Missak Manouchian, l’exigence d’être Français

Quatre-vingts ans après son exécution et celle de ses vingt-trois camarades au Mont-Valérien, Missak Manouchian et son épouse Mélinée entreront au Panthéon le 21 février prochain. Ouvrier et poète arménien immigré en France, il est l’un des leaders de la Résistance intérieure française en raison de son appartenance à l’unité FTP-MOI de la région parisienne, appelée « Groupe Manouchian ». Renaud Large, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, revient sur le parcours de ce résistant communiste étranger, mort pour la France.

Le 21 février prochain, Missak et Mélinée Manouchian entreront au Panthéon. Le président de la République les accueillera en prononçant son éloge républicain, écho de l’émotion nationale. Le FTP-MOI1Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée. Durant la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande, il s’agit des unités de la Résistance communiste intérieure, composées de combattants étrangers. et sa « petite orpheline bien-aimée2Dernière lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée le 21 février 1944 à la prison de Fresnes, quelques heures avant qu’il soit fusillé à la forteresse du Mont-Valérien. », tous deux rescapés du génocide arménien et patriotes communistes, rejoindront le temple républicain. À travers eux, c’est un symbole de l’identité nationale que nous consacrerons. La panthéonisation de Missak et de Mélinée Manouchian nous indique ce qu’être Français veut dire. Mieux, elle nous montre l’exigence d’être Français.

La reconnaissance des Français sans-papiers

Dans quelques jours, ce n’est pas seulement Missak et Mélinée Manouchian, résistants étrangers morts pour la France, qui remonteront l’avenue Soufflot. C’est aussi cette procession de Français sans-papiers qui ont jalonné notre histoire. Ceux qui, nés à l’étranger, ont tendu leurs âmes vers une patrie qui ne les avait pas encore accueillis. Ce sont ces soldats d’un pays qui n’était pas le leur qui fouleront le sol du Panthéon. Ce sont ces brigadistes du cœur ayant fait le choix de la France, qu’elle accueillera sur son sein. Ils retrouveront la nationalité qui a toujours été la leur, sans que la sentence n’ait jamais été rendue publique. Ils seront acclamés comme les grands hommes de leur patrie reconnaissante. Missak Manouchian est né Arménien en 1906, aux confins de l’Empire ottoman. Il était Français bien avant de poser le pied à Marseille et de rejoindre les rangs de la résistance des FTP-MOI. Il était Français depuis ce jour où il avait fait le choix d’embrasser la Nation, de l’étreindre et de la chérir de toutes ses forces. La République française offre la nationalité à ceux qui ont contribué à l’émanciper. Notre nationalité demande un engagement répété, une volonté permanente. Durant son procès d’opérette, Manouchian indiqua à ses bourreaux : « Vous avez hérité de la nationalité française, nous, nous l’avons méritée3Procès de Missak Manouchian et de son groupe de résistants, à l’hôtel Continental à Paris, le 15 février 1944 dans Eve Szeftel, « Missak Manouchian, apatride mais Français par le sang versé », Libération, 21 février 2022.. » Nous ne sommes ni une nation ethnique que l’on possède comme un legs, ni une nation éthérée que l’on obtient comme un don. Nous sommes une nation civique, une nation de choix et d’effort. C’est précisément ce choix et cet effort qu’a opérés Missak Manouchian. Qu’il soit assuré que son sentiment de « [mourir] en soldat régulier de l’armée française de la Libération4Dernière lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée le 21 février 1944. » sera commémoré.

Bien avant Manouchian, l’armée révolutionnaire de l’an II, celle qui devait défendre la patrie en danger sur les fronts intérieur et extérieur, procédait d’une conception de la nationalité identique. En 1793, la Convention nationale enrôle 300 000 conscrits, une « levée en masse » complétée par les hommes volontaires. La Convention nationale n’hésite pas à accepter des officiers étrangers engagés aux côtés de la France. L’historien Walter Bruyère-Ostells explique : « Très rapidement, des volontaires incarnent l’esprit universel de la Révolution française. Une grande part est constituée de jacobins européens, comme Arnold-Ferdinand Donckier de Donceel au sein de la légion de Luckner peu avant Valmy. Francisco de Miranda est général au service français à Valmy avant d’être le premier chef du combat pour l’indépendance du Venezuela. (…) Sous couvert d’universalité de la Grande Nation sont enrôlés des officiers étrangers expérimentés dont la France a cruellement besoin après l’hémorragie de l’émigration5Walter Bruyère-Ostells, « Les étrangers dans les armées françaises de 1789 à 1945 », Inflexions, vol. 34, n°1, 2017, pp. 13-21.. »

Dans notre histoire, l’acquisition de la nationalité est à la fois plus universelle que le droit du sang et plus engageante que le droit du sol. Nous devenons et demeurons Français par la persévérance de notre foi dans une idée, la France. Cette volatilité n’enlève pas moins l’exigence de cette nationalité, qui implique une permanence philosophique. Elle ne cache pas, non plus, sa sévérité, celle d’une éviction de la communauté nationale.

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L’universalité d’une nation civique 

Des hommes et des femmes ont acquis la nationalité française par leur mérite, comme Missak Manouchian ; d’autres l’ont perdue par leur infamie. Dans notre tradition, on peut perdre sa nationalité en tournant le dos aux principes constitutifs de notre Nation. Ainsi, la IIe République consacre en 1848 une procédure assimilable à la déchéance de nationalité, corollaire de l’abolition de l’esclavage6Décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage . Néanmoins, la jurisprudence a adouci cette mesure portée par l’abolitionniste Victor Schœlcher. Lire à ce propos : Laurent de Boissieu, Historique de la législation sur la déchéance de la nationalité 1848-1938, iPolitique.. Cette sanction touche les citoyens français qui se rendent coupables de « crime de lèse-humanité » en continuant la traite humaine. La déchéance de nationalité s’est poursuivie au XXe siècle mais très peu de personnes ont réellement été frappées par celle-ci. L’historien Patrick Weil explique : « En 1927, la déchéance de la nationalité devient une mesure permanente (…) On prévoit donc que pourront être déchus les Français d’origine étrangère qui se seront livrés à des actes contraires à la sécurité intérieure, à des actes incompatibles avec la qualité de Français au profit d’un État étranger, ou qui se seront soustraits aux obligations du service militaire. (…) Entre 1927 et 1940, on ne dénombre ainsi que 16 cas7Thomas Vampouille, « La déchéance de nationalité est une mesure d’exception », Le Figaro, 2 août 2010.. » Le régime de Vichy a recouru massivement à la déchéance de nationalité, transformant nombre de nos concitoyens en apatrides. La pratique a été, de fait, frappée du sceau de l’abjection morale et juridique, la Convention de New York du 30 août 1961 interdisant aux États signataires, dont la France, de créer des apatrides. On a donc pu, en dépit des débats sur la déchéance de nationalité, naître Français et ne plus se révéler digne de sa Nation en prenant le parti du déshonneur.

La nationalité française n’a jamais été conçue comme une rente. On ne peut en hériter par la grâce du statut, sans s’astreindre au respect des devoirs moraux qui lui sont attachés. On peut être né à l’étranger, sans ancêtre français, et acquérir la nationalité française par sa volonté. On peut être né en France et disposer d’aïeux français immémoriaux et se révéler indigne de sa nationalité. La France reconnaît, dans ses frontières, la probité des citoyens français. Ses frontières, justement, celles qu’on aime à dépeindre comme enfermantes, restrictives, presque xénophobes. Une fois encore, la France est la plus universelle des Nations. Régis Debray rappelle que « la frontière est une limite hospitalière garante de la diversité du monde8Régis Debray, « La frontière est une limite hospitalière garante de la diversité du monde », France Inter, 30 avril 2012.». Être Français, c’est se résoudre à cette conflictualité harmonieuse entre la patrie la plus universelle et l’internationalisme le plus patriotique ; c’est comprendre qu’en chérissant les frontières d’un pays et ce qu’elles apportent à la communauté nationale, on s’ouvre, plus qu’aucun autre, sur le genre humain et sur le monde dans toute sa diversité. Sur ce point, écoutons plutôt Georges Clemenceau qui écrivait dans L’Homme enchaîné en 1916 : « J’ai donc la chance particulière, comme citoyen d’une si grande et si belle patrie, de pouvoir, en accomplissant mon élémentaire devoir de bon patriote, donner satisfaction aux plus hautes aspirations de l’homme9Samuël Tomei, « La patrie selon Clemenceau, clef de l’universel », Humanisme, vol. 321, n°4, 2018, pp. 52-58.. » Missak Manouchian porte lui aussi cette dialectique qui oppose l’internationalisme au patriotisme.

La République sociale, notre patrimoine national

Missak Manouchian et ses camarades étaient communistes ; leur idéal révolutionnaire n’avait pas de frontière. Ils ont pourtant chevauché le patriotisme le plus noble, sans l’ombre d’un doute. La justice sociale et l’émancipation des travailleurs sont donc consubstantielles de notre patrimoine national. La République sociale n’est pas une variante abâtardie de la belle et grande République universelle ; elle en est une composante infrangible, un maillon incessible. Il n’est pas nécessaire de remonter cinquante ans d’enquêtes d’opinion pour comprendre l’attachement viscéral des Français à leur État social. Il les constitue, au même titre que leur hymne ou leur drapeau. La remise en cause des retraites, de la Sécurité sociale ou de l’assurance chômage, c’est aussi un sacrilège contre l’identité nationale. Il s’agit d’une rupture dans la chaîne de solidarité sociale qui court à travers les âges. Depuis la IIIe République, le solidarisme de Léon Bourgeois postule une dette initiale que chaque individu contracte, en venant au monde, à l’égard de l’humanité passée. Il doit aux générations précédentes l’intégralité du savoir et des réalisations dont il dispose. Il ne peut donc s’acquitter de cet emprunt qu’en contribuant socialement à l’humanité qui vient. L’avenir dépend du devoir que le présent s’impose envers le passé. De même, la concorde nationale, allant des communistes aux gaullistes, a enfanté les droits sociaux français, au sortir de la guerre. Ils sont l’enveloppe charnelle de l’âme républicaine. Ils ne sont ni de gauche, ni de droite ; ils sont l’essence d’un peuple monde, ils sont l’homothétie des Lumières. Ils sont Français.

Notre patrimoine collectif a cela de bouleversant qu’il unit en son sein des sensibilités politiques éparses, des histoires de vie divergentes, des antagonismes de toutes natures. Il est pourtant notre bien commun, le socle fondamental qui fait que nous tenons ensemble. Demeurer patriote avec Missak Manouchian, c’est donc accueillir en soi notre passé comme un tout, et ce malgré son infinie diversité. Marc Bloch écrivait : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération10Marc Bloch, L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Paris, Société des Éditions « Franc-Tireur », 1946, 1re éd. ». Une France laïque et républicaine doit faire sien plus d’un millénaire de royauté catholique, de monarchie de droit divin. Une France élitaire et opulente doit accepter le communisme populaire qui permit sa permanence. Il existe des moments de solidarité nationale où nous parvenons à rassembler ce qui est épars. Notre patrimoine historique est pavé de ces instants d’égrégore.

Pourtant, la balkanisation de la société française paraît irrémédiable, tant les ferments de la dissension nationale sont à l’œuvre. On note, jour après jour, la fragmentation du peuple en tribus toujours plus fines et parcellaires. La promesse de la panthéonisation de Missak et de Mélinée Manouchian se joue précisément à cet endroit. Nous croyons, un peu naïvement, que l’étranger et le national, le prolétaire et le bourgeois, le religieux et l’athée, la gauche et la droite, bref que les antagonismes pourront une fois encore communier dans la foi patriotique. D’où que nous venons, quels que soient nos obsessions, nos dieux et nos diables, nous avons Manouchian en partage. Il ne s’agit ni d’aplanir les contradictions, ni de taire les oppositions, encore moins d’affadir le commun, mais de regarder, dignement, dans la même direction. Il n’y a pas de plus belle quête que celle de trouver, dans un peuple tiraillé par ses conflits existentiels, un point de convergence fugace mais fraternel.

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    Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée. Durant la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande, il s’agit des unités de la Résistance communiste intérieure, composées de combattants étrangers.
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    Dernière lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée le 21 février 1944 à la prison de Fresnes, quelques heures avant qu’il soit fusillé à la forteresse du Mont-Valérien.
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    Procès de Missak Manouchian et de son groupe de résistants, à l’hôtel Continental à Paris, le 15 février 1944 dans Eve Szeftel, « Missak Manouchian, apatride mais Français par le sang versé », Libération, 21 février 2022.
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    Dernière lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée le 21 février 1944.
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    Walter Bruyère-Ostells, « Les étrangers dans les armées françaises de 1789 à 1945 », Inflexions, vol. 34, n°1, 2017, pp. 13-21.
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    Décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage . Néanmoins, la jurisprudence a adouci cette mesure portée par l’abolitionniste Victor Schœlcher. Lire à ce propos : Laurent de Boissieu, Historique de la législation sur la déchéance de la nationalité 1848-1938, iPolitique.
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    Thomas Vampouille, « La déchéance de nationalité est une mesure d’exception », Le Figaro, 2 août 2010.
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    Samuël Tomei, « La patrie selon Clemenceau, clef de l’universel », Humanisme, vol. 321, n°4, 2018, pp. 52-58.
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    Marc Bloch, L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Paris, Société des Éditions « Franc-Tireur », 1946, 1re éd.

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