Michel Rocard, un esprit réaliste, voulant réconcilier la gauche et l’économie

Dans Le Monde, Daniel Cohen, président du Conseil d’orientation scientifique de la Fondation Jean-Jaurès, et Gilles Finchelstein, son directeur général, reviennent sur le parcours et la personnalité de Michel Rocard.

Michel Rocard est mort. C’est la vie politique française tout entière qui est en deuil. Il ne s’agit pas, ici, à chaud, de dresser un bilan: le recul est trop court, la place trop limitée, le chagrin trop présent. Il faut essayer, simplement, de commencer à prendre la mesure de la richesse et, surtout, de l’actualité de cet homme. Il faut tenter de penser ce que, avec lui, la « deuxième gauche » a apporté à la gauche et à la France.

Les pieds sur la terre – au contact des réalités. La tête dans le ciel – au royaume des idées et des idéaux. Michel Rocard, comme Pierre Mendes France dont il est l’héritier, c’est d’abord une certaine conception de la politique. Celle qui ne dissocie jamais les moyens et les fins. Celle qui s’attache, toujours, à la vérité des faits – car les faits se vengent, et d’abord au détriment des plus faibles, lorsqu’ils sont ignorés. Celle qui impose le respect des hommes – car la confrontation des idées ne saurait excuser d’avilir ou de salir celles et ceux avec lesquels on est en désaccord. Michel Rocard a porté cette exigence et défendu cette noblesse de la politique.

Michel Rocard, c’est une passion de la démocratie dont on mesure aujourd’hui combien elle est loin d’être définitivement acquise. Un combat contre les totalitarismes. Un combat pour défendre l’Etat de droit. Un combat pour garantir la séparation des pouvoirs. Mais, au-delà encore, sa marque aura été, contre la « première gauche », de combattre une double illusion, ayant la même racine: l’illusion d’un Etat omnipotent et l’illusion d’une politique omnisciente. Il y a réagi en s’engageant très tôt pour « décoloniser la province », en promouvant aussi bien la société civile et l’échange avec le monde intellectuel que les partenaires syndicaux et la recherche du compromis social. Le démocrate était un social-démocrate. Il était aussi un européen convaincu, prêt aussi à déléguer une part de la souveraineté nationale à l’Europe.

Michel Rocard, c’est un réformiste en action. Il voulait intensément gouverner, car c’est bien à cela pour lui que doit tendre le combat politique. Il acceptait le compromis, seule voie pour éviter le blocage et donc, in fine, le statu quo. Il voulait agir et il a agi. Il voulait faire et il a fait. C’est vrai dans les différents ministères qu’il a occupés, inventant les contrats de plan entre l’Etat et les régions, réformant l’enseignement agricole… C’est vrai évidemment du gouvernement qu’il a dirigé pendant près de trois années – de l’instauration du RMI à la création de la CSG en passant par la paix en Nouvelle-Calédonie, la réforme du financement des partis politiques sans oublier cette volonté de « rénover les cages d’escalier » dont on a moqué la modestie alors qu’il aurait été plus sage d’en mesurer l’ambition et l’intuition.

Michel Rocard a été un esprit réaliste, voulant réconcilier la gauche et l’économie. Il est resté pourtant, toute sa vie, un esprit critique. Critique envers la société médiatique, s’inquiétant de la dictature du court terme comme de la passion pour les petites phrases ou les annonces tonitruantes. Critique envers les dérives d’un capitalisme qu’il n’a cessé d’analyser : la reconnaissance de l’économie de marché ne signifiait pas quitus à la financiarisation du monde, à la cupidité qu’elle engendre ou aux dérégulations folles qu’elle provoque. En témoigne aussi le soutien qu’il avait apporté à l’économie sociale et solidaire lorsqu’il était à Matignon, et sa reconnaissance précoce de l’environnement comme une dimension majeure de ce que ses conseillers appelaient, pour en sourire parfois, la bataille pour l’organisation de la planète…

Michel Rocard était un Français internationaliste. Français, passionnément, aimant son pays, son histoire, son Etat et son peuple. Mais, aussi, internationaliste. Dans l’ouverture aux autres, sur tous les continents. Dans le combat pour les autres, considérant que la devise de la République était un étendard pour le monde, défendant, au nom de la liberté, la décolonisation (il dit dans ses Mémoires à quel point la guerre d’Algérie avait changé sa vie) qu’il prolongera ensuite pour le développement du sud.

Michel Rocard a incarné tout cela : une certaine conception de la politique, une passion de la démocratie, un réformiste en action, un esprit critique, un Français internationaliste. C’est la marque de la deuxième gauche. Mais il ne faudrait pas que la partie fasse oublier le tout. Michel Rocard était un homme de convictions. Il se méfiait du pragmatisme sans principe. Il combattait le cynisme en politique. Il était socialiste, rappelant dans sa dernière interview, qu’il fallait d’abord que ceux qui se réclament de lui n’oublient pas de l’être. Il était militant, aimant débattre, convaincre, mais écoutant les autres avec avidité, toujours curieux d’entendre de nouveaux arguments, se les appropriant vite lorsqu’il était séduit. Il revendiquait l’appartenance à un camp – la gauche – ce qui ne l’empêchait ni de critiquer les siens ni d’estimer les autres.

Il n’a pas été Président de la République ? Il a été Premier ministre, ministre, parlementaire national et européen, chef de parti. Il n’a pas été Président de la République ? Il a peut-être au fond été plus que cela : il a inspiré les Français. C’est grâce à lui que, comme tant d’autres, nous avons pensé que la politique pouvait être digne. C’est, dans la fidélité à ce qu’il a été, que nous continuerons à nous engager.

Retrouvez la tribune sur Le Monde (5 juillet 2016)

 

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