Miguel Serna, sociologue et professeur à l’Université de la République en Uruguay, analyse la stratégie mise en place par les autorités uruguayennes face à la crise sanitaire et ses résultats – une situation contrastant considérablement avec celles du Brésil, du Mexique, ou encore du Pérou.
Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès.
L’Uruguay est aujourd’hui dans une situation particulière sur la scène internationale latino-américaine, en raison de son niveau relativement bas de contamination à la Covid-19, alors que la conjoncture régionale est celle d’une expansion de l’épidémie, en particulier chez l’un de ses voisins, le Brésil, qui en est l’épicentre.
Comment expliquer ce résultat paradoxalement positif ?
Première réponse, il y a eu un apprentissage opportun de bonnes pratiques et d’expériences venues d’autres pays, en particulier la nécessité de prendre très tôt des mesures de quarantaine, dès la détection des premiers cas le 13 mars 2020.
Un élément crucial a été le consensus politique entre partis de gouvernement et d’opposition concernant les décisions et mesures sanitaires de quarantaine et d’attention à la population, complété par un accord de suspension des compétitions électorales, qui s’est concrétisé par le report des élections municipales prévues au mois de mai 2020 et reportées à septembre de cette année.
A joué également un autre facteur : l’existence d’un système de santé robuste et réactif – avec une couverture de la population généralisée – organisé pour l’essentiel autour d’un secteur public étendu et de mutuelles privées, et une régulation de l’État et des mécanismes de coordination active sur tout le territoire, permettant l’optimisation des moyens hospitaliers – par exemple l’affectation exclusive d’un hôpital aux malades de la Covid-19 –, afin d’éviter de saturer le système ; un système par ailleurs doté d’un nombre de médecins proportionnellement élevé au regard de la population, et de relevés statistiques fiables.
Par ailleurs, le système de santé a mis en place une stratégie anticipatoire fondée sur le développement de mécanismes d’identification des cas, la recherche de réseaux potentiels de contagion, et le suivi réactif des personnes contaminées, accompagnée de protocoles écrits concernant les quarantaines à domicile. Dès les premiers cas, les contrôles sanitaires ont été élargis aux personnes résidant en maisons de retraite, groupe particulièrement sensible dans un pays ayant une forte proportion d’adultes âgés en situation de risque.
Ce système de santé a compté sur la mobilisation active de la communauté scientifique et universitaire qui s’est rapidement mobilisée pour inventer une technologie locale permettant de réaliser un test généralisable de Covid-19 afin d’identifier très tôt les foyers potentiels de contagion et de diffusion. Parallèlement, le gouvernement a été appuyé par un comité honoraire d’experts du monde académique qui l’a conseillé et a donné une base scientifique aux mesures publiques mises en œuvre. Il convient d’ajouter de multiples initiatives, émanant principalement de l’Université de la République, qui ont contribué à la mise en œuvre et à l’analyse des mesures publiques prises.
Les politiques sanitaires ont été accompagnées d’autres mesures publiques et de propositions concernant le contrôle des effets sociaux de la pandémie.
La déclaration de quarantaine sanitaire de la population a eu pour conséquence de réduire à minimum la présence au travail, la suspension des activités sportives, culturelles et sociales. Cette mise en quarantaine de la population a été complétée par la fermeture des frontières et un contrôle sévère de celles avec les pays limitrophes. En parallèle, la chancellerie a pris l’initiative « Opération Tous à la maison », qui a permis de rapatrier 3300 Uruguayens de 58 pays, citoyens qui ont été soumis à des contrôles sanitaires et à l’obligation de quarantaines, pour réduire l’impact potentiel de foyers d’introduction du virus dans le pays.
La quarantaine a également eu pour conséquence la suspension des activités touristiques – secteur de grande importance économique pour le pays –, avec un contrôle renforcé sur les activités hôtelières, la fermeture des parcs touristiques publics et des campings pendant la semaine du tourisme – équivalent local des vacances de Pâques, un mois après avoir pris le décret officiel de la quarantaine –, semaine qui traditionnellement est celle des plus grands mouvements annuels au sein du pays. Ces contrôles ont effectivement bloqué la mobilité territoriale des personnes.
Mais il ne faut pas oublier l’importance accordée par l’opinion publique à la santé, mise au premier plan avant toutes les autres activités (économiques, sociales, etc.), mais également la responsabilité citoyenne pour respecter la quarantaine et les mesures d’hygiène personnelles et de prévention dans la vie quotidienne de la majorité de la population.
Parmi tous les facteurs convergents ayant permis un résultat positif, deux doivent plus particulièrement être mentionnés.
D’une part, la rapide reconversion du système éducatif public qui, dans les deux semaines ayant suivi la quarantaine, du primaire à l’université, a pu maintenir l’enseignement grâce à une infrastructure technologique et éducative préexistante, implantée dans les dernières décennies pour universaliser l’accès à Internet et l’enseignement informatisé, du Plan Ceibal dans le primaire, jusqu’à une multiplicité d’initiatives dans le secondaire et le supérieur.
D’autre part, des mesures de solidarité et d’urgence ont été prises pour répondre aux conséquences sociales les plus négatives, comme la perte de revenus économiques, de travail, et destinées aux groupes socialement vulnérables, via des aides économiques et de secours alimentaire, et jusqu’à une extension temporaire des assurances chômage.
Malgré tout, le visage optimiste légué par l’imaginaire ancien de « pays modèle » de la première moitié du XXe siècle et l’impulsion donnée par le cycle progressiste de la dernière décennie du XXIe siècle souffrent aussi de « clairs obscurs ». Ils doivent être signalés.
L’Uruguay est un petit pays doté d’une économie dépendante. Une récession de l’activité économique a des conséquences sociales importantes pour divers secteurs économiques, personnes et foyers, avec la perte de travail, la réduction drastique des ressources économiques et des conditions matérielles d’existence, de protections sociales liées à un travail, et un accroissement de situations extrêmes et de violences létales (avec une augmentation notable des morts violentes, en particulier des homicides et suicides).
La gestion de l’urgence sanitaire a eu des bénéfices mais aussi des coûts politiques. Des bénéfices politiques pour la coalition de centre-droit conservatrice avec un renforcement de la légitimité du gouvernement dans l’opinion publique, mais aussi pour les cadres dirigeants du parti d’extrême droite récemment créé, Cabildo Abierto, ainsi que pour le ministre de la Santé, pour celui du Développement social – occupé par un responsable politique issu de l’Opus Dei – et pour les ministres de la Défense et de l’Intérieur.
La « coalition multicolore », constituée sur un programme conservateur à rebours des réformes du cycle progressiste des gauches porté par le Frente Amplio, est entrée en fonction avec la gestion publique de la Covid-19, qui lui a donné auprès de la population un visage plus paternaliste et protecteur que celui du programme présenté aux dernières élections, qui était centré sur une dimension économique libérale. Deux mois après le commencement de la quarantaine sanitaire, le gouvernement a instrumentalisé son image positive dans l’opinion publique pour lancer et faire rapidement approuver une loi intitulée de « considération urgente », paquet législatif « fourre-tout », introduisant des initiatives légales à caractère conservateur sur divers aspects de politiques publiques, et plus particulièrement celles concernant la sécurité publique, renforçant les compétences punitives de l’État et son autorité politique sur l’éducation, et des mesures d’ajustement économique.
Cette conjoncture lance un défi politique à l’opposition, le Frente Amplio – qui va devoir au Parlement établir une stratégie de différenciation avec le gouvernement –, mais aussi pour le mouvement syndical uni, bien organisé à la base et possédant un réseau de liens avec d’autres associations représentatives de la société civile.
Les défis pour l’opposition vont consister à savoir comment procéder à la critique d’une coalition idéologiquement hétérogène mais incluant une présence forte de secteurs de la droite la plus conservatrice, ainsi qu’à la critique des atteintes aux droits et du coût social des ajustements économiques ; il faudra proposer un programme alternatif de gouvernement répondant aux nécessités de la conjoncture et paliant ses effets les plus négatifs sur les classes populaires et les groupes sociaux les plus vulnérables.