Suite à la note d’Olena Makarenko publiée le 7 février dernier, la Fondation et L’Ukraine est notre voisin proposent une analyse d’Halya Coynash sur la position de l’Union européenne, via la Cour européenne des droits de l’homme, concernant la réforme foncière en Ukraine. Membre du Groupe de Kharkiv pour la protection des droits de l’homme (KHPG), Halya Conyash publie régulièrement en anglais sur le site du KHPG et s’est imposée comme une des meilleures sources sur la situation des droits de l’homme en Ukraine.
En décembre 2018, les législateurs ukrainiens avaient prolongé jusqu’au 1er janvier 20201Depuis la publication de cette analyse fin 2018, le moratoire a été prolongé jusqu’à octobre 2020, le temps d’examiner et de voter un projet de loi déposé au Parlement le 5 février. Si ce texte est adopté, le marché foncier sera ouvert aux acheteurs ukrainiens jusqu’en 2024, et également aux étrangers à partir de cette date. l’interdiction, très controversée, de vendre des terres agricoles. Et ce malgré la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a jugé que ce moratoire violait les droits de propriété des Ukrainiens, et bien que la Cour de Strasbourg ait clairement annoncé que de lourdes indemnités seraient à payer quand sa patience serait à bout.
L’interdiction faite à des personnes privées ou morales de vendre des terres agricoles ou de s’en défaire selon d’autres modalités – sauf en cas d’héritage, d’échange ou d’appropriation par les pouvoirs publics – a d’abord été imposée en 2001. Elle devait rester en vigueur jusqu’au début de 2005 seulement. Or, elle a été reconduite chaque année.
L’idée était que ce moratoire allait protéger ceux qui disposaient de terres agricoles obtenues après le démembrement des fermes collectives, jusqu’à ce qu’une législation soit adoptée relativement au cadastre des terres appartenant au domaine public, au marché foncier et à l’enregistrement des parcelles. Les arguments avancés pour prolonger le moratoire tous les ans étaient que, sans cela, les terres seraient prises aux pauvres et qu’elles finiraient entre les mains d’oligarques, ou même qu’elles seraient rachetées par des Russes, cessant ainsi d’être utilisées à des fins agricoles.
En fait, comme les ONG de défense des droits humains n’ont cessé de le répéter, rien ne prouve vraiment que le moratoire ait protégé les droits des petits propriétaires de terres agricoles. Il y a dix ans, elles ont fait observer que le moratoire avait suscité dans les zones rurales un très actif marché parallèle. Les ruraux y vendaient leurs parcelles à bas prix. Ils étaient souvent les victimes de sociétés qui cherchaient à rafler des terres et qui, sous la protection des tribunaux, rachetaient les titres de propriété, ou de collectivités locales qui redéfinissaient des centaines d’hectares pour ensuite les mettre en vente.
Dans l’affaire Zelenchuk et Tsytsyura c. Ukraine, la CEDH a prononcé le 22 mai 2018 un arrêt provisoire qui devait entrer en vigueur le 22 août. Les deux plaignants, dont les requêtes étaient distinctes, soutenaient que le moratoire violait leurs droits au titre de l’article premier du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui dispose que : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Le point essentiel est que, tout en prenant en compte les arguments du gouvernement ukrainien, la Cour de Strasbourg a reconnu que le moratoire sur la vente des terres agricoles constituait une violation du Protocole. Elle a ajouté dans ses commentaires que l’Ukraine n’avait pas trouvé un juste équilibre entre les demandes des requérants et l’intérêt général du pays et qu’elle avait ainsi commis un excès de pouvoir.
Cependant, la Cour n’a pas accordé d’indemnités, enjoignant seulement au gouvernement de couvrir les frais juridiques et autres des requérants. Même si aucune sanction financière n’a été imposée au gouvernement ukrainien – c’est-à-dire, en fait, au contribuable ukrainien –, il n’en reste pas moins que le point fondamental de cette décision de justice est que la législation ukrainienne viole une convention européenne que l’Ukraine s’est engagée à appliquer.
Dans une interview accordée à la veille du vote du Parlement sur la reconduction du moratoire en décembre 2018, le vice-ministre de la Justice, Ivan Lishchyna, qui représentait le gouvernement ukrainien dans cette affaire, a rappelé qu’il fallait tenir compte de la décision de la CEDH, selon laquelle le moratoire constituait une violation des droits des personnes : « Sinon la CEDH finira par perdre patience et commencera à accorder des indemnités dans ce type de décisions. Alors, ce seront des milliards de hryvnias qu’il faudra verser via Strasbourg pour indemniser tous les propriétaires de terres agricoles ukrainiens qui se seront tournés vers la Cour ».
Le montant peut paraître incroyable, mais beaucoup de gens sont concernés, et si effectivement Ivan Lishchyna a reconnu que des agriculteurs étaient favorables au moratoire, il risque d’y avoir beaucoup de gens qui estiment ne pas avoir d’autre choix que de déposer un recours auprès de la CEDH.
C’est ce qu’avait dit dans une interview antérieure la juge ukrainienne à la Cour de Strasbourg, Hanna Yudvidska. Selon elle, l’Ukraine était le seul des 47 pays que compte le Conseil de l’Europe à avoir interdit de façon aussi absolue la vente de terres agricoles et il était révélateur, à ses yeux, que le gouvernement ukrainien n’ait pas contesté la décision de la Cour. La Cour, a-t-elle fait observer, ne conclut à des violations que de façon exceptionnelle quand il s’agit de politique économique, et les gouvernements ont, dans ce domaine, une grande liberté d’action.
Dans cette affaire, la Cour a tenu compte des arguments de l’Ukraine, mais elle a relevé que l’interdiction proprement dite ne devait s’appliquer que jusqu’en 2005. Si cette interdiction était effectivement nécessaire en attendant la mise en place d’une législation, pourquoi l’Ukraine ne faisait-elle rien pour œuvrer en ce sens ?
Interrogée sur la question de savoir si la Cour allait finalement enjoindre à l’Ukraine de verser des indemnités, Hanna Yudvidska a répondu qu’elle ne pouvait pas imaginer ce qui se passerait si 7 millions de personnes saisissaient la Cour. Dans une interview diffusée le 20 novembre 2018, elle a dit qu’elle préférait partir de l’idée que le gouvernement se comporterait de façon réfléchie et que le moratoire serait modifié et débarrassé de « cette ingérence absolument disproportionnée de l’État dans les droits patrimoniaux des particuliers ».
La CEDH a déclaré clairement qu’elle donnait deux ans à l’Ukraine pour régler cette question. Il reste donc du temps ; cependant, le vote du 20 décembre 2018 a montré que 231 députés ukrainiens, tous partis confondus, avaient d’autres priorités que de respecter à la fois les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et les droits de leurs concitoyens.
- 1Depuis la publication de cette analyse fin 2018, le moratoire a été prolongé jusqu’à octobre 2020, le temps d’examiner et de voter un projet de loi déposé au Parlement le 5 février. Si ce texte est adopté, le marché foncier sera ouvert aux acheteurs ukrainiens jusqu’en 2024, et également aux étrangers à partir de cette date.