L’Union européenne et les Balkans dans le nouveau contexte géopolitique : l’élargissement remis à l’agenda européen ?

La guerre menée par la Russie en Ukraine a conduit le président Zelensky à demander l’adhésion d’urgence à l’Union européenne – ce qui a relancé le débat autour de l’élargissement, mis en sommeil depuis quelques années. Pour Péter Balázs, professeur émérite à l’Université d’Europe centrale et ministre des Affaires étrangères en Hongrie (2009-2010), c’est l’occasion de repenser la politique d’élargissement et, au-delà, la politique de voisinage de l’UE en mettant la région des Balkans au centre de la réflexion.

La dernière adhésion à l’Union européenne (UE) d’un nouvel État membre – la Croatie – date de 2013, dix ans après la promesse politique faite par l’UE au sommet de Thessalonique en 2003 confirmant la perspective européenne pour l’ensemble des Balkans occidentaux. Des représentants turcs étaient également présents à cette réunion. Aucun autre élargissement de l’UE n’a suivi depuis. 2023 marquera non seulement le vingtième anniversaire du Conseil européen de Thessalonique mentionné plus haut, mais aussi les cent ans de la Turquie moderne. Une date que certains responsables politiques turcs considéraient comme le dernier délai pour le pays qui patientait dans l’antichambre de l’UE pour espérer un futur tangible d’intégration.

Au cours des vingt dernières années, le dynamisme général de l’UE allait à l’encontre des ambitions proclamées : au lieu d’alterner des périodes d’élargissement et d’approfondissement comme auparavant, un grand État quittait l’Union et plusieurs autres ont commencé à remettre en cause, voire à refuser la priorité du droit européen sur celui des États-nations. Le Royaume-Uni a recouru à l’article 50 du Traité sur l’UE suite au référendum et s’est lancé dans un Brexit aux conséquences imprévisibles. Parallèlement, la Hongrie et la Pologne ont multiplié les attaques contre les valeurs fondamentales de l’UE, y compris celle de la conditionnalité du budget européen liée aux normes de l’État de droit, en montrant un exemple dangereux pour les autres États membres qui pourrait faire jurisprudence à terme.

L’affaiblissement spectaculaire de la cohésion de l’UE s’est produit alors que l’Union n’était plus exposée aux défis produits par son programme d’intégration ambitieuse mais aux problématiques en termes de politique étrangère et de sécurité, liée aux menaces extérieures. La mise en œuvre de la zone euro, l’adoption brusquée du projet de Constitution européenne ou l’élargissement surdimensionné vers l’Est étaient les produits de ses propres initiatives et pouvaient être traités ainsi par des moyens politiques intérieurs issus de compromis mutuels. La crise économique mondiale en 2008, la vague migratoire en 2015 ou la pandémie depuis 2020 ont, en revanche, exigé des réponses et mesures d’une tout autre ampleur. L’agression russe contre l’Ukraine est de cette nature aussi : se déployant dans le voisinage direct de l’UE, les conséquences pour l’Ukraine et l’Union même sont dramatiques. Paradoxalement, le déclenchement des actions militaires a contraint l’UE à une réaction rapide et a même servi de catalyseur de la cohésion européenne. Les sanctions économiques contre la Russie ainsi que la livraison rapide d’armes à l’Ukraine témoignent des marges de manœuvre dont dispose l’action communautaire.

Dans le nouveau contexte géopolitique, toute la problématique de l’élargissement de l’UE est ainsi mise en lumière. Jusqu’ici, l’Union pouvait se cacher derrière l’édifice de ses règles et autres procédures. En effet, l’UE répondait habituellement à la pression de l’élargissement en se référant aux scénarios des adhésions précédentes. Pourtant, chaque vague d’élargissement était singulière et spécifique : d’une part les pays candidats venaient d’horizons européens divers, d’autre part le groupe croissant des États membres stipulant les conditions d’entrée à l’unanimité manifestait aussi des traits changeants.

Quant à l’extension de l’UE vers l’Est, visée principale des futurs élargissements, on répète les règles de jeu du « grand élargissement » de 2004 à 2007 qui a élevé le nombre des États membres de 15 à 25, puis à 27. Au cours de ce processus, l’UE a misé sur l’échelle macro-régionale encadrant tous les participants. Elle a aussi maintenu ses exigences maximalistes demandant l’adaptation à l’acquis communautaire surtout dans la phase de pré-adhésion, c’est-à-dire au cours des négociations, laissant relativement peu d’obligations ultérieures à remplir au cours des périodes transitoires post-adhésion. Ainsi, pour les futurs membres, le temps écoulé de la demande d’adhésion jusqu’à l’entrée à l’UE semblait long et plein d’incertitudes. Pourtant, le « grand élargissement » s’est déroulé rapidement : une seule décennie pour les premiers pays candidats (Hongrie, Pologne 1994-2004) et un laps de temps encore plus court pour les autres.

Trois facteurs ont contribué à l’accélération exceptionnelle de cette procédure d’ailleurs assez complexe. Premièrement, la grande majorité da la population des pays candidats soutenait une adhésion rapide à l’UE sans équivoque. Deuxièmement, l’UE, pour sa part, était prête à accueillir en son sein un nombre important de nouveaux États membres et donc à voter, dans cet objectif, à l’unanimité. Troisièmement, aucun acteur tiers (par exemple la Russie) ne s’est opposé à l’extension des frontières du marché commun de l’Ouest basé sur des principes de pluralisme, compétition et transparence. Toutes ces conditions ne sont pas réunies dans les Balkans occidentaux et encore moins dans le voisinage oriental de l’UE. Les populations dans plusieurs pays de l’Europe de l’Est sont partagées concernant les perspectives européennes, certains États membres au sein de l’UE hésitent ou s’opposent ouvertement au suivi des élargissements et, finalement, de grands pays tiers comme la Russie, la Turquie et la Chine ont renforcé et étendu leur influence dans le voisinage direct de l’UE en offrant des alternatives partielles à l’intégration européenne.

La pression de l’agression russe en Ukraine a néanmoins transformé la situation géopolitique en Europe et dans le monde. La demande d’adhésion claire formulée par le président Volodymyr Zelensky a bouleversé les positions habituellement hésitantes de l’UE. L’examen de la demande ukrainienne d’adhésion a commencé sans délai. Les circonstances exceptionnelles pourraient modifier l’attitude conservatrice des instances communautaires et engager des solutions innovantes : ouvrir par exemple la voie à une adhésion graduelle, à une nouvelle forme d’association ou « affiliation » à l’Union, des formules qui, sans la menace imminente de la guerre, n’obtiendraient pas l’appui des États membres. Le précédent ukrainien a conduit d’autres pays candidats comme la Moldavie ou encore la Géorgie à faire de même.

Dans le cas des Balkans occidentaux, il s’agit d’une enclave encerclée exclusivement par des pays de l’UE, comprenant 20 millions d’habitants au total, composée de six pays dont la grande majorité faisait partie d’un même État fédéral, la Yougoslavie. Dans les circonstances actuelles, la procédure classique d’adhésion – c’est-à-dire des négociations en bilatéral sur les mêmes sujets avec le pays candidat en question – manque d’efficacité. Une formule modifiée pourrait être appliquée au niveau régional suivant le modèle de négociations étalées dans le temps par secteur, proposé par la France, et avec une forte dimension régionale regroupant l’ensemble des États des Balkans occidentaux.

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