Mixité sociale à l’école : quarante ans de débat empêché

Alors que la Cour des comptes a récemment pointé un « fort recul » de la mixité sociale dans les établissements privés sous contrat ces vingt dernières années, Hadrien Brachet, journaliste à Marianne en charge des questions d’éducation, revient sur l’évolution des débats politiques sur la mixité sociale à l’école depuis 1984. Pour remédier à l’échec des politiques en la matière, il plaide pour un véritable volontarisme qui s’inscrive dans une réflexion plus globale sur la rénovation de l’école publique et du modèle républicain1L’auteur remercie François Dubet, Claude Lelièvre et Rémy Sirvent qui ont pris le temps de répondre à ses questions et de lui apporter leur éclairage..

En annonçant un plan pour renforcer la mixité sociale à l’école, Pap Ndiaye a relancé un vieux débat. Nombre de ses prédécesseurs, de Claude Allègre à Najat Vallaud-Belkacem, ont tenté de s’attaquer au clivage social entre établissements. Ou, du moins, ont affiché leurs bonnes intentions en la matière. Mais en appelant l’enseignement privé sous contrat à prendre sa part, l’actuel locataire de la rue de Grenelle a surtout ravivé chez ses détracteurs les allusions à la « guerre scolaire » et aux mobilisations de 1984 contre le projet de loi Savary. Pour autant, la situation était bien différente à l’époque, avec une controverse plus centrée sur l’opposition politico-philosophique entre soutiens de l’école publique laïque et partisans de l’enseignement confessionnel que sur la question de la mixité sociale en tant que telle. C’est au cours des décennies suivantes, avec les premières prises de conscience des fractures et de l’« archipellisation2Jérome Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019. » de la société française, que cette thématique s’est réellement imposée dans les esprits.

Cette note se propose justement d’examiner l’évolution des débats politiques sur la mixité sociale à l’école depuis 1984. Si cette année marque l’échec du projet de « grand service public unifié et laïque de l’Éducation nationale », elle est aussi celle des premières expériences d’assouplissement de la carte scolaire. Il s’agit, par ce retour en arrière, de mieux comprendre comment la façon dont le débat a été posé ces quarante dernières années a contribué à l’échec des politiques publiques en matière de mixité sociale à l’école. En se concentrant sur certains totems, le « libre choix » comme la suppression de la carte scolaire, les discussions sont souvent passées à côté de la complexité de l’enjeu et d’un véritable volontarisme politique sur le sujet. Qui ne peut s’inscrire que dans une réflexion plus globale sur la rénovation de l’école publique et du modèle républicain.

Quatre périodes seront successivement analysées : 1984-1988, 1989-1999, 2000-2012 puis 2012 à 2023.

1984-1988 : derrière l’échec de la loi Savary, le début de la dérégulation

« Je pense que c’est une bonne loi. […] Mais, cette opinion que j’ai, il est visible qu’elle n’est pas partagée par un très grand nombre de Français3François Mitterrand, Interview du 14 juillet 1984, TF1.. » Le 14 juillet 1984, François Mitterrand abandonne le projet de loi Savary. Et enterre de fait la création d’un « grand service public unifié et laïque de l’Éducation nationale » qui figurait parmi ses « 110 engagements pour la France ». Le texte et les amendements du député socialiste André Laignel qui visaient à le renforcer – notamment en limitant la création d’écoles maternelles privées – n’ont pas survécu aux manifestations massives pour l’« école libre ». Un affrontement entre partisans de l’école laïque et soutiens de l’enseignement privé qui a tourné court, mais laissé de profondes traces. Si bien que ces dernières semaines, les détracteurs du projet initial de Pap Ndiaye ont encore agité le spectre de ce chapitre particulièrement intense de la « guerre scolaire4Marie-Amélie Lombard-Latune, « Philippe Delorme : “Personne n’a intérêt à rallumer la guerre scolaire” », L’Opinion, 17 février 2023. ».

Mais la comparaison s’arrête là. Car si Alain Savary a bien créé en 1981 les ZEP pour corriger les inégalités subies par les élèves des zones au plus fort taux d’échec scolaire, ce n’est pas vraiment de mixité sociale dont il est question dans la controverse sur son projet de loi. Le débat se fonde plutôt sur une opposition à forte teneur idéologique et philosophique entre militants laïques, représentés par le Comité national d’action laïque (CNAL), et soutiens actifs de l’enseignement confessionnel. Alain Savary échoue à trouver un compromis durable entre les uns réclamant une nationalisation des écoles privées et les autres craignant que toute reprise en main de l’État ne vienne menacer la liberté d’enseignement. « La question du privé était posée en termes foncièrement idéologiques, analyse l’historien Claude Lelièvre. D’un côté, il y avait l’idée que le privé représente la liberté d’avoir un enseignement avec une dimension religieuse. Et de l’autre le souhait qu’on ne le finance pas, car les enfants doivent être élevés en dehors des questions religieuses5Entretien de l’auteur avec Claude Lelièvre, mars 2023.. » Point de mixité sociale à l’horizon.

Pour autant, derrière les projecteurs médiatiques braqués sur ce projet de loi, le même ministre a pris pour la rentrée 1984 une autre disposition bien souvent oubliée des commentateurs. Alain Savary a lancé les premières expérimentations d’assouplissement de la carte scolaire dans quelques départements et agglomérations, comme Dunkerque, afin de faciliter les dérogations pour l’entrée en classe de sixième. Une timide inflexion, sans grande portée dans l’immédiat, mais qui annonce déjà la dérégulation continue à venir de la carte scolaire. Car, au lendemain de l’échec du projet de loi Savary, la droite fait de la question du « libre choix » des parents un élément structurant de son discours, en particulier au cours des législatives de 1986. Une doctrine qui préside à l’accélération des expériences d’assouplissement par René Monory (UDF) en 1987 et 1988 et qui ne sera pas sans conséquence sur la mixité sociale. En effet, ce sont les parents des classes supérieures, par leur meilleure connaissance du système scolaire, qui ont le plus tendance à avoir recours aux dérogations pour scolariser leurs enfants dans des établissements ayant meilleure réputation, plutôt que ceux de milieux ouvriers6« Le choix d’un collège public situé en dehors du secteur de domiciliation », note d’information, ministère de l’Éducation nationale, mai 1993.. Si le débat n’est, à l’époque, pas réellement posé en ces termes, force est de reconnaître que « libre choix » et « mixité sociale » ne sont pas sans conséquence l’un sur l’autre.

1989-1999 : premières prises de conscience

Après une décennie marquée par les débats sur le « libre choix », le questionnement se réoriente peu à peu dans les années 1990 autour des clivages sociaux et culturels au sein de l’institution scolaire. « L’étude des ségrégations scolaires ne se développe […] comme objet propre à la sociologie de l’éducation qu’à partir des années 1990, analyse dans une étude le chercheur Choukri Ben Ayed7Choukri Ben Ayed, « La mixité sociale dans l’espace scolaire : une non-politique publique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 180, n°5, pp. 11-23.. Si, dans le champ scientifique, la prise en compte des ségrégations a été tardive, elle l’a été encore davantage dans le champ politique. Les premiers textes officiels faisant mention des ségrégations scolaires ne sont publiés qu’à partir de 1998. » Une évolution, timide, qui s’inscrit dans un champ politique où Jacques Chirac a fait de la « fracture sociale » son thème de campagne 1995.

Si l’arrivée de François Bayrou rue de Grenelle est surtout marquée par sa volonté de revoir la loi Falloux et les modalités de financement de l’enseignement privé, son passage à l’Éducation nationale de 1993 à 1997 incarne aussi, selon l’économiste Denis Maguain, un « coup de frein » à la « décennie d’assouplissement ininterrompu » de la carte scolaire8Denis Maguain, « La suppression de la sectorisation est-elle une bonne chose ? », Revue d’économie politique, vol. 119, n°4, 2009, pp. 569-612.. Mais c’est Claude Allègre, pourtant plus connu pour ses penchants libéraux anti-« mammouth »9Béatrice Gurrey, « Éducation nationale : Claude Allègre veut « dégraisser le mammouth » », Le Monde, 25 juin 1997., qui entérine officiellement l’idée que la carte scolaire, pensée à sa création en 1963 dans une simple logique de répartition des flux d’élèves et des moyens d’enseignement, doit contribuer à la mixité sociale. Dans sa circulaire du 29 décembre 199810Claude Allègre, Circulaire n°98-263 du 29-12-1998, Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 7 janvier 1999., le ministre s’inquiète d’une situation « marquée par une hiérarchisation excessive entre établissements scolaires et, parfois, par de fortes différenciations entre classes au sein même des établissements scolaires ». « Ces phénomènes aboutissent à une certaine ségrégation sociale, creusent les inégalités des chances, contrairement à l’idéal de l’École républicaine », constate le texte. Le locataire de la rue de Grenelle affirme que « l’hétérogénéité sociale des classes n’est pas un handicap à éviter, mais une richesse qu’il convient d’exploiter » et assigne au service public de l’éducation l’« objectif […] de préserver ou d’instaurer une mixité sociale ». Ce qui pourra impliquer, toujours selon la circulaire, « une révision du découpage de la carte scolaire et, en tout cas, un examen attentif des demandes de dérogation, une interdiction absolue de toute concurrence entre établissements ». Une déclaration hautement symbolique, mais qui ne mènera pas pour autant à un bousculement des habitudes de l’Éducation nationale.

Ces années 1990 entérinent également l’avènement dans le débat de nouveaux enjeux pour l’école et l’enseignement supérieur. La question des violences en milieu scolaire émerge comme une problématique sociétale11Claude Lelièvre, « Éducation : “Il faut attendre les années 1990 pour que les violences à l’école quittent les faits divers pour devenir des faits de société” », Le Monde, 6 mars 2023.. Celle des banlieues et des discriminations vécues par les territoires touchés par la ségrégation spatiale s’affirme également, ce qui débouchera au tout début des années 2000 sur les premières tentatives de la part de grandes écoles comme Sciences Po d’intégrer directement des candidats issus de ces espaces. Mais cette décennie s’est également ouverte avec les suites de l’« affaire du foulard de Creil » en octobre 1989, qui réinstalle dans l’espace médiatique les enjeux de laïcité et divise la gauche. Tous ces événements ainsi que le constat plus large d’une société fracturée vont progressivement ajouter dans le débat, à l’exigence d’une mixité sociale et scolaire, celle d’une mixité culturelle. « L’absence de mixité sociale dans les écoles recouvre une autre réalité qui est l’absence de confrontation, apaisée dans le cadre scolaire, entre enfants porteurs de cultures et de visions du monde différentes », s’inquiétait en mars dernier dans Marianne Iannis Roder, professeur en Seine-Saint-Denis12Hadrien Brachet, « Iannis Roder : “L’absence de mixité à l’école est mortifère pour la République” », Marianne, 11 mars 2023..

2000-2012 : la loi du marché version Éducation nationale

Paradoxalement, à part quelques tentatives, la prise de conscience des années 1990 ne suscite pas dans la décennie suivante un renforcement de la régulation du système d’affectation. Au contraire, le débat se focalise sur la carte scolaire, dont la suppression est réclamée par des responsables politiques de droite comme de gauche. Un retournement s’est opéré : la carte scolaire n’est plus présentée comme un outil de lutte contre les ségrégations, mais précisément comme l’obstacle à la mixité, du fait de sa « rigidité » qui ne ferait que figer les inégalités spatiales et favoriserait son contournement par les catégories aisées.

Une thèse qui culmine au cours de la campagne en vue de l’élection présidentielle de 2007. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 16 septembre 200613« La carte scolaire est devenue l’instrument de la ségrégation sociale par Nicolas Sarkozy », Le Monde, 16 septembre 2006., Nicolas Sarkozy juge que « la carte scolaire, qui était effectivement autrefois l’outil de la mixité, est devenue l’instrument de la ségrégation ». « Les établissements situés dans les quartiers les plus défavorisés sont devenus de véritables ghettos où le seul effet de la carte scolaire est d’y concentrer les élèves les plus en difficulté quand il faudrait au contraire les répartir dans d’autres établissements », estime le président de l’UMP. Celui-ci réclame tout bonnement sa suppression, accompagnée d’une « autonomie » et d’une politique d’« évaluation » des établissements, afin d’aider ceux en difficulté à « améliorer leurs performances ». « La carte scolaire n’aura alors plus de raison d’être puisque tous les établissements seront de qualité », assure le futur président. À l’étonnement général, quelques jours plus tôt, c’est la candidate à l’investiture du Parti socialiste Ségolène Royal qui a proposé de « desserrer la contrainte de la carte scolaire », allant même jusqu’à considérer que « l’idéal » serait de la supprimer14« La mise en cause par Ségolène Royal de la carte scolaire fait tanguer le Parti socialiste », Le Monde, 6 septembre 2006.. Si la déclaration suscite un tollé dans son camp, elle contribue, venant d’une responsable de gauche, à installer un peu plus l’idée d’un échec inéluctable de la carte scolaire.

Arrivé au pouvoir, Nicolas Sarkozy entame à travers son ministre Xavier Darcos une politique d’assouplissement de la carte scolaire, qui n’ira finalement pas jusqu’à sa suppression. Les demandes de dérogation doivent être facilitées, avec des critères fixés par voie réglementaire15Françoise Cartron, « Réguler la carte scolaire : pour une politique ambitieuse de mixité sociale », Rapport d’information n°617, Sénat, 27 juin 2012.. Cette politique n’est pas remise en cause malgré le rapport Obin-Peyroux dévoilé en 2008 par Le Monde, qui alerte quant aux conséquences de l’assouplissement sur la mixité et la faible part de boursiers parmi les demandes de dérogations16Aurélie Sobocinski, « La suppression de la carte scolaire renforcera les ghettos », Le Monde, 17 juin 2008.. Quelques années plus tard, en 2013, une étude des universitaires Gabrielle Fack et Julien Grenet donnera des résultats plus nuancés, assurant qu’il n’y a « pas [eu] d’évolution significative du profil social des collèges de l’éducation prioritaire à la suite de l’assouplissement de la carte scolaire », mais reconnaîtra que « les élèves boursiers ont nettement moins bénéficié de dérogations que les élèves non boursiers17Gabrielle Fack et Julien Grenet, « Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans l’éducation prioritaire », Éducation & Formations, n°83, juin 2013. ». Plutôt qu’une régulation par la contrainte, Nicolas Sarkozy misait sur l’ouverture des fameux « internats d’excellence» destinés à des élèves de milieux défavorisés et le développement de « filières » attractives dans les établissements de ZEP. Pour le rapport Obin-Peyroux, « non pas qu’il faille se contenter d’une offre médiocre dans ces collèges », mais, sans une régulation plus large et des mesures complémentaires, ces dispositifs sont insuffisants pour « faire revenir les populations des classes moyennes qui ont déserté un établissement ».

En se focalisant sur les nécessités d’« assouplissement» de la carte scolaire, le débat politique de ces années 2000 a confirmé la tendance à privilégier l’incitation plutôt que la régulation en matière de mixité sociale. L’État serait devenu incapable de redresser l’école publique, démunie face aux inégalités spatiales et de toutes les façons dépassée par les stratégies de contournement des parents. Son salut passerait alors par l’adaptation à une logique de concurrence et d’émulation pour attirer leurs enfants : la loi du marché version Éducation nationale. Plutôt qu’une forte politique nationale pour l’école, accompagnée en contrepartie de contraintes renforcées pour les affectations, chaque établissement est incité à faire du mieux possible à son niveau – en devant d’ailleurs composer avec les suppressions de poste actées sous Nicolas Sarkozy – et les parents à choisir parmi l’offre disponible.

2012 à aujourd’hui : de tièdes tentatives

En 2012, le retour de la gauche au pouvoir suscite d’importantes attentes en matière éducative. Au cours de sa campagne, François Hollande a fait de la jeunesse sa priorité et a promis 60 000 postes supplémentaires dans l’Éducation nationale en cinq ans. Le socialiste a, en revanche, été bien plus prudent sur l’épineuse question de la carte scolaire, assurant devant les parents d’élèves de la FCPE vouloir revoir son « mécanisme», mais sans revenir à une sectorisation totale. Ce que L’Express juge à l’époque comme une position d’« équilibriste18Marie-Caroline Missir, « Carte scolaire, un terrain miné pour François Hollande », L’Express, 8 avril 2012. ».

Qu’en est-il une fois le candidat parvenu à l’Élysée ? En 2013, la loi pour la « Refondation de l’école de la République», qui met l’accent sur le premier degré pour les affectations des nouveaux postes, inscrit la « mixité sociale» parmi les objectifs du service public de l’éducation. L’année suivante, Benoît Hamon acte par une circulaire la « refondation de l’éducation prioritaire », partant du constat que « la mixité sociale a reculé, voire disparu, dans beaucoup d’écoles et d’établissements19Benoît Hamon, « Refondation de l’éducation prioritaire », Circulaire n° 2014-077 du 4-6-2014, Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 5 juin 2014. ».

Mais c’est avec Najat Vallaud-Belkacem que le gouvernement accélère le rendu de sa copie pour lutter pour la mixité sociale en tant que telle, et pas seulement compenser les inégalités subies par les zones concentrant les difficultés. La ministre annonce pour la rentrée 2016 une série d’expérimentations dans 17 territoires pilotes. Le projet consiste notamment à créer des secteurs « multi-collèges» pour mixer des élèves issus d’un espace plus large. Pour autant, prudente, la socialiste continue de s’inscrire dans une logique plus tournée vers l’incitation que la contrainte. « Je ne souhaite pas forcer les familles, mais donner envie de mixité sociale. Il faut rendre les établissements plus attractifs20« Najat Vallaud-Belkacem défend son plan pour renforcer la mixité sociale au collège », Les Échos, 10 novembre 2015. », déclare-t-elle en 2015. Il s’agit aussi, plutôt qu’« une énième réforme de la carte scolaire par le haut », de laisser les acteurs locaux imaginer des solutions adaptées à leur territoire. Au risque de trop se reposer sur la bonne volonté, variable, des élus locaux ? Si certaines initiatives enregistrent des premiers succès21Marine Calazel et Iannis Roder, La mixité sociale dans les collèges pour favoriser la réussite de tous les élèves : le plan réussi de la Haute-Garonne, Fondation Jean-Jaurès, 9 janvier 2023., le fait que le gouvernement socialiste ne soit pas réellement revenu sur l’assouplissement global de la carte scolaire interroge des universitaires. « On a du mal à comprendre comment on peut avoir une politique volontariste de réforme de la sectorisation avec un maintien de l’assouplissement de la carte, alertait Choukri Ben Ayed en 2015 dans une interview aux Échos22Marie-Christine Corbier, « Choukri Ben Ayed : “On tend la perche aux parents pour qu’ils n’aillent pas dans le collège de secteur” », Les Échos, 9 novembre 2015.. Il aurait été plus clair de supprimer l’assouplissement. »

Au cours du passage de Jean-Michel Blanquer rue de Grenelle, la question du mixage des publics se fait moins prégnante. Le discours se focalise plutôt sur les conditions d’enseignement en REP et REP+ avec les dédoublements de classes et le renforcement des « fondamentaux». Le débat s’invite en revanche via l’échelon local par la réforme de la procédure d’affectation dans les lycées publics parisiens à la rentrée 2021. Celle-ci a suscité de vives protestations, notamment d’associations de parents d’élèves, mais les premiers résultats sont encourageants. Selon une note de l’Institut des politiques publiques23Pauline Charousset et Julien Grenet, « La réforme d’Affelnet-lycée à Paris : une mixité sociale et scolaire en forte progression dans les lycées publics », Institut des politiques publiques, note n°88, février 2023., « en l’espace de deux ans, la réforme d’Affelnet a permis de faire reculer de 30% à 40% la ségrégation sociale et scolaire entre les lycées généraux et technologiques publics de la capitale », sans provoquer, du moins « à court terme », de « fuite vers le privé ». Le débat sur la mixité sociale connaît un regain en 2022 avec la publication par le ministère de l’Éducation des indices de position sociale (IPS) des établissements, suite à une décision du tribunal administratif. Bien qu’imparfait, cet indicateur, qui mesure le niveau social des élèves à partir du statut socioprofessionnel de leurs parents, documente la fracture entre public et privé : on comptabilise moins de 4% de collèges privés sous contrat parmi les 10% de collèges à l’IPS le plus faible quand ils sont plus de 60% au sein des 10% les plus favorisés. Un constat qui remet la compétition public/privé sur le devant de la scène.

Dans la perspective de son plan mixité, Pap Ndiaye a admis dans Le Figaro que « les questions de mixité ne sauraient se réduire à un face-à-face entre le public et le privé », mais a indiqué attendre de la part du privé « un engagement pour aller vers davantage de mixité sociale et scolaire »24Aude Bariéty et Caroline Beyer, « Mixité sociale : Pap Ndiaye attend “un engagement” des écoles privées », Le Figaro, 13 avril 2023. Cela portera-t-il ses fruits ? L’absence de mesures contraignantes dans le protocole finalement signé le 17 mai 2023 entre le ministère de l’Éducation nationale et le secrétariat général de l’enseignement catholique a déçu beaucoup d’acteurs. « On peut douter de son efficacité », a regretté Rémy Sirvent, secrétaire général du CNAL dans Marianne25Hadrien Brachet, « Protocole de Pap Ndiaye avec l’enseignement catholique : « On peut douter de son efficacité » », Marianne, 17 mai 2023.. Le 1er juin, la Cour des comptes a même remis une pièce dans la machine en pointant un « fort recul » de la mixité sociale dans les établissements privés sous contrat ces vingt dernières années et un contrôle insuffisant de la part de l’État de ces structures26« L’enseignement privé sous contrat », Cour des comptes, juin 2023..

Quant à la partie du plan de Pap Ndiaye consacrée à l’enseignement public, si elle fixe des objectifs aux recteurs et incite à la concertation dans chaque académie avec les collectivités locales et les parents d’élèves, elle ne marque pas un tournant majeur ou révolutionnaire dans la politique scolaire en termes de mixité sociale. Par ailleurs, l’annonce en catimini du plan, sans conférence de presse, a donné l’impression d’un exécutif de nouveau rétif à aborder le sujet, de peur, pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron, de réveiller de « vieux conflits27« Nicolas Beytout, Nathalie Segaunes et Rémi Godeau, Emmanuel Macron sur l’école : « Il ne faut pas réveiller de vieux conflits » », L’Opinion, 14 mai 2023. ». Preuve que la question n’a rien perdu de sa haute sensibilité au niveau politique.

Conclusion

Loin d’être exhaustive, cette rétrospective nous invite à repenser l’approche politique et médiatique de la mixité sociale à l’école. D’abord, en évitant la focalisation sur certains totems qui empêchent de prendre en compte la complexité du sujet. La notion de « libre choix » ne doit pas interdire de réfléchir à des politiques fermes de régulation de la répartition des élèves entre établissements. Sur ce point, plutôt que se concentrer sur une éventuelle suppression de la carte scolaire – table rase dont ressortirait nécessairement un mieux –, travailler à son redécoupage, au plus près des problématiques propres à chaque territoire, avec les différentes collectivités en charge de la sectorisation28Par exemple depuis 2004, ce sont les départements qui sont chargés de déterminer les secteurs scolaires pour les collèges., paraît intéressant. Pour inclure les familles et les acteurs locaux, de grandes concertations pourraient être lancées de manière bien plus systématique et poussée à l’échelle de chaque département ou unité urbaine, comme cela a été fait à Toulouse, avec des objectifs clairs de réussite fixés au niveau national pour éviter tout enlisement. De même, le spectre de la « guerre scolaire » ne doit pas effacer toute discussion sur la contribution du privé à la mixité sociale. Sans non plus ignorer, en fonction des territoires, les clivages au sein même de l’enseignement public. « Si dans certains contextes, agir sur la sectorisation peut s’avérer très efficace pour réduire les différences de composition sociale entre établissements, surtout en créant des secteurs plus larges multi-collèges ; dans d’autres, cela implique d’agir également sur les procédures de recrutement des collèges privés, voire leur localisation », estime l’économiste Marco Oberti29Marco Oberti, « Enseignement privé et ségrégation scolaire, L’enjeu de la diversité socio-territoriale », La Vie des idées, 25 avril 2023.. Les exigences de mixité scolaire – c’est-à-dire le mélange d’élèves de différents niveaux – ainsi que culturelle et d’origine ne doivent également pas être oubliées pour pleinement lutter contre les fractures. Enfin, certains angles morts du débat ne doivent pas être ignorés, comme la situation des établissements en zones rurales ou celle des lycées professionnels. « L’absence de diversité sociale à Sciences Po scandalise beaucoup, mais la concentration d’élèves défavorisés dans les lycées professionnels, cela intéresse beaucoup moins », dénonce le sociologue François Dubet30Entretien de l’auteur avec François Dubet, mars 2023.. Revaloriser l’image de la voie professionnelle est indispensable pour améliorer la mixité sociale des lycées.

Par ailleurs, au-delà de cette réflexion indispensable sur les outils concrets pour mixer les publics, l’enjeu de la mixité sociale à l’école doit être repolitisé. Elle ne doit pas simplement apparaître comme une question scolaire isolée, mais doit être réintroduite comme un élément indispensable d’un pacte républicain renouvelé et réaffirmé. Elle suppose des réflexions plus larges sur la politique du logement et la promotion de la citoyenneté. Sans pour autant être naïf : travailler pour la mixité sociale nécessite également de rénover profondément l’école publique et de s’attaquer à ses failles, que les classements internationaux viennent régulièrement rappeler (maîtrise des fondamentaux, rémunération des enseignants, manque de moyens, discipline, difficultés psycho-sociales, place des écrans et réseaux sociaux au sein de la jeunesse…). C’est seulement si ces chantiers sont menés de front que de véritables progrès pourront être constatés, qu’une régulation volontariste prendra tout son sens et que l’idée de mixité sociale emportera l’adhésion des familles.

  • 1
    L’auteur remercie François Dubet, Claude Lelièvre et Rémy Sirvent qui ont pris le temps de répondre à ses questions et de lui apporter leur éclairage.
  • 2
    Jérome Fourquet, L’Archipel français, Paris, Seuil, 2019.
  • 3
    François Mitterrand, Interview du 14 juillet 1984, TF1.
  • 4
    Marie-Amélie Lombard-Latune, « Philippe Delorme : “Personne n’a intérêt à rallumer la guerre scolaire” », L’Opinion, 17 février 2023.
  • 5
    Entretien de l’auteur avec Claude Lelièvre, mars 2023.
  • 6
    « Le choix d’un collège public situé en dehors du secteur de domiciliation », note d’information, ministère de l’Éducation nationale, mai 1993.
  • 7
    Choukri Ben Ayed, « La mixité sociale dans l’espace scolaire : une non-politique publique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 180, n°5, pp. 11-23.
  • 8
    Denis Maguain, « La suppression de la sectorisation est-elle une bonne chose ? », Revue d’économie politique, vol. 119, n°4, 2009, pp. 569-612.
  • 9
    Béatrice Gurrey, « Éducation nationale : Claude Allègre veut « dégraisser le mammouth » », Le Monde, 25 juin 1997.
  • 10
    Claude Allègre, Circulaire n°98-263 du 29-12-1998, Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 7 janvier 1999.
  • 11
    Claude Lelièvre, « Éducation : “Il faut attendre les années 1990 pour que les violences à l’école quittent les faits divers pour devenir des faits de société” », Le Monde, 6 mars 2023.
  • 12
    Hadrien Brachet, « Iannis Roder : “L’absence de mixité à l’école est mortifère pour la République” », Marianne, 11 mars 2023.
  • 13
    « La carte scolaire est devenue l’instrument de la ségrégation sociale par Nicolas Sarkozy », Le Monde, 16 septembre 2006.
  • 14
    « La mise en cause par Ségolène Royal de la carte scolaire fait tanguer le Parti socialiste », Le Monde, 6 septembre 2006.
  • 15
    Françoise Cartron, « Réguler la carte scolaire : pour une politique ambitieuse de mixité sociale », Rapport d’information n°617, Sénat, 27 juin 2012.
  • 16
    Aurélie Sobocinski, « La suppression de la carte scolaire renforcera les ghettos », Le Monde, 17 juin 2008.
  • 17
    Gabrielle Fack et Julien Grenet, « Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans l’éducation prioritaire », Éducation & Formations, n°83, juin 2013.
  • 18
    Marie-Caroline Missir, « Carte scolaire, un terrain miné pour François Hollande », L’Express, 8 avril 2012.
  • 19
    Benoît Hamon, « Refondation de l’éducation prioritaire », Circulaire n° 2014-077 du 4-6-2014, Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 5 juin 2014.
  • 20
    « Najat Vallaud-Belkacem défend son plan pour renforcer la mixité sociale au collège », Les Échos, 10 novembre 2015.
  • 21
    Marine Calazel et Iannis Roder, La mixité sociale dans les collèges pour favoriser la réussite de tous les élèves : le plan réussi de la Haute-Garonne, Fondation Jean-Jaurès, 9 janvier 2023.
  • 22
    Marie-Christine Corbier, « Choukri Ben Ayed : “On tend la perche aux parents pour qu’ils n’aillent pas dans le collège de secteur” », Les Échos, 9 novembre 2015.
  • 23
    Pauline Charousset et Julien Grenet, « La réforme d’Affelnet-lycée à Paris : une mixité sociale et scolaire en forte progression dans les lycées publics », Institut des politiques publiques, note n°88, février 2023.
  • 24
    Aude Bariéty et Caroline Beyer, « Mixité sociale : Pap Ndiaye attend “un engagement” des écoles privées », Le Figaro, 13 avril 2023.
  • 25
    Hadrien Brachet, « Protocole de Pap Ndiaye avec l’enseignement catholique : « On peut douter de son efficacité » », Marianne, 17 mai 2023.
  • 26
    « L’enseignement privé sous contrat », Cour des comptes, juin 2023.
  • 27
    « Nicolas Beytout, Nathalie Segaunes et Rémi Godeau, Emmanuel Macron sur l’école : « Il ne faut pas réveiller de vieux conflits » », L’Opinion, 14 mai 2023.
  • 28
    Par exemple depuis 2004, ce sont les départements qui sont chargés de déterminer les secteurs scolaires pour les collèges.
  • 29
    Marco Oberti, « Enseignement privé et ségrégation scolaire, L’enjeu de la diversité socio-territoriale », La Vie des idées, 25 avril 2023.
  • 30
    Entretien de l’auteur avec François Dubet, mars 2023.

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