Le sommeil : voilà un sujet pour les mairies, les départements, les régions ; un sujet prometteur, mobilisateur, novateur. Face à la défiance ressentie par tant de citoyennes et de citoyens vis-à-vis du politique, à la déception éprouvée quant aux capacités des élus à agir sur le concret de nos vies, il y a là une possibilité inédite d’en manifester la puissance, l’utilité et l’imagination.
L’expérience est banale. Lorsque des amis nous font visiter leur maison ou leur appartement, la majorité des pièces du logis nous sont présentées sans difficulté et souvent avec fierté : ainsi de la cuisine et du salon, de la véranda comme du jardin. Ils sont le reflet du bon goût supposé des hôtes du foyer. Mais, quand il s’agit de la chambre à coucher, la visite s’arrête net, devant la porte, qui doit rester fermée.
Cette retenue a une explication : dans notre imaginaire, pour l’individu autant que pour le couple, le sommeil est le sanctuaire de l’intimité. Notre repos est un espace secret, un no society’s land qui doit le demeurer.
Pourtant, le sommeil, c’est du politique. Et en concentré. Des statistiques de santé et des expériences du quotidien disent cette vérité non pas dissimulée mais désinvestie, qui n’apparaît pas comme un tabou, mais plutôt comme un oubli. Sait-on que notre temps de sommeil est passé de 8 h 05 en 1986 à 7 h 47 en 2010 puis à 6 h 42 en 2017 ? En quelques années, l’érosion est considérable et les conséquences potentiellement désastreuses.
Quand nous dormons mal, même s’il n’y a pas de chiffres précis, nous coûtons des milliards d’euros à la collectivité. Irritabilité, troubles de l’attention au travail et de la concentration à l’école, diabète, cancers, accidents de la circulation, utilisation excessive des somnifères notamment : les conséquences du « mal dormir » apparaissent, osons le mot, cauchemardesques.
La lutte des classes, ce n’est pas que les ateliers : c’est aussi les oreillers. En France, en grande section d’école maternelle, le repos nocturne des enfants de cadres dépasserait déjà de dix minutes celui des enfants d’ouvriers. Les inégalités sont aussi territoriales : en milieu rural, le temps du transport scolaire peut impliquer des réveils très matinaux. Et il y a de plus en plus de travailleurs de nuit : 3,3 millions en 1990, 4,3 millions en 2013.
La pollution lumineuse dans les villes, celle des réverbères, fenêtres et phares fait déraper les cycles chronobiologiques des individus. Quant aux écrans de nos télévisions, smartphones et autres tablettes, sous l’effet de la lumière bleue qu’ils diffusent, leur utilisation nocturne pèse de plus en plus sur le processus progressif et délicat de l’endormissement.
Il y a une évidence : l’échelle d’action la plus logique est nationale. Qu’il s’agisse de la régulation de la prise de somnifères, de la sécurité routière, de l’élaboration de messages de santé publique ou de l’encadrement du travail de nuit dans le Code du travail, c’est au sein des ministères et du Parlement que les choses peuvent se jouer. Nous renvoyons sur ce sujet à notre note « Pour une politique de l’oreiller ».
Mais les collectivités locales ont, elles aussi, un joli rôle à jouer – rôle qui, aujourd’hui, est aussi souvent à construire.
Le bruit, compétence à investir
Première étape, le bruit. C’est une matière que les collectivités ont d’ores et déjà investie : aujourd’hui, les agglomérations de plus de 100 000 habitants notamment doivent élaborer des cartes stratégiques de bruit (CSB) et des plans de prévention du bruit dans l’environnement. Toutefois, « si les évolutions réglementaires et les transferts de compétences ont placé les collectivités en première ligne face à la problématique du bruit depuis une quinzaine d’années […] le sujet reste encore discret dans les politiques d’aménagement ». « Priorité à la pollution de l’air, difficulté à identifier les responsabilités – les bruits de voisinage restant la compétence des communes, par exemple –, absence d’obligation de faire dans la directive européenne, manque de moyens et, sans doute, de sensibilisation des élus et techniciens : le constat d’une carence est pointé par un rapport du CGDD en 2017, qui liste dix recommandations en direction des services de l’État, des collectivités ou des professionnels du bâtiment. »
Il existe néanmoins des initiatives qui, quoique techniques, demeurent inspirantes : développement par Amiens Métropole de lignes de bus électrique à haut niveau de service agissant à la fois sur la qualité de l’air et les nuisances sonores ; « métropole apaisée » à Grenoble ; publication par l’Observatoire Rhône-Alpes harmonisé des nuisances environnementales de cartes de co-exposition « air-bruit » sur le modèle des indicateurs de la qualité de l’air croisant les données. La Ville de Paris se veut, quant à elle, à l’avant-garde sur le sujet avec notamment l’expérimentation d’un « bitume antibruit » dans trois rues parisiennes et l’acquisition d’un sonomètre de haute précision pour verbaliser les deux-roues trop bruyants. Grâce à un amendement parlementaire à la Loi d’orientation des mobilités, les collectivités, entre autres, peuvent contrôler automatiquement des véhicules trop bruyants, rendu possible par les caméras et les micros des Méduses. « Plusieurs capteurs prévus à cet effet ont été installés dans cette optique en Île-de-France. Saint-Forget, dans les Yvelines, a déjà placé un capteur sur sa ‘Route des 17 tournants’, très empruntée par les véhicules à moteur. »
Mais « au-delà de ces initiatives, les professionnels les plus sensibilisés plaident pour dépasser les réflexes techniciens et réfléchir en termes d’environnement sonore, voire de ‘paysages sonores’ […]. ‘Il s’agit d’intégrer la dimension sonore dans la conception même et la gestion des territoires‘, résume le club Décibel Villes, qui réunit les collectivités engagées dans cette réflexion. Pour prévenir plutôt que guérir, mieux vaut associer les acousticiens en amont, dès la phase de conception des projets d’urbanisme, plutôt qu’après, quand le mal est fait. Plus simplement encore : puisque les PLU peuvent introduire des dispositions dérogatoires en matière d’implantation pour protéger le bâti du bruit, pourquoi ne pas les utiliser ? Le CGEDD recommande d’ailleurs d’introduire un volet bruit dans la planification urbaine et de définir des orientations en matière d’aménagement urbain intégrant le bruit dans les critères de qualité de vie. C’est donc avant tout une culture de l’environnement sonore qu’il faut développer, au sein des collectivités comme dans l’ensemble des services techniques concernés »
Retarder le début de cours pour les collégiens et les lycéens
« Le matin, l’ado est en classe mais son cerveau est sur l’oreiller ! » : c’est l’alerte imagée qu’ont formulée de nombreux professionnels de santé. La densité des journées de cours – en France, au lycée, il y a 30 à 40 heures de cours pour 178 jours de cours contre 26 heures pour 187 jours en moyenne dans l’OCDE – peut créer des semaines de près de 40 heures, soit parfois plus que pour des adultes qui travaillent. Pour les jeunes ruraux contraints de faire sonner le réveille-matin avant 7 heures, la fatigue menace plus encore. « L’accroissement de la charge mentale à cet âge est particulièrement sensible en France, où la sélection, assise sur les notes, est plutôt dévalorisante. Le stress qui pèse alors sur l’ado est très lourd. Ajoutez à cela un besoin d’exister socialement, d’être reconnu par ses pairs : c’est là qu’interviennent les smartphones. Donc, des interactions le soir, quand ils sont seuls dans leur lit. À quatorze ans, c’est souvent un ‘jet lag social’ qui s’installe ». Cette charge pèse plus lourd que « vers onze ou douze ans, au début de la puberté, on constate un chamboulement des systèmes hormonaux et, avec lui, un retard de la phase physiologique du sommeil d’au moins une heure. Concrètement, les adolescents sont naturellement décalés. Ils se couchent une heure plus tard, se lèvent une heure plus tard et ont même faim une heure plus tard, par rapport à leur situation antérieure » .
Voilà pourquoi retarder d’une heure le début des cours le matin est une expérimentation qui doit être examinée avec bienveillance. Menée notamment dans cinq lycées d’Île-de-France à l’initiative de la Région et avec le soutien des différents groupes politiques, elle repose sur des études universitaires consacrées. « Une recherche américaine récente a été conduite par une équipe de l’université de Washington auprès de groupes d’élèves en biologie de deux lycées de Seattle dont l’horaire de début des cours a été différé de 7 h 50 à 8 h 45. Ont été mesurés leur temps de sommeil (les lycéens devant renseigner chaque jour un journal détaillé), leurs notes moyennes, ainsi que leur taux d’absentéisme et de retard scolaire, avant le changement d’horaire (en 2016) et après (en 2017). Leur temps de sommeil déclaré a augmenté de 34 minutes, passant à 7 h 24, même s’il n’atteint pas la durée de sommeil conseillée à cet âge (entre huit et dix heures), leurs notes moyennes ont augmenté significativement et, dans un des deux lycées, les absences et retards en première période de la journée ont diminué. D’autres expériences comparables avaient été conduites auparavant aux États-Unis et avaient abouti à des résultats similaires. »
Sensibiliser la population
Le sommeil paraît constituer un « non-sujet » ministériel, une « colonne absente » du discours politique. À peine évoqués, les enjeux de notre repos semblent disparaître dans un triangle des Bermudes sanitaire. Les autorités médicales françaises les plus respectées en la matière constataient, en 2017, pour le regretter, que « la stratégie nationale de santé [du] ministère de la Santé définit comme axe prioritaire une forte politique de prévention. Les principaux facteurs de risque identifiés dans ce rapport sont le tabac, l’alcool, la sédentarité, le surpoids et l’obésité. Il s’agit d’enjeux primordiaux, évidemment, mais nous regrettons que le mot « sommeil » ne soit pas cité dans les 189 pages du rapport du Haut Conseil de la santé publique. Cette situation est pour nous, spécialistes du sommeil, extrêmement alarmante ». Que l’on médite, à l’inverse, sur deux activités du corps, à la fois nécessité de la biologie et plaisir de la vie, investies par l’action publique, depuis longtemps et puissamment : le sport et l’alimentation. Des ministères ou des secrétariats d’État leur sont dédiés. Dans nos villes et villages, des stades et des cantines en sont des matérialisations banales. Tout un chacun peut consulter un médecin du sport ou un diététicien. Les messages de santé publique portés par les institutions résonnent dans le corps social : nous mesurons tous l’importance de manger cinq fruits et légumes par jour et de faire un minimum d’exercice au quotidien.
Cette carence du national peut être suppléée par un engagement du local. Les mairies et les départements en particulier pourraient organiser des temps de sensibilisation de la population. Prenons l’exemple de la mairie d’Yvetot en Seine-Maritime qui, en 2017, en partenariat avec l’Éducation nationale, a proposé un programme d’animations sur le thème du sommeil. « C’est dans ce cadre que […] le groupe de soutien aux familles du centre social Saint-Exupéry a organisé, à la Maison des jeunes et de la culture, un café-débat. Une dizaine de mamans, des élus et un médecin avaient fait le déplacement pour l’occasion. Tous sont tombés d’accord sur le constat : une bonne qualité de sommeil est essentielle pour l’équilibre des enfants, leur concentration et l’acquisition des connaissances. Reste maintenant à trouver les solutions. Notre monde moderne est bien agité et plein de tentations. Les réseaux sociaux touchent même les plus jeunes. Sans parler des derniers jeux à la mode. Supprimer Internet et les portables, est-ce possible ? Les autoriser dans un cadre horaire strict et négocié d’avance semble davantage productif, tout comme imposer une heure limite du coucher. »
Autre initiative à envisager : que l’adjoint ou l’adjointe au maire, que le vice-président ou la vice-présidente du département en charge des questions de santé voient l’intitulé de leur fonction complété d’une compétence « sommeil ». C’est la légitimité des élus locaux à agir sur le sujet qui se verrait ainsi renforcée. Mieux, parce que « nommer une réalité, c’est la faire vivre », cette visibilité sémantique du sommeil participerait à la prise de conscience par la population de la dimension politique de notre repos.