L’Union européenne face à la crise vénézuélienne

Quelles sont les positions de l’Union européenne vis-à-vis de la crise vénézuélienne et pourquoi s’est-elle impliquée pour tenter de la résoudre ? Plus largement, que reflète cet engagement du rôle qu’entend jouer Bruxelles dans les relations internationales ? Le spécialiste de l’Amérique latine Selim Dorel livre son analyse de la politique étrangère de l’Union au prisme de ce qui s’est passé au Venezuela.

Le vent semble tourner pour le Venezuela. Mis au ban de la communauté internationale depuis près de dix ans et les débuts de la dérive autoritaire du gouvernement de Nicolas Maduro, l’État latino-américain semble peu à peu être réintégré sur la scène internationale – en témoignent le rétablissement de ses relations diplomatiques avec la plupart des États de son voisinage1Matheo Malik, « Venezuela : le contexte de la reprise des négociations », Le Grand Continent (blog), 25 novembre 2022., ou encore la présence très médiatisée d’un chef d’État il y a encore peu paria dans les couloirs de la dernière COP. Pourtant, et bien que de nouvelles sessions de négociations entre le gouvernement et l’opposition se soient tenues fin novembre dernier dans la ville de Mexico, la crise multidimensionnelle que traverse le pays ne semble pas terminée. Tout du moins, l’apparente ouverture du régime pourrait laisser augurer une facilitation de l’accès au terrain pour des acteurs internationaux dont l’implication dans la crise fut jusqu’ici plus ou moins fructueuse. C’est en partie le cas de l’Union européenne (UE), dont les prérogatives de puissance globale (ou tout du moins, qui aspire à être reconnue comme telle) l’ont amenée à s’engager plus ou moins activement jusqu’ici dans les tentatives de résolution de la crise vénézuélienne.

Quiconque étudie la place d’une organisation régionale telle que l’Union européenne dans le système international se pose un certain nombre de questions, à commencer simplement par le rôle qu’elle y joue. Ou, tout du moins, comment conçoit-elle ce rôle ? Peut-on distinguer une véritable politique étrangère de l’UE et, si oui, sur quoi repose-t-elle (valeurs, principes, traités et engagements) et comment est-elle mise en pratique ? Y a-t-il une priorité donnée à son voisinage direct ? Ou, justement, l’ambition portée par l’entité politique qu’est l’UE est-elle plutôt globale ?

C’est plutôt sous cet angle que l’Union semble concevoir son identité internationale ; or, comment devient-on un acteur global ? Comment s’exprime cette « actorness » ? Cela peut être lié dans un premier temps à la notion de puissance. Mais la puissance est une notion polysémique : l’UE n’est pas une puissance militaire, mais plutôt civile, législative, normative2Ian Manners, « Normative Power Europe: A Contradiction in Terms? », JCMS: Journal of Common Market Studies, 40, no 2, juin 2002, pp. 235‑258.. Comment se décline l’action d’une puissance normative ? Une puissance « normative » à visée globale peut par exemple se distinguer par son engagement en faveur de la démocratie et de la paix. Ainsi, l’action globale de l’UE va en ce sens, entre promotion de la démocratie et résolution de conflits, notamment par l’engagement dans un certain nombre d’initiatives de médiations internationales3Antje Herrberg, « Translating the Peace Ambition into Practice: The Role of the European External Action Service in EU Peace Mediation », European Foreign Affairs Review, 26, no1, 2021..

L’étude de cas sur le Venezuela permet de répondre à une partie de nos questionnements. Si l’Amérique latine semble bien éloignée des préoccupations européennes, ainsi que de son action, ses ambitions « globales » lui intiment de faire preuve de présence sur ce terrain, bien qu’éloigné et marqué par la domination continentale d’une autre puissance (néanmoins contestée), les États-Unis. Par deux fois notamment, l’UE s’est investie dans la résolution de conflits sur le continent américain : lors du conflit centre-américain des années 1980, via l’accompagnement des médiations menées par le Groupe de Contadora, puis par l’appui au processus de paix colombien ayant débouché sur les accords de 20164Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzón, « Between Human and State Security: Does the European Union Offer a Coherent Response to Security Challenges in Central America, Colombia and Venezuela? », Colombia Internacional, no105, 2021, pp. 117‑145.. Au Venezuela, la situation est plus complexe. Les réactions européennes se firent tardives, dues à l’enchevêtrement des initiatives de réponse à la crise, souvent paradoxales voire conflictuelles5David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », European Review of Latin American and Caribbean Studies/Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y del Caribe, no109, 2020, pp. 157‑79..

Nous tenterons donc dans cet article de montrer en quoi l’action européenne au Venezuela s’inscrit dans l’expression d’un rôle international qui se veut celui d’une puissance normative, porteuse d’un socle de valeurs qu’elle exporte et diffuse à l’échelle globale, notamment au travers de certaines pratiques telles que la résolution de conflit, souvent dans un rôle de médiation.

L’Union européenne dans le système international : un rôle basé sur la promotion de normes démocratiques et pacifiques

Rôle et puissance normative

Il est complexe de définir l’Union européenne comme un acteur international unitaire, dans le sens où l’Union représente un mélange hybride de formes de gouvernance à la fois transnationales et internationales – transcendant par là-même la norme westphalienne. Que l’Union européenne soit une entité de caractère distinct au sein du système international ne l’empêche néanmoins pas, pour Barry Buzan et Richard Little, d’être caractérisée comme un acteur de ce système6Barry Buzan et Richard Little, International Systems in World History, Oxford, Oxford University Press, 2000.. Gunnar Sjöstedt fonde sa définition d’un acteur international sur trois critères : premièrement, sa distinctivité par rapport aux autres acteurs, mais également par rapport à l’environnement global. Deuxièmement, son autonomie (ou « souveraineté » dans une approche plus étatiste). Enfin, une série de préconditions structurelles qui lui permettent d’agir à l’échelle internationale, à savoir une personnalité légale, des capacités diplomatiques ainsi que de négociation7Gunnar Sjöstedt, The external role of the European Community, vol. 7, Gower Publishing Company Limited, 1977..

Si l’on part donc du principe que l’Union européenne est un acteur du système international, comment cette dernière conçoit-elle son rôle dans le monde ? Si d’aucuns considèrent un certain nombre de ressources, à commencer par les capacités militaires, comme facteurs d’influence dans le système international, c’est autour de sa dimension normative que l’Union européenne s’est au fil des années construit une identité distincte sur la scène internationale.

Ainsi, Ian Manners avance que le caractère normatif de l’Union européenne tire ses origines de la conception même du projet européen, porté par des élites, basé sur des traités et un certain ordre légal. Ainsi, les normes constitutionnelles sont des facteurs constitutifs de l’identité internationale de l’Europe ; et si, dès 1973, la déclaration de Copenhague sur l’identité européenne fait état des principes de démocratie, d’État de droit, de justice sociale et de respect des droits humains, le Traité de l’Union européenne donne à ces principes une valeur constitutionnelle.

Ian Manners établit le socle normatif de l’UE sur la base de cinq normes centrales, qui sont les suivantes : tout d’abord la paix, suivie de l’idée de liberté, puis la démocratie, l’État de droit et le respect des droits humains. Quatre autres principes, tirés de la constitution et des pratiques de l’UE, peuvent être ajoutés à ce cœur normatif : il s’agit de la notion de solidarité, la lutte contre les discriminations, mais également l’engagement en faveur des enjeux de développement et du principe de « bonne gouvernance »8Ian Manners, « Normative Power Europe: A Contradiction in Terms? », JCMS: Journal of Common Market Studies, 40, no2, juin 2002, pp. 235‑258.. Ces deux derniers principes semblent particulièrement à même d’être invoqués dans l’analyse de l’action européenne au Venezuela. C’est en effet ce dernier principe qui régit, entre autres, les missions européennes d’assistance et d’observation électorale9« EU Election Observation Missions », EEAS Website , consulté le 10 décembre 2022..

La promotion des principes précédemment cités est par conséquent une précondition indispensable de la légitimité européenne sur la scène internationale, et elle fait office de guide pour la politique étrangère de l’UE. Ainsi, le Traité de Lisbonne sert de base légale à la définition de l’Union européenne comme organisme de promotion de la paix, incluant par la même occasion la création du Service européen d’action extérieure (SEAS), organe coordonnant la « politique étrangère » de l’Union européenne10« SEAE », consulté le 10 décembre 2022.. Le Traité, entré en vigueur le 1er janvier 2009, avance par le même mouvement une définition de la paix articulée autour des notions de sécurité et stabilité et une pratique de la résolution de conflit basée sur la réponse aux racines du conflit via la promotion de la démocratie, de la bonne gouvernance, des droits humains, du développement durable et de la sécurité humaine11« The Treaty of Lisbon | Fact Sheets on the European Union », Parlement européen, consulté le 10 décembre 2022.. L’UE est donc vouée à la résolution de conflit par une disposition légale.

Un rôle qui se traduit par des pratiques de médiation

Or, comme le pointe Hill, des compromis sont nécessaires entre la poursuite par les États et entités politiques de leurs intérêts propres (dans une perspective réaliste) et les nécessités d’un système international fonctionnel12Christopher Hill, « The Capability-Expectations Gap, or Conceptualizing Europe’s International Role », JCMS: Journal of Common Market Studies, 31, no3, 1993, pp. 305‑328.. La conceptualisation de l’Union européenne sur la scène internationale repose ainsi sur des principes, évoqués précédemment, permettant idéalement à l’Union de remplir cette double fonction : poursuivre ses intérêts en matière de statut global (s’affirmer comme puissance normative) et contribuer au fonctionnement harmonieux du système international (via une politique étrangère dirigée vers la gestion des crises et conflits à l’échelle régionale comme globale)13Jacob Bercovitch et Allison Houston, « Why do they do it like this? An analysis of the factors influencing mediation behavior in international conflicts », Journal of Conflict Resolution, 44, no2, 2000, pp. 170‑202.. Ainsi, l’Union européenne s’est à de maintes reprises distinguées par son rôle de médiateur dans des conflits internationaux, qu’ils soient interétatiques ou civils14Antje Herrberg, « Translating the Peace Ambition into Practice », European Foreign Affairs Review, vol. 26, n°1, 2021, pp. 133-148.. Toutefois, nous sommes en droit de nous demander en quoi cette implication multiple et soutenue de l’Union au sein de ces initiatives correspond à la poursuite d’un certain rôle dans le système international, mais également à la poursuite d’une stratégie plus globale de diffusion des normes la constituant, faisant d’elle une « entrepreneuse normative » sur la scène internationale.

Plusieurs facteurs, parmi lesquels des intérêts nationaux, privés ou individuels, sont à l’origine de l’engagement de tierces parties dans des exercices de médiation. Cela étant dit, les pratiques de médiation conditionnent également les débouchés des négociations, à savoir premièrement l’obtention d’un accord de paix, mais également d’autres objectifs et ambitions spécifiques à la volonté des acteurs impliqués. Par conséquent, la diffusion de normes peut être considérée comme une dynamique distincte, orientant et construisant les processus de gestion de conflit. Ainsi, des États ou organisations internationales ont tout intérêt à mettre en avant leur propre agenda normatif par l’engagement dans des pratiques de médiations15William I. Zartman et Saadia Touval, « International Mediation: Conflict Resolution and Power Politics », Journal of Social Issues, 41, no2, juillet 1985, pp. 27‑45..

En ce sens, nombre de médiateurs peuvent être considérés comme des entrepreneurs normatifs : selon leur degré d’engagement dans les négociations, ils en formulent et cadrent les enjeux, proposent des alternatives, etc. Les normes ainsi cultivées par les tierces parties peuvent ensuite se diffuser, selon le modèle établi par Kathryn Sikkink et Martha Finnemore, par un processus de socialisation et enfin l’intégration durable des nouvelles normes par les parties impliquées16Martha Finnemore et Kathryn Sikkink, « International Norm Dynamics and Political Change », International Organization, 52, no4, 1998, pp. 887‑917.. Néanmoins, il semblerait idéaliste d’affirmer que les normes sont universelles et acceptées telles quelles par tous. Par conséquent, et notamment dans un contexte de résolution de conflit, les normes auxquelles sont incités à se plier les acteurs peuvent faire l’objet d’une contestation – et il n’est pas à exclure qu’une partie du conflit se traduise même par un débat sur les normes elles-mêmes17Siniša Vuković, « Norm Diffusion in International Peace Mediation », in Rethinking Peace Mediation, Policy Press, s. d., 2021, pp. 37‑52..

C’est un des enjeux au cœur de la crise vénézuélienne : si une grande partie de la communauté internationale soutient des initiatives de médiation orientées vers la restauration de la démocratie, par la promotion de valeurs chères à ce que certains nomment « l’ordre international libéral », le Venezuela fait office d’arène entre plusieurs conceptions de ce à quoi doit correspondre l’ordre international, ses principes et ses valeurs18Susanne Gratius, « The West Against the Rest? Democracy Versus Autocracy Promotion in Venezuela », Bulletin of Latin American Research, 41, no1, 2022, pp. 141‑58.. Ainsi, l’une des raisons pour laquelle le régime de Maduro n’a pas vu sa stabilité menacée durant les presque dix dernières années tient au soutien sans faille que lui ont conféré des États porteurs d’une vision des relations internationales « alternative », voire « révisionniste », contestant plus ou moins ouvertement un ordre international libéral conçu et dominé par les puissances occidentales19David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », European Review of Latin American and Caribbean Studies / Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y Del Caribe, n°109, 2020, pp. 157–79..

Les débats entourant la situation au Venezuela et les séries de négociations portant dessus peuvent donc être analysés comme un processus dynamique de formation de normes, ou tout du moins d’affaiblissement de certaines. En effet, dans le sens où les normes sont des construits intersubjectifs, possédant la double caractéristique d’être à la fois construites et structurantes, la prévalence d’une norme sur une autre peut être l’objet d’un conflit20Sinisa Vuković, « Norm Diffusion in International Peace Mediation », article cité.. Aujourd’hui, la légitimation dont semble progressivement faire l’objet le régime de Maduro au Venezuela doit-elle être interprétée comme une priorité accordée à la souveraineté et à la non-intervention dans les affaires internes d’un autre État, face à la responsabilité de protéger la démocratie et les droits humains ?

L’impasse vénézuélienne et les limites de l’action globale européenne

De la dérive autoritaire d’un gouvernement à la crise internationale

À partir de la mort de Hugo Chavez en mars 2013 et de la reprise de la présidence par Nicolas Maduro, le Venezuela s’engage progressivement dans une dérive autoritaire, marquée par plusieurs épisodes de remise en cause des institutions démocratiques assortis de répressions brutales de la population. Dans un premier temps, les organisations régionales hémisphériques (OEA, CELAC) comme sud-américaines (Unasur, Mercosur) tentent d’apporter une solution à la crise, sans grand succès. Notamment, la compétition entre l’Unasur et l’OEA – chaque organisation revendiquant une primauté dans les prérogatives régionales de sécurité et de protection de la démocratie – a grandement contribué à l’inefficacité des réponses multilatérales à la crise. Le plus important tournant de la crise a néanmoins lieu début 2019, lorsqu’à la suite de la convocation d’une élection présidentielle anticipée par l’Assemblée nationale constituante – acquise au gouvernement – et avec une large réélection de Maduro, ce dernier ne prête pas serment devant l’Assemblée nationale : l’opposition acte ainsi la « vacance du pouvoir » et son leader, Juan Guaido, s’autoproclame président par intérim le 23 janvier. Ce dernier se voit immédiatement reconnu par une grande partie de la communauté internationale – à commencer par le Parlement européen, même si cela ne fait pas l’unanimité parmi les États membres. La crise finira par aboutir à une paralysie complète ou presque des différentes organisations régionales américaines, effets conjoints de l’action de blocage des institutions par le régime vénézuélien et ses alliés régionaux, de la polarisation des institutions dues à un virage (néo)conservateur de la plupart des gouvernements de la région ainsi que de l’imprévisibilité et l’unilatéralisme des États-Unis de Donald Trump21Kevin Parthenay, Crises en Amérique latine : les démocraties déracinées (2009-2019), Paris, Armand Colin, 2020..

Différentes initiatives de médiation tentent à partir de ce moment-là d’être mises en place entre le gouvernement et l’opposition : à cet effet, voient se succéder les efforts d’abord des organisations régionales22Thomas Legler, « A Story within a Story: Venezuela’s Crisis, Regional Actors, and Western Hemispheric Order Upheaval », European Review of Latin American and Caribbean Studies, no109, 20 mai 2020 ; Thomas Legler et Detlef Nolte, « Venezuela: La Protección Regional Multilateral de La Democracia », Foreign Affairs Latinoamérica, 19, no2, 2019, pp. 43‑51., puis du Vatican, ou encore de médiateurs individuels tels que les anciens présidents espagnol José Luis Rodriguez Zapatero, dominicain Leonel Fernandez, et panaméen Martin Torrijos23Andrew F. Cooper, « Recalibrating the Classic Models of Mediation: Former Leaders and Hybrid Personality-Network Driven Initiatives in the Venezuela Crisis », Revista de Ciencia Política (Santiago), 40, no1, avril 2020, pp. 27‑47.. Il est à noter que l’Union européenne, par l’intermédiaire du Parlement ou du Conseil, apporte un soutien officiel aux initiatives en vue de regagner un équilibre démocratique au Venezuela24David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », European Review of Latin American and Caribbean Studies/Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y del Caribe, no109, 2020, pp. 157‑79.. Néanmoins, une implication directe de l’UE ne se fait pas sentir dans les premières années de la crise ; elle a pourtant toutes les raisons de se produire.

Premièrement, le terrain latino-américain nous permet de nous demander si, oui ou non, l’Union européenne peut être considérée comme un acteur « global », et ce particulièrement dans le domaine de la sécurité. En effet, au travers d’un discours basé sur la promotion de la démocratie, la défense des droits humains et l’aide au développement, la politique extérieure de l’Union a au cours des années passées rencontré plusieurs terrains de prédilection en Amérique latine. En effet, le sous-continent, qui semble relativement épargné par les conflits interétatiques, est frappé dans la plupart de ses États par une violence endémique se traduisant notamment par des taux d’homicide parmi les plus élevés au monde, situation héritée de conflits civils et de crises politiques rarement tout à fait résolus, ainsi que des niveaux d’inégalités sociales et de développement sans comparaison. Néanmoins, comme le montrent Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzon, la politique extérieure de sécurité de l’UE a tendance à plutôt se diriger vers la résolution des crises à ses frontières, tendance exprimant davantage une politique de « voisinage » qu’un rôle d’acteur « global », notamment sur le plan normatif, rôle que semble aspirer à incarner l’Union25Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzón, « Between Human and State Security: Does the European Union Offer a Coherent Response to Security Challenges in Central America, Colombia and Venezuela? », Colombia Internacional, no105, 2021, pp. 117‑45..

Deuxièmement, l’UE a les capacités d’agir comme médiateur actif et efficace dans le cadre de la crise. Le SEAS offre en effet divers avantages en matière de médiations de paix, à savoir, entre autres, une capacité de déploiement rapide, basée sur un accès au terrain facilité et d’importantes ressources, notamment financières. De manière plus significative, et comme témoignage de l’Approche intégrée de la stratégie globale de l’Union européenne, cette dernière s’engage à prolonger son implication au-delà de la crise initiale, et ce jusqu’à ce qu’une situation de paix stable et durable soit atteinte26Antje Herrberg, « Translating the Peace Ambition into Practice: The Role of the European External Action Service in EU Peace Mediation », article cité..

Dernièrement, l’UE est sûrement l’acteur extérieur à la région le plus « légitime » à déployer son action en tant que médiateur dans le cadre vénézuélien. La légitimité, concernant les organisations internationales engagées dans des processus de négociation, peut être entendue de la manière suivante : « le droit d’établir des règles, dans le sens où les agents institutionnels ont à la fois une justification morale à les établir et à s’assurer qu’elles sont respectées, et que les agents sujets à ces règles ont des raisons morales et non contextuelles de s’y plier et de ne pas interférer avec leur mise en place »27Allen Buchanan and Robert O. Keohane, « The Legitimacy of Global Governance Institutions », Ethics & International Affairs, vol. 20 (4), décembre 2006, pp. 405–437.. Déjà durant la période de la Guerre froide, la Communauté européenne représente au sein de la diplomatie internationale une voix alternative pour l’Occident, non réduit à la domination des États-Unis28Christopher Hill, « The Capability-Expectations Gap, or Conceptualizing Europe’s International Role », Journal of Common Market Studies, 31, n°3, septembre 1993.. Ceci est particulièrement intéressant dans le cadre de situations où des médiations seraient requises au sein de zones biaisées quant à leurs relations avec la puissance américaine, à commencer par nombre d’États d’Amérique latine. On peut ainsi interpréter cette fonction comme un facteur de légitimité de la vocation européenne de médiation, et de l’acceptation voire de l’appel à cette dernière de la part d’États du sous-continent, notamment dans les théâtres centre-américain, colombien et plus récemment vénézuélien. En effet, en matière de médiations internationales, l’Union européenne possède « l’avantage singulier de ne pas être perçue comme une superpuissance et/ou un potentiel hégémon »29Ibid., à l’inverse notamment des États-Unis dans le cadre latino-américain.

L’action européenne au Venezuela

Or, la politique de sécurité et de développement de l’Union européenne en Amérique latine semble manquer de cohérence, notamment en raison de son difficile positionnement entre deux conceptions : une première, influencée fortement par un alignement sur la vision des États-Unis, a pour objectif d’assurer la sécurité nationale, répondant à la fragilité institutionnelle de l’État en question. Une seconde, plus proche de la vision portée par les Nations unies (sur laquelle se basent les principes du SEAS), s’appuie sur le concept de sécurité humaine, abordant les conflits de manière multifactorielle et accentuant l’aide au développement et la protection des droits des populations30Susanne Gratius et Anna Ayuso, « Sanciones como instrumento de coerción: ¿cuán similares son las políticas de Estados Unidos y la Unión Europea hacia Venezuela? », América Latina Hoy, 85, 28 juillet 2020.. En effet, la terminologie de la Commission européenne stipule que la coopération en matière de développement se doit de s’attaquer aux causes structurelles des conflits et être exploitée comme instrument de réduction de ces derniers31« Crisis Management and Response », EEAS Website, consulté le 10 décembre 2022..

À l’heure actuelle, l’action européenne face à la crise vénézuélienne peut être décomposée en plusieurs secteurs : la promotion de la démocratie, par une série de déclarations de représentants de l’Union ainsi que la constitution et l’envoi d’une mission d’observation électorale en 2021 ; un soutien à la fourniture d’aide humanitaire, dans le cadre de la crise sociale, économique et migratoire ; enfin, un rôle de médiation enchevêtré dans une architecture complexe de résolution de conflit : création d’un Groupe de contact international finalement relativement peu actif, appui aux processus de dialogue entre le gouvernement et l’opposition (la Norvège faisant office de médiateur), incarnation d’une alternative (relative) à la politique de diplomatie coercitive, basée sur la pression pour une transition démocratique, menée par les États-Unis et le Groupe de Lima32Thomas Legler, « A Story within a Story: Venezuela’s Crisis, Regional Actors, and Western Hemispheric Order Upheaval », European Review of Latin American and Caribbean Studies, no109, 20 mai 2020..

Comme mentionné précédemment, la crise vénézuélienne n’a pas bénéficié d’une attention particulière de la part de l’Union européenne avant 2017 et surtout le « pic de la crise » en 2019, qui a vu l’opposant politique Juan Guaido s’autoproclamer président par intérim du pays.

Déjà faibles jusqu’alors, les relations entre l’UE et le Venezuela se détériorent avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Maduro, en parallèle de la crise politique et économique qui s’ensuit. Ainsi, là où les exportations européennes en direction du Venezuela représentaient 11 milliards d’euros en 2012, elles ne s’élèvent plus qu’à 2,3 millions d’euros en 2017. Dès lors, d’un intérêt anecdotique pour l’UE sur le plan économique, le Venezuela ne semble pas non plus représenter pour l’Union une quelconque menace politique. Néanmoins, l’intérêt porté à la situation par les États-Unis n’est pas sans réveiller une solidarité transatlantique au sein d’une partie des institutions européennes, qui décident de s’engager plus ou moins activement dans la résolution de la crise, sans toutefois faire preuve à cet égard d’une cohérence similaire aux actions entreprises dans les cas centre-américain et colombien33Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzón, « Between Human and State Security […] », op. cit..

Ce n’est donc pas un rôle actif de médiation que cherchent à incarner les institutions européennes dans un premier temps. Les institutions européennes semblent plutôt poursuivre un objectif de mise à l’agenda de la crise auprès de la communauté internationale, par la promulgation à partir de 2013 de 11 résolutions au Parlement européen alertant sur la situation en matière de respects des droits humains et de sécurité humaine au Venezuela. Dans cette même veine, en 2017, le Parlement européen décide d’attribuer le Prix Sakharov des droits de l’Homme à l’opposition vénézuélienne34« Prix Sakharov 2017 », Parlement européen, 26 octobre 2017..

C’est également un rôle d’appui, de soutien que semblent vouloir incarner les institutions face à la crise ; soutien en direction de l’opposition vénézuélienne, mais également des acteurs internationaux engagés dans la résolution de crise. Ainsi, bien que le Conseil de l’Europe ait plutôt adopté une attitude de promotion d’une résolution pacifique de la crise par le dialogue (notamment en appuyant l’initiative de médiation du groupe des anciens présidents en 2016), l’Union européenne semble aller dans le sens de la stratégie états-unienne de pression et de stigmatisation envers le gouvernement de Maduro, sans y adhérer pleinement pour autant. Ainsi, à partir de 2017 et à l’initiative du Parlement, l’UE a commencé à mettre en place une politique de sanctions ciblant des membres du gouvernement de Nicolas Maduro (la sélectivité des sanctions contrastant néanmoins avec l’isolement et l’embargo imposés par les États-Unis au pays). En 2019, faisant suite à l’autoproclamation de Guaido comme président intérimaire, le Parlement européen fut l’une des premières institutions à reconnaître la légitimité du chef de l’opposition, étant suivi dans sa démarche par une grande partie des États membres de l’Union. Sans canal de communication entre le Venezuela et l’Union, et les relations entre les deux entités étant rompues de facto, l’Union européenne a poursuivi son approche basée sur l’application de sanctions ciblées, étendues à 25 membres du gouvernement en 2019 et assujetties d’un embargo sur les ventes d’armes35Susanne Gratius et Anna Ayuso, « Sanciones como instrumento de coerción […] », op. cit..

C’est néanmoins à la fin de l’année 2018 que, en marge du sommet de Montevideo sur la crise, réunissant plusieurs États latino-américains et États membres de l’Union européenne, cette dernière se décida à entreprendre une initiative concrète de résolution de crise, avec la création d’un Groupe de contact international (GCI)36David Smilde et Geoff Ramsey, « The fraught path forward: Venezuela and the International Contact Group », Análisis Carolina, no1, 2019.. Composée de l’Union européenne, de huit de ses États membres ainsi que de cinq États latino-américains, cette initiative « minilatérale » ad hoc a un mandat clair : le GCI n’est pas voué à jouer un rôle de médiation entre le gouvernement et l’opposition, mais à contribuer à l’obtention des garanties d’organisation d’élections libres et démocratiques dans le pays37David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », op. cit.. Grâce à la légitimité dont il disposait, émanant notamment de la stature internationale de l’Union européenne, le GCI a usé de ses ressources, à commencer par sa capacité d’accès aux différentes parties, afin de jouer un rôle de facilitateur dans l’organisation de négociations. Si ces dernières, organisées – sous la supervision de la Norvège – en plusieurs sessions dans les mois qui suivirent à Oslo puis à la Barbade, finirent par être suspendues par le retrait du gouvernement vénézuélien, elles permirent néanmoins de grandes avancées dans la communication entre les deux parties, et l’ouverture du régime vénézuélien à des procédures d’observation électorale à court et moyen terme38Geoff Ramsey, Keith Mines, David Smilde et Steve Hege, « Negotiating a Return to Democracy in Venezuela », Research Report, WOLA – Advocacy for Human Rights in the Americas, United States Institute for Peace, 2021.. Il en est ainsi par exemple de la mission déployée (sur invitation du Conseil Nation Electoral du Venezuela) par l’Union en mai 2021 afin de superviser les élections régionales et législatives – une mission qui pourrait être reconduite pour les prochaines échéances à venir, et notamment pour l’élection présidentielle de 2024. Énormément d’enjeux pèsent sur celle-ci, perçue par l’opposition comme par la communauté internationale comme une potentielle sortie d’impasse de la crise politique dont souffre le pays depuis près de dix ans. Reste à voir quel rôle va jouer une Union européenne toujours présente afin de soutenir les efforts de négociation : de nouvelles sessions de négociations, supervisées par la Norvège et soutenues par le GCI, ont été organisées à Mexico en 2021, puis reprises en novembre dernier ; et la réintégration progressive au système international dont bénéficie le régime de Maduro semble inciter ce dernier à tempérer son impétuosité quant aux initiatives extérieures de promotion de la démocratie, ainsi qu’à paver la voie à de nouvelles sessions de négociations – dans lesquelles l’Union européenne aura sans nul doute son rôle à jouer.

  • 1
    Matheo Malik, « Venezuela : le contexte de la reprise des négociations », Le Grand Continent (blog), 25 novembre 2022.
  • 2
    Ian Manners, « Normative Power Europe: A Contradiction in Terms? », JCMS: Journal of Common Market Studies, 40, no 2, juin 2002, pp. 235‑258.
  • 3
    Antje Herrberg, « Translating the Peace Ambition into Practice: The Role of the European External Action Service in EU Peace Mediation », European Foreign Affairs Review, 26, no1, 2021.
  • 4
    Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzón, « Between Human and State Security: Does the European Union Offer a Coherent Response to Security Challenges in Central America, Colombia and Venezuela? », Colombia Internacional, no105, 2021, pp. 117‑145.
  • 5
    David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », European Review of Latin American and Caribbean Studies/Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y del Caribe, no109, 2020, pp. 157‑79.
  • 6
    Barry Buzan et Richard Little, International Systems in World History, Oxford, Oxford University Press, 2000.
  • 7
    Gunnar Sjöstedt, The external role of the European Community, vol. 7, Gower Publishing Company Limited, 1977.
  • 8
    Ian Manners, « Normative Power Europe: A Contradiction in Terms? », JCMS: Journal of Common Market Studies, 40, no2, juin 2002, pp. 235‑258.
  • 9
    « EU Election Observation Missions », EEAS Website , consulté le 10 décembre 2022.
  • 10
    « SEAE », consulté le 10 décembre 2022.
  • 11
    « The Treaty of Lisbon | Fact Sheets on the European Union », Parlement européen, consulté le 10 décembre 2022.
  • 12
    Christopher Hill, « The Capability-Expectations Gap, or Conceptualizing Europe’s International Role », JCMS: Journal of Common Market Studies, 31, no3, 1993, pp. 305‑328.
  • 13
    Jacob Bercovitch et Allison Houston, « Why do they do it like this? An analysis of the factors influencing mediation behavior in international conflicts », Journal of Conflict Resolution, 44, no2, 2000, pp. 170‑202.
  • 14
    Antje Herrberg, « Translating the Peace Ambition into Practice », European Foreign Affairs Review, vol. 26, n°1, 2021, pp. 133-148.
  • 15
    William I. Zartman et Saadia Touval, « International Mediation: Conflict Resolution and Power Politics », Journal of Social Issues, 41, no2, juillet 1985, pp. 27‑45.
  • 16
    Martha Finnemore et Kathryn Sikkink, « International Norm Dynamics and Political Change », International Organization, 52, no4, 1998, pp. 887‑917.
  • 17
    Siniša Vuković, « Norm Diffusion in International Peace Mediation », in Rethinking Peace Mediation, Policy Press, s. d., 2021, pp. 37‑52.
  • 18
    Susanne Gratius, « The West Against the Rest? Democracy Versus Autocracy Promotion in Venezuela », Bulletin of Latin American Research, 41, no1, 2022, pp. 141‑58.
  • 19
    David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », European Review of Latin American and Caribbean Studies / Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y Del Caribe, n°109, 2020, pp. 157–79.
  • 20
    Sinisa Vuković, « Norm Diffusion in International Peace Mediation », article cité.
  • 21
    Kevin Parthenay, Crises en Amérique latine : les démocraties déracinées (2009-2019), Paris, Armand Colin, 2020.
  • 22
    Thomas Legler, « A Story within a Story: Venezuela’s Crisis, Regional Actors, and Western Hemispheric Order Upheaval », European Review of Latin American and Caribbean Studies, no109, 20 mai 2020 ; Thomas Legler et Detlef Nolte, « Venezuela: La Protección Regional Multilateral de La Democracia », Foreign Affairs Latinoamérica, 19, no2, 2019, pp. 43‑51.
  • 23
    Andrew F. Cooper, « Recalibrating the Classic Models of Mediation: Former Leaders and Hybrid Personality-Network Driven Initiatives in the Venezuela Crisis », Revista de Ciencia Política (Santiago), 40, no1, avril 2020, pp. 27‑47.
  • 24
    David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », European Review of Latin American and Caribbean Studies/Revista Europea de Estudios Latinoamericanos y del Caribe, no109, 2020, pp. 157‑79.
  • 25
    Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzón, « Between Human and State Security: Does the European Union Offer a Coherent Response to Security Challenges in Central America, Colombia and Venezuela? », Colombia Internacional, no105, 2021, pp. 117‑45.
  • 26
    Antje Herrberg, « Translating the Peace Ambition into Practice: The Role of the European External Action Service in EU Peace Mediation », article cité.
  • 27
    Allen Buchanan and Robert O. Keohane, « The Legitimacy of Global Governance Institutions », Ethics & International Affairs, vol. 20 (4), décembre 2006, pp. 405–437.
  • 28
    Christopher Hill, « The Capability-Expectations Gap, or Conceptualizing Europe’s International Role », Journal of Common Market Studies, 31, n°3, septembre 1993.
  • 29
    Ibid.
  • 30
    Susanne Gratius et Anna Ayuso, « Sanciones como instrumento de coerción: ¿cuán similares son las políticas de Estados Unidos y la Unión Europea hacia Venezuela? », América Latina Hoy, 85, 28 juillet 2020.
  • 31
    « Crisis Management and Response », EEAS Website, consulté le 10 décembre 2022.
  • 32
    Thomas Legler, « A Story within a Story: Venezuela’s Crisis, Regional Actors, and Western Hemispheric Order Upheaval », European Review of Latin American and Caribbean Studies, no109, 20 mai 2020.
  • 33
    Susanne Gratius et Erika Rodríguez Pinzón, « Between Human and State Security […] », op. cit.
  • 34
    « Prix Sakharov 2017 », Parlement européen, 26 octobre 2017.
  • 35
    Susanne Gratius et Anna Ayuso, « Sanciones como instrumento de coerción […] », op. cit.
  • 36
    David Smilde et Geoff Ramsey, « The fraught path forward: Venezuela and the International Contact Group », Análisis Carolina, no1, 2019.
  • 37
    David Smilde et Geoff Ramsey, « International peace-making in Venezuela’s intractable conflict », op. cit.
  • 38
    Geoff Ramsey, Keith Mines, David Smilde et Steve Hege, « Negotiating a Return to Democracy in Venezuela », Research Report, WOLA – Advocacy for Human Rights in the Americas, United States Institute for Peace, 2021.

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