Cette déclaration est née à l’issue des deux premières réunions du « Think Tanks Tandem », organisées en juillet et octobre 2016 entre des représentants de think tanks français et allemands pour dialoguer sur la menace terroriste et la crise des réfugiés (juillet 2016) ainsi que sur la politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne (PSDC) et la politique européenne de voisinage (octobre 2016). Elle est signée de Yves Bertoncini (Institut Jacques Delors), Gilles Finchelstein (Fondation Jean-Jaurès), Marcel Grignard (Confrontations Europe), Julie Hamann (Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik), Ronja Kempin (Stiftung Wissenschaft und Politik), Guillaume Klossa (Europa Nova), Nicole Koenig (Jacques Delors Institut – Berlin), Martin Koopmann (Stiftung Genshagen), Jean-Pierre Maulny (Institut de relations internationales et stratégiques), Marc-Olivier Padis (Terra Nova), Sophie Pornschlegel (Polis 180), Dominic Schwickert (Das Progressive Zentrum), Stefan Seidendorf (Deutsch-Französisches Institut), Hans Stark (Institut francais des relations internationales).
Les attentats terroristes perpétrés en Allemagne et en France à l’été 2016 s’ajoutent de manière tragique à la série d’attaques commises auparavant en France, en Belgique et dans d’autres pays européens. De même, les conséquences de la crise des réfugiés sont toujours nettement palpables plus d’un an après qu’elle ait atteint son paroxysme à l’automne 2015. Ces deux évolutions requièrent plus que jamais que nos deux pays se mobilisent ensemble, au-delà de la louable solidarité spontanée qu’elles ont déclenchée.
Des réponses différentes en Allemagne et en France
Des deux côtés du Rhin, les sociétés ont été touchées de manière différente par ces défis. Si la lutte contre le terrorisme est passée au premier plan en France, les discussions en Allemagne ont tourné autour de la politique d’asile et du partage des charges avec les pays voisins concernant la répartition des réfugiés. Dans l’ensemble, aucun véritable débat commun franco-allemand n’a donc eu lieu autour de ces défis, et les deux pays y ont réagi de façon très différente en raison de leurs priorités divergentes.
Depuis les attentats perpétrés sur son territoire, la France se trouve en première ligne dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Ainsi, sur le plan de la politique intérieure, Paris a proclamé l’état d’urgence, valable jusqu’à ce jour, tandis qu’en politique étrangère tous les moyens diplomatiques et militaires ont été mobilisés pour combattre le terrorisme au Proche-Orient et en Afrique. De son côté, l’Allemagne s’investit elle aussi dans la lutte contre le terrorisme dans ces deux régions, tant au niveau diplomatique que militaire. Cet engagement militaire est d’ailleurs par trop souvent sous-estimé. De fait, conformément au plafond des mandats parlementaires respectifs, plus de 2 000 soldats allemands peuvent participer à des opérations en Syrie/Irak et dans la région du Sahel. Il est vrai néanmoins que globalement, la politique anti-terroriste de Berlin mise avant tout sur la prévention et le travail des services secrets.
Au sujet de la politique des réfugiés également, l’Allemagne et la France n’ont pas choisi d’emblée la même démarche. L’Allemagne a favorisé une approche plutôt humanitaire, estimant que les réfugiés venus du Proche-Orient et d’autres régions du monde sont à considérer comme des victimes et non pas comme une menace, et qu’ils ont donc droit à ce que leur demande d’asile soit examinée en Allemagne. En revanche, la France s’est montrée moins ouverte en raison de sa situation économique, sociale et politique. Les autorités françaises ont même laissé entendre qu’elles jugeaient imprudent d’accueillir « à bras ouverts » les flots de réfugiés qui selon elles comptaient aussi de nombreux migrants économiques et quelques terroristes potentiels.
Depuis l’élargissement du plan de réinstallation des réfugiés en France et les attentats terroristes en Allemagne, les débats publics ont toutefois fini par se rapprocher. Les conditions sont désormais propices pour une concertation plus poussée de la part des deux gouvernements sur ces sujets. À travers les propositions suivantes élaborées en tandem, nous souhaitons y apporter une contribution.
Propositions pour une politique commune franco-allemande
Afin de lutter contre le terrorisme, il serait souhaitable que l’Allemagne et la France élaborent une initiative commune axée sur une coopération plus étroite aussi bien au niveau de la politique intérieure qu’extérieure. En politique intérieure, le seul moyen de mettre hors d’état de nuire les terroristes sur place est, premièrement, de renforcer la coopération des autorités de police et de sécurité, des services secrets et de la justice des deux pays. Deuxièmement, une telle initiative devra prendre en compte les frontières de l’espace Schengen où, sur une proposition avancée fin 2015 par la Commission européenne, un Corps européen de garde-frontières a pu être créé en octobre 2016 grâce au soutien essentiel franco-allemand. Troisièmement, l’Allemagne et la France doivent approfondir leurs réflexions communes pour trouver des réponses sociales et politiques à la radicalisation islamiste au sein de nos sociétés. Confrontés aux mêmes défis mais agissant dans le cadre de systèmes politiques et administratifs fort différents, nos deux pays ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre dans les domaines de la prévention, de la déradicalisation et de l’intégration, et aussi concernant les profils et les trajectoires des auteurs des attaques terroristes récentes.
En politique étrangère, une initiative franco-allemande devra se concentrer sur la Syrie, l’Irak, la Libye et la région du Sahel afin de combattre Daech et ses métastases. Cela ne peut fonctionner qu’à travers des interventions sur place. À cet effet, il serait souhaitable que l’Allemagne envisage d’intensifier encore son engagement militaire à l’avenir pour que nos deux pays puissent agir plus activement dans notre voisinage immédiat. Il va de soi qu’un tel engagement ne pourrait s’effectuer qu’avec un mandat international et sous contrôle parlementaire afin de garantir la légitimité des interventions.
Quant à la politique vis-à-vis des réfugiés, l’évolution de la situation depuis l’automne 2015 a créé des conditions permettant plus de convergence entre nos deux pays. Le flux des réfugiés provenant du Proche-Orient à travers la Turquie et la Grèce a pu être réduit de manière considérable par rapport à l’année 2015 au moyen d’une série de mesures préventives (contrôles plus sévères aux frontières extérieures de l’UE, « hotspots » en Grèce et en Italie, création du corps européen de garde-frontières, accord UE-Turquie). De même, l’intégration des réfugiés arrivés en Allemagne et en France connaît des résultats encourageants malgré l’inquiétude éprouvée par une partie de l’opinion publique. Il incombe désormais à la France notamment de se montrer plus solidaire à l’égard de l’Allemagne mais aussi des autres pays plus ouverts en accueillant plusieurs dizaines de milliers de réfugiés, ce qui ne représente aucun danger ni pour l’économie, ni pour la sécurité, ni pour l’identité d’un si grand pays.
Une approche européenne concertée
Outre une meilleure coordination de la coopération bilatérale, nous appelons la France et l’Allemagne à oeuvrer pour une amélioration des instruments européens destinés à la lutte contre le terrorisme et à répondre au défi des réfugiés. Compte tenu de la complexité des problèmes, seule une approche européenne concertée peut garantir à long terme le succès de ces efforts.
L’amélioration de la capacité d’agir de l’Union européenne en matière de politique de sécurité et de défense constitue un élément central dans ce contexte. Sur la base de l’initiative franco-allemande pour l’intensification de la PSDC lancée en septembre 2016, Berlin et Paris devraient s’employer à ce que l’UE adopte des mesures permettant d’obtenir des progrès notables dans ce domaine. De manière générale, il importe que l’Allemagne et la France s’engagent pour renforcer davantage la PSDC, ne serait-ce que dans l’optique du Brexit et de l’imprévisibilité de la politique étrangère du nouveau gouvernement de Donald Trump. À moyen terme, les réflexions pourraient s’articuler non seulement autour d’une meilleure efficacité de la coopération structurée permanente (CSP), mais aussi autour d’un budget de défense commun. Il s’agit également d’améliorer encore la coopération entre les éléments militaires et civils de la gestion européenne des crises, vu que les crises complexes d’aujourd’hui ne peuvent être résolues qu’à travers l’interaction de tous les instruments disponibles.
Étant donné que le défi du terrorisme et la problématique des réfugiés ont leurs racines dans le voisinage immédiat de l’Europe, l’Allemagne et la France doivent contribuer à ce que la politique européenne de voisinage (PEV), réformée en novembre 2015, soit non seulement mise en oeuvre avec succès, mais aussi améliorée en continu. Il importe notamment de rendre la PEV, conçue d’abord par la Commission, plus « politique ». Berlin et Paris peuvent assumer un rôle dirigeant à cet égard. De plus, il pourrait également être utile de redifférencier la PEV. En effet, l’ancienne répartition géographique prévoyant une politique pour le voisinage oriental d’une part et le voisinage méridional de l’autre est devenue largement obsolète. Une redistribution des pays partenaires de la PEV pourrait impliquer la création de groupes régionaux plus restreints et s’effectuer en phase avec la situation politique actuelle, afin de contrecarrer l’approche traditionnelle du « principe unique ». De même, il serait souhaitable que la France et l’Allemagne s’accordent sur un comportement à adopter envers les régimes autoritaires dans certains pays du voisinage européen. Dans les faits, la réforme de la PEV en 2015 a entraîné un changement de paradigme en passant d’une politique axée sur la transition démocratique à une politique privilégiant la stabilité, ce qui a nettement renforcé la position de certains régimes opposés au changement.
Les défis que représentent la menace terroriste et la crise des réfugiés sont à tel point importants qu’ils pourraient devenir une épreuve de résistance pour les relations franco-allemandes, tant à l’échelon gouvernemental qu’à celui des citoyens. A fortiori si les acteurs populistes et anti-européens des deux pays parvenaient à attiser des réflexes de repli en instrumentalisant ces défis sur le plan de la politique intérieure. La nécessité de coopérer étroitement est donc plus évidente aujourd’hui que jamais. Si nos deux pays font un pas l’un vers l’autre, la coopération face à ces défis pourra consolider non seulement les relations francoallemandes, mais aussi la cohésion de toute l’Union européenne.