptualisation féministe contemporaine, s’opère au cœur des années 1970, par le biais des organisations féministes, notamment des Mouvements de libération des femmes. Dès le début, le processus de définition et de conceptualisation du terme est résolument collectif, féministe et international. Le rôle du Tribunal international des crimes contre les femmes (International Tribunal on Crimes Against Women), qui a lieu du 4 au 8 mars 1976 à Bruxelles, est essentiel, puisqu’il permet la mise en commun des expériences de violences commises à l’égard des femmes (Russell et Van de Ven, 1976). Cet événement, resté jusqu’à aujourd’hui peu connu, rassemble en effet plus de deux mille femmes de quarante pays. La non-mixité est votée au premier jour de l’événement : elle permet aux participantes la mise en commun des oppressions vécues et la constitution d’un savoir partagé. C’est à cette occasion que le féminicide est inscrit dans le continuum de la violence sexuelle (Kelly, 1988), en ce qu’il constitue l’une des manifestations possibles des violences faites aux femmes par les hommes. La tenue du Tribunal permet aux militantes de se rencontrer et de consolider la lecture structurelle de la violence patriarcale, en mettant en lumière l’existence d’une justice à double vitesse, niant les implications de genre et les inégalités genrées du traitement judiciaire. Au milieu des années 1970, certaines manifestations de la violence sont des sujets déjà traités par les mouvements féministes, comme en témoignent les débats sur le mariage forcé ou le viol. D’autres violences, comme les violences médicales et gynécologiques ou la stérilisation forcée, sont considérées comme de nouveaux sujets, attisant ainsi le potentiel précurseur et subversif de l’événement. C’est dans ce cadre qu’est employé pour la première fois le concept de femicide par une chercheuse sud-africaine, Diana E. H. Russell, lors de la commission portant sur les meurtres de femmes. Dans le compte-rendu des débats de la commission, elle écrit ainsi : « Nous devons prendre conscience qu’un grand nombre d’homicides sont en fait des féminicides. Nous devons reconnaître les dimensions politico-sexuelles du meurtre [sexual politics of murder]. Des bûchers de sorcières dans le passé aux pratiques plus récentes d’infanticides féminins répandues dans beaucoup de sociétés et aux meurtres de femmes pour “l’honneur”, nous réalisons que le féminicide existe depuis longtemps. Mais puisqu’il implique de simples femmes, il n’y avait pas de mot jusqu’à ce que Carol Orlock invente le mot “féminicide” » (Russell et Van de Ven, 1976). Le terme femicide en anglais est traduit par le terme français « féminicide », qui s’est progressivement imposé par la suite en France.
Troisième étape dans la conceptualisation du terme, Diana Russell, accompagnée de la sociologue Jill Radford, codirigent en 1992 l’ouvrage Femicide: the Politics of Woman Killing (« Féminicide : les implications politiques du meurtre de femmes ») et définissent le féminicide comme « l’assassinat misogyne des femmes par les hommes » (Radford et Russell, 1992). Cette élaboration collective témoigne de la volonté de créer une terminologie capable de rendre compte des facteurs de genre à l’œuvre dans les cas spécifiques d’homicides de femmes. Le concept de féminicide propose donc d’appréhender ces phénomènes par le prisme du sexe et du genre de la victime, ces variables conditionnant, selon les autrices, la violence extrême subie. Récusant les catégories de « crime passionnel » ou de « crime d’honneur » utilisées pour décrire et qualifier ces homicides dans la presse ou les procès, les autrices postulent que ces meurtres de femmes en raison de leur sexe ne peuvent être saisis que par une terminologie qui rende manifestes les variables qui déterminent le crime. C’est pourquoi les faits identifiés comme des féminicides par Radford et Russell sont multiples, et pour cause : les autrices veulent en effet démontrer que si les femmes et les hommes ont des vies très différentes, c’est également le cas quand il s’agit de s’intéresser à la manière dont ils et elles meurent et dont ils et elles sont tués. Parmi les faits mis en évidence dans l’ouvrage, on peut citer les chasses aux sorcières du XIVe au XVIIe siècle en Europe, les suicides forcés de veuves en Asie du Sud-Est (sati ou suttee), les crimes conjugaux ou intimes, dans lesquels victime et meurtrier ont entretenu un lien intime et/ou amoureux, les meurtres de femmes ayant refusé des avances sexuelles, les lesbicides ou meurtres de femmes lesbiennes, les féminicides racistes dans lesquels les motivations de l’auteur sont à la fois sexistes et racistes, ainsi que les néonaticides et infanticides sexo-sélectifs, dans lesquelles les petites filles sont tuées à la naissance ou très jeunes. Elles ajoutent également à cette liste toutes les situations dans lesquelles les femmes pâtissent de l’exercice de leurs droits en matière de libre disposition de leur corps, comme quand elles meurent des suites d’un avortement clandestin. Enfin, en 2001, Diana Russell redéfinit le féminicide comme l’assassinat d’une ou de plusieurs femmes par un ou plusieurs hommes, et ce parce qu’elles sont femmes. C’est cette définition qui sera adoptée par la suite.
L’ouvrage Femicide: the Politics of Woman Killing est traduit en espagnol en 2006 sous le titre Feminicidio. La politica del asesinato de las mujeres par Marcela Lagarde, anthropologue et féministe mexicaine. À partir de l’expérience du terrain mexicain, Marcela Lagarde complète la définition en y ajoutant l’inaction et l’impunité de l’État comme mécanisme central favorisant la perpétration des féminicides. Ces meurtres de femmes parce qu’elles sont femmes se caractérisent donc également par l’absence de mesures de l’État pour protéger les femmes victimes de violences et/ou pour poursuivre efficacement leur meurtrier (Devineau, 2012 ; Lapalus, 2015 ; Falquet, 2016).
La diffusion de ce terme, sous la forme feminicidio ou femicidio dans d’autres États d’Amérique latine et centrale (Costa Rica, Guatemala, Brésil, etc.) conduit à une prise en considération plus aiguë du problème, notamment dans le monde francophone, par le terme « féminicide ». 2007 marque le début d’un processus de reconnaissance du féminicide, les premiers pays commençant à légiférer en la matière, tandis que les mobilisations féministes accélèrent l’internationalisation de la question.
Mobilisations féministes et internationalisation de la question des féminicides
Un an après la traduction de l’ouvrage et sous l’impulsion de Marcela Lagarde et des féministes, le Mexique adopte une loi dans laquelle est incluse la notion de « violence féminicide », définie à l’article 21 comme une « forme extrême de la violence sexiste contre les femmes, résultant de la violation de leurs droits humains, dans les sphères publique et privée, engendrée par une série de comportements misogynes qui peuvent impliquer l’impunité sociale et celle de l’État, et pouvant déboucher sur un homicide et d’autres formes de morts violentes de femmes ». La même année est votée, au Costa Rica, un article de loi qui punit d’un emprisonnement de vingt à trente-cinq ans de prison « quiconque tue une femme avec qui il maintient une relation de mariage, d’union déclarée ou non ». Entre 1999 et 2006, plus de 6000 cas de féminicides avaient été comptabilisés au Mexique (Parlement européen, résolution 2007/2025(INI)). Pendant plus de vingt ans, les féministes se sont mobilisées au Mexique pour dénoncer les violences faites aux femmes et en particulier les féminicides, notamment lors du 25 novembre – journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes instaurée en commémoration de l’assassinat des trois sœurs Mirabal en République Dominicaine en 1960 – et lors du 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Ces occasions ont permis de populariser le slogan Ni una menos (« Pas une de moins »), inspiré du nom du mouvement social argentin contre les féminicides. Pour autant, les chiffres des féminicides au Mexique sont en constante augmentation. En 2019, le comptage des organisations féministes relevait plus de 3825 femmes victimes de féminicides au Mexique, soit une moyenne de dix par jour (Le Monde, 22 septembre 2020). Toutefois, seuls 976 cas avaient été reconnus comme féminicides par les autorités. S’il est impossible de déterminer une seule cause à ces augmentations, il est important de souligner le faible taux de condamnations au Mexique, tout crime confondu, et le dysfonctionnement de la justice mexicaine en matière de violences faites aux femmes, malgré la loi de 2007 et la modification du code pénal fédéral en 2012 sanctionnant le féminicide de quarante à soixante ans de prison (art. 325). Les inégalités socio-économiques sont par ailleurs reconnues comme une cause structurelle de ces violences, puisqu’elles précarisent les femmes et les mettent en situation de vulnérabilité accrue. Qui plus est, il a déjà été constaté dans la première moitié de 2020 et en comparaison avec 2019 une augmentation significative du nombre de féminicides pendant la première vague de la pandémie de Covid-19 (Le Monde, 22 septembre 2020). Des hausses ont été constatées dans d’autres pays d’Amérique latine et centrale, comme au Brésil, où les féminicides ont progressé de 12% en 2019, et ce, bien que de nombreux États (Nicaragua, Argentine, Guatemala, Pérou, etc.) aient légiféré pour punir et prévenir les féminicides. Ainsi, il apparaît que la seule reconnaissance institutionnelle du féminicide, sans transformation profonde de l’organisation socio-économique, ne soit pas suffisante pour résoudre le problème de la violence machiste. Par ailleurs, les augmentations du nombre de féminicides ont eu un effet important sur les mobilisations, radicalisant et renouvelant les modes d’action et d’organisation des groupes féministes, comme en témoigne la constitution de black blocs féministes, les destructions d’un commissariat en août 2019 à Mexico ou encore la pratique du « scratche », dénonciation publique d’agresseurs par la diffusion de leur identité dans des lieux qu’ils fréquentent (Lapalus, 2017).
La constitution de cette dynamique féministe autour du problème des féminicides a eu un effet considérable sur l’internationalisation de la question, dans les organisations internationales et en Europe. En 2012, à l’occasion d’un colloque auquel Diana Russell était conviée, l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) se saisissaient de la problématique, amenant à la déclaration de Vienne contre les féminicides et à la publication d’un document visant à dresser un panorama de l’état des connaissances sur le féminicide. Cette fiche d’information, intitulé « Fémicide », présente les manifestations diverses que peuvent prendre les féminicides et les classent en quatre grandes familles : les féminicides intimes, c’est-à-dire les féminicides dans lesquels victime et agresseur ont eu une relation intime et/ou amoureuse, les féminicides non intimes, dans lesquels victime et agresseur n’ont pas de relation intime, les crimes d’honneur, dans lesquels la victime est tuée parce qu’elle est perçue comme ayant transgressé une règle impliquant l’honneur de sa famille (par exemple, parce qu’elle est tombée enceinte hors du mariage, ou parce qu’elle a été violée), et enfin les crimes liés à la dot, dans lesquels les femmes sont tuées, notamment brûlées vives, parce que leur belle-famille considère qu’elles n’ont pas apporté une dot suffisante.
Cette internationalisation progressive a naturellement eu des répercussions dans les pays européens. En Espagne, pays précurseur en matière de législation contre les violences faites aux femmes du fait de la loi cadre de 2004, souvent présentée comme une « loi d’avant-garde » parce qu’elle reconnaît la violence spécifique faite aux femmes et cherche à lutter contre elle de manière transversale (Casas Vila, 2017), on a pu observer des mobilisations féministes sans précédent contre les violences faites aux femmes. Ces mobilisations ne sont pas sans rappeler les dynamiques militantes d’Amérique latine et centrale : en témoignent la grève de la faim de 2017 conduite par des militantes féministes contre les féminicides et le « terrorisme machiste » (Le Monde, 8 mars 2017) ou encore l’action des 739 croix de 2018, lors de laquelle les féministes avaient construit un cimetière éphémère, chaque croix représentant une femme tuée par son conjoint ou son ex-conjoint. Aujourd’hui, il n’existe pas de loi spécifique sur le féminicide, peut-être en raison des chiffres. En effet, on observe depuis le passage de la loi de 2004 et des aménagements en découlant une baisse du nombre officiel de féminicides en Espagne de 71 en 2003 à 47 en 2018. Ce chiffre est cependant contesté par les associations de comptage féministes, notamment le site feminicidio.net, qui comptabilise quant à lui 98 féminicides en 2018. Cette différence s’explique notamment par le périmètre de la définition retenue : les chiffres officiels ne prennent pas en compte les féminicides qui ne sont pas le fait d’un conjoint ou un ex-conjoint, comme par exemple les féminicides non intimes, les féminicides par un membre de la famille ou encore les néonaticides et les infanticides sexo-sélectifs.
En Italie, il a fallu attendre 1981 pour que soit abrogé le delitto d’onore (« délit d’honneur »), qui permettait à l’époux d’obtenir une peine de prison atténuée s’il avait tué son épouse adultérine ou l’amant de celle-ci. Dans le courant de l’année 2013, le pays a promulgué une série de lois connues comme « lois sur le féminicide », bien que le mot n’y figure pas, visant à punir plus sévèrement les crimes conjugaux et à introduire des mesures préventives visant à la protection des potentielles victimes. En 2018, le Sénat a institué une commission d’enquête sur le féminicide, chargée de mettre en œuvre la Convention d’Istanbul sur la prévention de la violence contre les femmes et la lutte contre la violence domestique de 2011. La mission de cette Commission était de mettre sur pied des plans de lutte contre les nombreuses violences faites aux femmes. Les chiffres officiels italiens, proches des chiffres évoqués pour la France, font en effet état de 142 femmes tuées en 2018 et de 92 en 2019. Depuis 2015, le site inquantodonna.it, qui se présente comme un observatoire du féminicide en Italie, liste et présente les victimes de féminicides. En 2019, l’Italie a fait voter la loi n°69 du 19 juillet 2019, dite « loi du Code rouge », modifiant le code pénal et le code de procédure pénale en matière de protection des victimes de la violence domestique et sexiste. Cette loi a, entre autres, pour objectif d’accélérer la transmission du dossier de la police judiciaire vers le procureur et de réduire ainsi les délais de traitement du cas par le procureur à trois jours : la lenteur du traitement, dénoncée par les associations féministes, a en effet été jugée comme une variable déterminante dans les affaires de féminicides dans lesquelles la victime avait fait des signalements à la justice.
En France, c’est l’année 2014 qui paraît significative pour la diffusion du terme « féminicide », du fait de deux événements. D’abord, le terme apparaît dans Le Petit Robert, pour désigner « le meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe » (Le Petit Robert, 2014). Ensuite, l’association Osez le féminisme ! lance une campagne « Reconnaissons le féminicide dans la loi » qui demande au gouvernement, d’une part, de désigner comme féminicides ces crimes machistes et, d’autre part, de créer une qualification pénale de féminicide dans le code pénal, en arguant qu’un nombre considérable de pays d’Amérique latine et centrale ont déjà fait entrer la notion dans leur code pénal. En s’inspirant des décomptes latino-américains et américains, le collectif Féminicides par compagnons ou ex a commencé en 2016 un comptage des féminicides intimes et conjugaux. Son action a permis de sensibiliser le public à la notion et de faire état d’un chiffre plus élevé de féminicides que ceux comptabilisés par la Délégation aux victimes (DAV), service policier chargé du comptage des « morts violentes entre conjoints » et produisant un rapport annuel sur ces faits. Outre les désaccords à propos du nombre de victimes, il faut mettre en évidence des différences de posture quant à la manière d’appréhender ces crimes. Les enquêtes menées par la DAV n’ont, en effet, pas vocation à étudier spécifiquement les féminicides et mettent en regard de manière symétrique les meurtres d’un conjoint sur l’autre conjoint, quel que soit le sexe de l’auteur et quel que soit le sexe de la victime, suggérant que le genre des auteurs n’est pas un critère pertinent pour analyser le crime. À l’inverse, le collectif Féminicides par compagnon ou ex, qui élabore un comptage spécifique des féminicides, prend pour point de départ une asymétrie dans la perpétration de ces crimes : les féminicides, en tant que violences intégrées au continuum des violences, diffèreraient dans leur nature puisqu’ils seraient l’expression du rapport de domination des hommes sur les femmes. Dans cette perspective, les femmes sont tuées parce qu’elles sont placées dans une position de vulnérabilité structurelle, les rendant plus aisément « tuables ». Analysant les points communs entre les situations dans lesquelles s’est déroulé le crime, le collectif Féminicides par compagnon ou ex a ainsi permis de mettre en lumière des déclencheurs structurels de ces meurtres : à titre d’exemple, un certain nombre de femmes ont pu être tuées lors d’une phase de séparation avec leur conjoint. De même, on a pu constater qu’un nombre non négligeable de victimes étaient des femmes âgées de plus de 65 ans : en 2019, elles représentaient une victime de féminicide sur cinq. Cette donnée, rendue publique dans la presse, resterait à étudier de plus près, mais elle a étonné, puisque cette catégorie d’âge est sous-représentée dans les statistiques d’homicides, autant du côté des auteurs que des victimes. Les analyses des féminicides ont cependant fait état d’un entremêlement de problématiques dans lesquelles le genre joue un rôle central. Ainsi, les enquêtes ont pu mettre en évidence que certaines femmes étaient victimes de longue date de violences conjugales ; parmi elles, certaines ne pouvaient quitter leur domicile en raison d’un revenu trop faible ou inexistant, marqueur des inégalités socio-économiques qui touchent toujours les femmes en France actuellement.
Après trois années de comptage bénévole, le collectif Féminicides par compagnon ou ex s’est créé en association en 2019 sous le nom d’Union nationale des familles de féminicide (UNFF). L’association demande l’inscription du terme « féminicide » dans le code pénal et, pour les auteurs de féminicides, la généralisation de la mise en place du bracelet anti-rapprochement ou encore la suspension de l’autorité parentale et/ou la déchéance de paternité. Pour le cas français, on peut ajouter que la prise de conscience de l’importance des féminicides sur le territoire national a été également favorisée depuis 2019 par les collages contre les féminicides, d’abord à Paris puis dans un certain nombre de grandes et moyennes villes françaises. Sur les murs de ces villes, on a ainsi pu voir fleurir ces collages en majuscules noires sur fond blanc, porteurs de slogans forts, tels que « Aux femmes assassinées, la patrie indifférente », « Féminicides : on ne veut plus compter nos mortes » ou encore « Nous sommes le cri de celles qui n’en ont plus ». Le mot d’ordre d’origine latino-américaine « Pas une de moins » a également été repris lors de larges manifestations féministes, à l’instar de la manifestation historique du 23 novembre 2019 à Paris, coordonnée entre autres par le collectif #NousToutes. Celle-ci avait rassemblé près de 49 000 personnes, au moment où se terminait le Grenelle des violences conjugales ouvert le 3 septembre 2019, journée de campagne pour le numéro d’écoute national gratuit à destination des femmes victimes de violences (3919).
Plus récemment, depuis septembre 2020, ce sont les militantes féministes d’Algérie qui se sont mobilisées, à la suite de plusieurs féminicides d’une grande violence qui ont marqué le pays. Le 15 octobre 2020, une vingtaine de comédiennes algériennes ont ainsi lancé une campagne « Unis contre les féminicides » pour lutter contre les violences faites aux femmes en Algérie, dont il n’existe à l’heure actuelle pas de statistiques officielles. En 2019, les comptages officieux faisaient état de 75 féminicides, chiffre largement sous-évalué selon les militantes féministes algériennes.
Prévenir les féminicides : débats contemporains et questions en suspens
L’internationalisation de la question des féminicides a permis de mettre en lumière les problématiques afférentes à la prévention des féminicides et des violences contre les femmes. Toutefois, les nombres de cas restent importants et plusieurs questions demeurent.
Tout d’abord, l’un des enjeux majeurs concerne le domaine du droit. En effet, la question de la qualification pénale du féminicide est une revendication ancienne et partagée des féministes, en Amérique latine et centrale comme en Europe. Très récemment en France, cette question a provoqué un débat, opposant les juristes a priori favorables à cette qualification juridique et les juristes tout à fait défavorables à ce projet. Pour les premières, comme Diane Roman, Catherine Le Magueresse, Elisa Leray ou encore Elda Monsalve, une telle qualification permettrait de nommer le crime, donc de le reconnaître, et de favoriser un traitement effectif de la question des violences à toutes les échelles de l’enquête, en en faisant une infraction spécifique, non systématiquement ancrée dans la question conjugale. Par ailleurs, ces juristes soulignent que le droit international et le droit européen, dans un processus global de reconnaissance du féminicide, encouragent depuis plusieurs années les États à « qualifier juridiquement de “féminicide” tout meurtre de femme fondé sur le genre et à élaborer un cadre juridique visant à éradiquer ce phénomène » (Le Magueresse, 2019 ; Parlement européen, 2014). Fondamentalement opposés à ce projet, d’autres juristes, tels que Clarisse Serre et Charles Evrard, considèrent que le substantif « féminicide » est un terme politique et militant qui ne prend pas assez en compte les situations individuelles. Selon eux, il constitue en outre une atteinte au principe d’égalité incompatible à leurs yeux avec le principe d’universalisme du droit et d’égalité des citoyens devant la loi pénale (Evrard et Serre, 2019). Cette allégation est contestée par Catherine Le Magueresse et Diane Roman, qui affirment que distinguer pénalement peut se faire sans enfreindre le principe d’égalité, comme c’est d’ailleurs déjà le cas dans le droit pénal français, par exemple dans le cas de la grossesse, qui constitue déjà l’une des circonstances aggravantes possibles en cas d’homicide. Témoin de la difficulté que représente pour les juristes le féminicide comme manifestation du rapport de domination hommes-femmes, le débat sur la qualification pénale est toujours ouvert. Plusieurs options pourraient être envisagées en matière de juridicisation, parmi lesquelles la création d’une infraction pénale autonome associée à des circonstances aggravantes spécifiques – proposition de l’ONU Femmes France –, qui aurait pour effet de créer, comme c’est déjà le cas pour le harcèlement, des circonstances aggravantes indétachables de l’infraction (ONU Femmes France, 2020). D’autres solutions existent : par exemple, une meilleure application des circonstances aggravantes liées au sexe ou liées au couple déjà en vigueur, mais sans reconnaissance du terme « féminicide ». En effet, tandis que le code pénal de 1994 prévoit des circonstances aggravantes pour des actes commis par le conjoint ou le concubin de la victime, la loi du 27 janvier 2017 prévoit, entre autres, une circonstance aggravante « à raison du sexe » dans des cas où la peine ne serait déjà pas aggravée par le fait que l’auteur du crime est le conjoint, le concubin ou le partenaire de PACS de la victime (Syndicat de la magistrature, 2020). Néanmoins, au début de l’année 2020, la mission d’information parlementaire chargée de traiter cette question spécifique et présidée par la députée LREM Fiona Lazaar, vice-présidente de la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale, a décrété qu’il serait inutile d’intégrer le féminicide au code pénal, considérant que l’arsenal législatif pour lutter contre les violences était déjà suffisant en la matière et craignant qu’une telle infraction soit jugée anticonstitutionnelle au motif qu’elle porterait atteinte à l’égalité entre les citoyens et l’universalisme du droit. Côté européen, il convient de citer la nouvelle « Stratégie de l’UE en faveur de l’égalité hommes-femmes 2020-2025 » dans laquelle la Commission européenne souhaite ajouter certaines formes de violences sexistes et sexuelles à la liste des domaines de criminalité sur lesquels elle a compétence.
Si la proposition de création d’une infraction pénale de féminicide, mesure attendue du Grenelle des violences conjugales et soutenue par des associations féministes dont l’UNFF, n’a pas été retenue, d’autres annonces en matière de lutte contre les violences faites aux femmes doivent désormais faire l’objet de débats législatifs, en vue de mesures spécifiques, à partir de 2020. Parmi ces mesures, on peut citer la généralisation des mesures techniques déjà existantes, comme le bracelet anti-rapprochement ou le téléphone grave danger, ou l’ouverture 24h/24 et 7j/7 du numéro vert 3919 et l’amélioration de son accessibilité pour les personnes en situation de handicap. Toutefois, ce numéro vert, mis en place en 1992 et géré par la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF), une association féministe, vient tout récemment d’être ouvert à la concurrence via l’ouverture d’un marché public, provoquant la colère des militantes féministes. Le plan de lutte contre les violences mentionne, de plus, la possibilité de suspendre l’autorité parentale des auteurs de féminicides ou des conjoints violents. Autre proposition à souligner, la volonté de reconnaître le « suicide forcé » par la création d’une nouvelle circonstance aggravante pour les auteurs. Le plan propose également des mesures qui font débat, notamment chez les associations féministes, comme l’ouverture de centres régionaux de suivi et de prise en charge des auteurs de féminicides et de violences. Mettant en regard les annonces gouvernementales et les nécessités de terrain, les associations féministes soulèvent à propos de cette mesure une question importante : à budget constant voire en baisse dans certaines régions, faut-il accompagner les victimes ou les auteurs ? De manière générale, elles soulignent des différences importantes qui favorisent les solutions techniques sans étude préalable sur les résultats en matière de lutte contre les violences, au détriment de mesures ambitieuses en matière de prévention des violences et d’éducation au consentement et à la déconstruction des stéréotypes de genre.
Enfin, il est important de souligner que s’impose actuellement dans certains débats publics une définition restreinte du féminicide, qui tend à réduire le crime aux seuls féminicides conjugaux. Outre le fait que ce phénomène rompt avec les analyses féministes en matière de violence faites aux femmes dont il a été question plus haut, cette analyse fait écran à l’appréhension du féminicide comme fait de société structurel, qui prend les femmes pour cibles qu’elles soient tuées dans le cadre du couple ou lors d’un échange économico-sexuel (prostitution), qu’elles soient assassinées parce qu’elles ont voulu fuir des violences ou qu’elles aient – supposément – transgressé l’ordre établi. Formulée de manière aussi restreinte, cette définition du féminicide renforce les lectures conjugalistes et familialistes du crime, et ne saurait permettre de penser des solutions ambitieuses pour mettre un terme aux violences faites aux femmes dans leur ensemble.
Bibliographie
Ouvrages et articles scientifiques
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- Margot Giacinti, « “Nous sommes le cri de celles qui n’en ont plus” : historiciser et penser le féminicide », Nouvelles questions féministes, vol. 39, 2020/1, pp. 50-65.
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- Diana E. H. Russell et Nicole Van de Ven (dir.), Crimes against women: The proceedings of the international tribunal. Millbrae, Les Femmes, 1976.
- Glòria Casas Vila, « D’une loi d’avant-garde contre la violence de genre à l’expérience pénale des femmes : le paradoxe espagnol ? », Champ pénal, 2017 [en ligne].
- Judith R. Walkowitz, « Jack L’Éventreur et les mythes de la violence masculine », Mentalités. Histoire des cultures et des sociétés, Violences sexuelles, 1989, pp. 135-165.
Articles de journaux ou de site spécialisé
- Frédéric Saliba, « Des “black blocs” féministes au Mexique pour dénoncer abus sexuels et féminicides », Le Monde, 22 septembre 2020.
- Sandrine Morel, « À Madrid, des femmes en grève de la faim depuis un mois contre les “féminicides” », Le Monde, 8 mars 2017.
- Catherine Le Magueresse, « Faut-il qualifier pénalement le féminicide ? », Dalloz, 17 septembre 2019.
- Charles Evrard et Clarisse Serre, « Non, le féminicide ne doit pas être pénalement qualifié », Dalloz, 8 octobre 2019.
Résolution du Parlement européen du 11 octobre 2007 sur les meurtres de femmes (féminicides) au Mexique et en Amérique centrale et le rôle de l’Union européenne dans la lutte contre ce phénomène 2007/2025(INI).
Dossier de presse, clôture du Grenelle contre les violences conjugales, 25 novembre 2019.
Observations présentées devant l’Assemblée nationale dans le cadre de la mission d’information sur la reconnaissance du terme « féminicide », Syndicat de la magistrature, 20 janvier 2020.
Plaidoyer en faveur de la reconnaissance pénale du féminicide en droit français, ONU Femmes France, novembre 2019.
Spotlight Initiative, 27 septembre 2018.
Stratégie de l’UE en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes 2020-2025, Commission européenne, 5 mars 2020.