A l’heure du cinquantième anniversaire du traité de l’Elysée, Mathias Delori s’interroge sur l’importance et la signification de la politique de réconciliation par la jeunesse qu’il a mise en place.
Synthèse :
Le traité de l’Elysée du 22 janvier 1963 institue une politique publique de réconciliation par les rencontres de jeunes. Cette politique publique détonne, dans le paysage des politiques d’éducation à une cause supranationale, par son caractère ambitieux et massif. De Gaulle avait déclaré à Adenauer, peu avant la signature du traité de l’Elysée, qu’il « ne devrait pas être difficile d’amener en un an un million de jeunes Allemands en France et l’année d’après un million de jeunes Français en Allemagne ». Ce souhait fut en partie exaucé : de 1963 à 1973 (date d’abandon de cette politique sous sa forme massive), l’administration en charge de cette politique subventionna la rencontre d’environ trois millions de jeunes. Pour Joseph Rovan, un des principaux compagnons de route de cette histoire, cette politique « d’échanges de masse » devait permettre de réaliser « la plus grande migration de peuples jamais organisée en temps de paix par des moyens et avec des intentions pacifiques ».
Divers auteurs se sont penchés sur la signification de cette politique de réconciliation par la jeunesse dans le cadre de leurs recherches sur les relations franco-allemandes. Ils ont relevé un fait important pour notre propos : l’optimisme et l’esprit utopique des pères fondateurs de cette politique de « migration de peuples » n’est pas un fait isolé. Il s’inscrit dans la dynamique plus générale du tournant « idéaliste » des relations franco-allemandes. En effet, depuis le début des années 1960, les relations officielles et diplomatiques franco-allemandes baignent dans une ambiance où les références morales et éthiques à la « réconciliation » ou à « l’union » entre les deux pays dépassent l’emphase « normale » des discours diplomatiques. La force de cet idéalisme se lit, par exemple, dans les discours officiels sur la « réconciliation des ennemis héréditaires » ou la « communauté de destin » franco-allemande. Elle transparaît également des grandes cérémonies symboliques telles que la célèbre poignée de main entre le président Mitterrand et le chancelier Kohl à Verdun en septembre 1984. Cet idéalisme se manifeste enfin dans le succès médiatique et journalistique de représentations, comme l’image du « couple » ou du Tandem franco-allemand, qui renvoient à l’idée d’une union naturelle entre la France et l’Allemagne.
En analysant cette politique de réconciliation par la jeunesse sous l’angle de la symbolique, on se donne les moyens de comprendre pourquoi elle a produit des effets au-delà de l’espace social qu’elle est censée réguler : les rencontres de jeunes. En effet, l’argument exposé dans cette Note est que cette politique publique de « migration de peuple à peuple » s’est muée en allégorie politique significative. Si elle n’a pas transformé radicalement les identités française et allemande de politique étrangère, elle a modifié la manière avec laquelle Français et Allemands perçoivent le sens de leur relation dans la construction européenne. Avec d’autres parcelles de l’imaginaire franco-allemand comme le récit de la réconciliation ou l’image du couple/Tandem franco-allemand, la prophétie de la fraternisation des jeunes a contribué à la légitimation du partenariat spécial entre les deux pays. La force de cette symbolique se mesure au fait que les Français et Allemands ne conçoivent plus leur relation bilatérale comme une conséquence latente de la construction européenne mais comme un moteur de celle-ci.