La pandémie, qui a très sévèrement et continue de frapper le Mexique, avec une stratégie sanitaire des autorités pour le moins contestable, a eu et a des conséquences sociales considérables, dont témoigne le texte du chercheur Saúl Escobar. Professeur et chercheur à l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH-Mexico), Saúl Escobar est l’auteur d’un ouvrage sur les travailleurs au XXe siècle, et les rapports entre syndicats, État et société au Mexique (1907-2004).
En hommage à Enrique González Rojo, ami et camarade de luttes, poète admirable et penseur marxiste.
Une lecture sommaire des témoignages recueillis par Blanca Velázquez Diaz, publiés par la Fondation Friedrich-Ebert, permet de mesurer la dure réalité supportée ces derniers mois par les ouvrières des usines sous-traitantes étrangères de l’État de Morelos. Leurs paroles reflètent, sans doute aussi, ce qu’ont vécu des millions de travailleurs dans tout le pays.
La publication signale que ces entretiens ont été réalisés téléphoniquement à la mi-2020, et que l’âge de ces femmes oscille de 20 à 40 ans ; que leur niveau de scolarisation est celui du primaire ; qu’elles viennent de la campagne ou de petites localités urbaines, sans beaucoup d’offres de travail, toutes choses expliquant leur migration vers les grandes villes de l’État de Morelos, lieu d’implantation d’usines d’assemblage, produisant pour les grandes marques de consortiums étrangers.
Leurs conditions de travail étaient déjà difficiles. Dans le secteur du textile, plus précisément celui de la confection, de l’habillement et de la chaussure, les ouvrières travaillent plus de huit heures par jour et sont en permanence assises sur des sièges non-ergonomiques, dans des endroits très chauds, fermés et peu ventilés.
La propagation de la Covid-19 n’a fait qu’aggraver les choses. D’abord parce que les patrons de ces usines de Morelos n’ont pas respecté les recommandations officielles et ont privilégié le licenciement de leurs employées, ou la réduction de moitié de leurs salaires hebdomadaires.
Une travailleuse, par exemple, identifiée comme Lili, dit que l’entreprise lui verse 280 pesos par semaine 11 euro = 24,1 pesos mexicains., et une autre, Anita, déclare : « actuellement, je fais du ménage chez des gens, parce que, vraiment, je n’y arrive pas avec les 400 pesos que me donne la fabrique ». Ces témoignages sont confirmés par d’autres concernant la réduction des salaires de moitié.
Une autre salariée, Vicky, indique : « Avec seulement un demi-salaire, je suis mal, qu’est-ce-que je vais devenir avec seulement 400 pesos par semaine, c’est le vide, l’entreprise nous tient avec des promesses, mais qui sait quand nous allons travailler à nouveau de façon normale ? ».
Quelques autres, un peu mieux loties, ont déclaré : « depuis le 3 avril, ils nous ont mis à pied avec un salaire de base, mais qui est bien bas, de 833 pesos par semaine. ».
Il y a eu aussi le cas d’ouvrières qui ont décidé de ne plus travailler pour ne pas être infectées et qui ont été licenciées. C’est le cas de Brenda : « L’entreprise m’a désignée pour continuer à travailler en journées à risque. J’ai vu que plusieurs collègues sont revenues malades à la maison, avec les symptômes de la Covid-19. C’est pour ça que j’ai décidé de ne pas m’exposer au coronavirus. Le contremaître a fait une grosse colère, critiquant ma décision, mais moi j’étais sûre d’avoir fait ce qui était correct, rester chez moi pour me protéger. Maintenant ils m’ont licenciée, ils ne m’appellent plus. »
Toutes pratiquement disent passer par un moment de grande tension émotionnelle. Ainsi Justina : « Bon, tu sais, personnellement, mentalement, j’essaie de prendre les choses avec calme, mais c’est pratiquement impossible quand je regarde la télévision et les réseaux sociaux qui débordent d’informations sur la pandémie, de mauvaises nouvelles. Les infos ont été très sensationnalistes, et tout ça m’empêche souvent de trouver le sommeil. »
Puis les travailleuses ont été interrogées sur les aides du gouvernement. Toutes ont répondu qu’elles n’avaient rien reçu des autorités fédérales, des États fédérés et des municipalités. C’est le cas de Maria : « Non, en ce qui me concerne, rien. Une fois, je me souviens que le maire et un adjoint de la municipalité (Emiliano Zapata) répartissaient des provisions, mais il fallait payer » ; mais également de Vicky : « Tu rigoles ! Rien, pas même un verre d’eau » ; et d’Anita : « Rien de rien, pour ce qui me concerne, ici dans le quartier, pas une aide alimentaire ».
L’auteure de l’enquête en tire les conclusions suivantes : « Les observations principales signalées sont les licenciements injustifiés pris pendant les mois d’urgence sanitaire. La préoccupation principale des travailleuses est de savoir comment avoir des revenus, parce que la situation actuelle de l’emploi est de plus en plus difficile. Leur santé mentale et émotionnelle est en tension constante, en particulier du fait des revenus économiques insuffisants pour faire vivre leurs familles ; il faut y ajouter la peur ressentie d’une contagion au Covid-19 possible en sortant dans la rue pour chercher un revenu. Sans parler que vient en plus le double ou triple travail hebdomadaire. Et aussi l’école à la maison avec les enfants en bas âge qui leur donnent beaucoup de travail en plus. Parce que s’occuper des enfants leur incombe principalement, simplement parce qu’elles sont femmes, alors qu’elles ont sur le dos des responsabilités multiples, et peu ou pas d’aide de leurs conjoints, situation génératrice de stress, de préoccupations, d’anxiété et d’insécurité, conséquences parmi d’autres. »
Un autre élément important de l’enquête renvoie au comportement des syndicats. En concordance avec les témoignages collectés, Blanca Velázquez, l’auteure de l’enquête, signale qu’en temps normal, les syndicats de la branche ne défendent pas « leurs bases ». Et donc encore moins en ces temps de pandémie, où ils ont accepté sans scrupules les décisions des entreprises et ont abandonné à leur sort les travailleuses.
Dernier point, le texte signale l’absence quasi totale de l’État mexicain pour affronter cette situation, en particulier celle de l’État fédéral. Avec raison, l’auteure de l’enquête conclut : « Les programmes sociaux du gouvernement fédéral qui ont ciblé des secteurs particuliers, les populations vulnérables, devraient être élargis aux travailleurs et travailleuses licenciés, ou victimes de patrons qui ne payent plus des salaires complets. Nous estimons que la création de programmes extraordinaires pour les personnes licenciées devrait être mise en chantier tout de suite, ou à défaut proposer une loi d’assurance-emploi permettant de pallier cette grave situation et former ceux qui en ont besoin afin qu’ils puissent trouver un emploi dans d’autres activités et professions. »
« L’oubli » qui a relégué des millions de salariés a eu un coût social élevé et s’est converti en obstacle à la reprise économique. Il est difficile de comprendre les raisons de cet abandon de la part du gouvernement. Peut-être a-t-il cru que les entreprises continueraient à verser des salaires complets ou que les licenciements pourraient se solutionner rapidement. Pourtant, il était fort probable que les choses ne se passent pas comme ça, compte tenu du comportement de bien des entreprises ces dernières décennies, consistant à violer le code du travail, et compte tenu aussi de l’absence de syndicats représentatifs, en particulier dans les usines d’assemblage.
L’absence de politique protégeant les travailleurs pendant la pandémie paraît répondre à un projet économique fondé sur les équilibres budgétaires, et une dépense publique austère, excluant toute mesures d’urgence. Les témoignages recueillis dans la publication signalée reflètent les effets désastreux de ces décisions. Attendre que l’économie des États-Unis soit le facteur principal de la reprise, pourra être plus ou moins vérifié les prochains mois. Cela dit, cela ne corrigera pas les dégâts subis par les familles de la classe ouvrière. Pas plus que cela ne va dynamiser l’emploi, s’il n’y a pas de mesures d’accompagnement, comme une assurance-chômage, l’encouragement à la production et à la consommation intérieure.
Les mots de souffrance et de douleur recueillis et publiés par Blanca Velázquez sont un témoignage très parlant de ce qu’aurait pu faire le gouvernement de la République [suivant ce qui a été fait dans d’autres pays et même dans la ville de México] et qui pourtant a été écarté.
- 11 euro = 24,1 pesos mexicains.