Créée il y a ving-cinq ans, l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada), censée doter l’Afrique subsaharienne des outils pour s’ouvrir aux investissements nationaux et étrangers, souffre aujourd’hui d’un certain nombre de lacunes liées notamment à son organisation institutionnelle. Mamadou Ismaïla Konate, avocat, ancien Garde des Sceaux et ministre de la Justice malien, propose une série de réformes structurelles pour qu’enfin l’Ohada joue le rôle qui lui a été dévolu, tant en Afrique que sur la scène internationale.
L’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des Affaires (Ohada), créée le 17 octobre 1993, regroupe pour le moment dix-sept pays. L’objectif originel était d’instaurer en Afrique subsaharienne, surtout francophone, un espace unifié et sécurisé, permettant le développement des activités économiques des États-parties pour répondre, in fine, aux attentes et besoins des investisseurs nationaux et étrangers. Son bon fonctionnement est assuré par cinq grandes institutions, basées dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest.
À ce jour, une abondante production normative a permis une réelle et authentique pratique du droit des affaires au sein d’un espace jadis dominé par le foisonnement et la très grande disparité des textes juridiques en vigueur au sein des États-parties, lesquels textes étaient pour la plupart inaccessibles, méconnus ou inusités.
Cependant, au regard de l’évolution du droit et des nouvelles exigences qui se font jour dans la pratique des affaires, un constat semble évident : les institutions de l’Organisation apparaissent aujourd’hui à la fois inadaptées au paysage juridique international et peinent dorénavant à asseoir, dans la région, le droit communautaire.
Il est aujourd’hui impératif d’entreprendre une réflexion de fond, en vue de faire évoluer les institutions de l’Ohada pour plus d’efficacité et de coopération tant entre les États-parties que vis-à-vis des États non-parties. Pareille réforme permettrait de réaffirmer le rôle de cette organisation au sein de la communauté juridique des affaires et économique mondiale et d’en faire l’un des moteurs du développement économique en Afrique. Une telle vision n’est d’ailleurs pas sans rappeler les travaux de l’Union africaine visant à développer une zone continentale de libre-échange qui, espérons-le, verra le jour dans des délais raisonnables.
Si la structure ne se réforme pas, si elle n’évolue pas rapidement, elle risque de se retrouver marginalisée et dépassée, ce qui serait fort dommageable vu le travail abattu depuis un quart de siècle. Dès lors, il ne s’agit pas de réformer pour réformer mais bel et bien de positionner et d’armer l’Ohada pour qu’elle puisse répondre aux défis à venir. C’est donc du développement économique de l’Afrique et de l’affirmation de structures juridiques solides dont il est question.
Réformer les organes décisionnels : plus de fluidité, d’efficacité
Au sein de l’Ohada, trois institutions sont dotées du pouvoir décisionnel : la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, le Conseil des ministres et la Cour commune de justice et d’arbitrage.
Le Conseil des ministres : redéfinir ses compétences
Le Conseil des ministres réunit les ministres chargés de la justice et des finances des 14 États membres. Convoqué au moins une fois par an, à l’initiative de son président ou du tiers des États-parties, il ne peut délibérer que si deux tiers de ses membres sont représentés.
Les prérogatives du Conseil des ministres sont nombreuses : adoption des Actes uniformes et du budget du Secrétariat permanent, élection des membres de la Cour commune de justice et d’arbitrage, nomination du Secrétaire permanent et du directeur de l’École régionale supérieure de la magistrature. Or la composition même de ce conseil – qui émane directement des gouvernements des États membres – constitue un obstacle à son bon fonctionnement : les procédure sont lentes car les ministres peu disponibles.
Il s’agirait alors de réorienter et de redéfinir, avec plus de clarté, les compétences du Conseil des ministres. Ainsi, le Conseil des ministres pourra être utilement chargé de la mise en œuvre du plan quinquennal de l’Organisation, du suivi de ses activités, de la validation de la nomination des personnes composant ses institutions, de l’adoption des Actes uniformes nouveaux ou révisés et, enfin, du suivi et de la validation du budget.
La Cour commune de justice et d’arbitrage : élargir ses compétences et accélérer son fonctionnement
Juridiction suprême de l’Ohada, la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d’appel, interprète et fait appliquer le Traité, les règlements et les Actes uniformes. Son organisation actuelle lui confère le monopole des pourvois en cassation pour tout litige impliquant l’application des Actes uniformes et dépouille les juridictions suprêmes nationales du rôle qui leur est traditionnellement dévolu. Encore une fois, son fonctionnement est particulièrement lent, un inconvénient majeur quand on connaît le rôle crucial de la célérité dans les affaires.
On peut donc envisager, au plan judiciaire et à titre expérimental, la possibilité d’avoir, au sein des Cours d’appel des États membres, des chambres spécialisées Ohada, tout en considérant le poids démographique des États-parties et le niveau de leurs activités économiques. Sur ces bases, le nombre de chambres spécialisées à instituer varierait de une à trois, dans une à trois Cours d’appels par États-parties. Elles auront des compétences plus larges qu’actuellement, la nouveauté se situant à deux niveaux.
- Tout d’abord et principalement, au sein des Cours d’appel, ces chambres Ohada statueront en dernier ressort sans possibilité de recourir à la CCJA pour certains types d’affaires et de contrevaleur. Cette dernière ne sera saisie que des pourvois de pur droit. En cas de cassation, elle disposera de la faculté d’évoquer l’affaire, de statuer en dernier ressort comme actuellement ou de faire un renvoi devant une juridiction d’appel d’un État-partie.
- Ensuite, c’est le second niveau, au sein des chambres spécialisées Ohada dans les Cours d’appel nationales seront nommés sept à onze magistrats, sans considération de nationalité, dans une proportion d’un tiers de nationaux, d’un tiers de juges ressortissants de la zone UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et d’un dernier tiers issu de la zone Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), à l’exception des Comores, de la Guinée Bissau et de la Guinée Équatoriale pour des questions de langues à régler, sans compter le Cameroun dans une certaine mesure. Tous les juges seraient nommés selon les mêmes modalités de recrutement que ceux de la CCJA.
Par ailleurs, en vue d’accélérer l’intégration juridique et judiciaire qui est l’un des objectifs prioritaires de l’Organisation, il est proposé de donner la possibilité aux plaideurs de délocaliser le règlement de leur contentieux par le biais d’une « convention de compétence » au sein de la communauté Ohada. À l’image de la convention d’arbitrage, cette « convention de compétence » pourra se former soit par clause de compétence insérée dans un contrat avant la naissance de tout litige, soit par un compromis de compétence à la naissance d’un éventuel litige. Cette ouverture nécessitera, en outre, la mise en place d’un barreau-Ohada en lieu et place d’une conférence des bâtonniers de l’espace Ohada, qui ne peut se concevoir sans avocats et sans barreau.
Réformer les organes techniques pour plus de collectif, d’influence et de lobbying
Au-delà de la réforme des instances décisionnelles, il convient également d’agir sur les organes purement techniques. On en compte deux principaux, le Secrétariat permanent et l’École régionale supérieure de la magistrature (Ersuma), objet d’un même constat d’inefficacité. Le Secrétariat permanent gagnerait à devenir un Secrétariat exécutif, l’Ersuma évoluant quant à elle en École communautaire. On ajouterait également une troisième et nouvelle structure à créer dénommée le « Tiers État Ohada ». Enfin, il faut absolument envisager une politique de lobbying et de communication pour développer l’Organisation.
Le Secrétariat permanent devenant le Secrétariat exécutif : jouer plus collectif
Le Secrétariat permanent est l’organe exécutif de l’Ohada, ses principales attributions sont actuellement d’assister le Conseil des ministres et coordonner les activités des institutions, de préparer et suivre la procédure d’adoption des Actes uniformes, de les publier au Journal officiel de l’Ohada et d’exercer la tutelle sur l’École régionale supérieure de la magistrature.
Depuis 2008, le Secrétaire permanent est désigné par le Conseil des ministres pour une durée de quatre ans renouvelable une fois. Il nomme ses collaborateurs conformément aux critères de recrutement définis par le Conseil des ministres, sur la base de compétences professionnelles, et dans la limite des effectifs prévus au budget. Cependant, aujourd’hui, nombre d’États-parties se sentent à l’écart du fonctionnement de l’institution, ce qui à terme peut entraîner une certaine désaffection de ces États vis-à-vis de l’Organisation à un moment où la solidarité communautaire devrait être renforcée.
Ainsi est-il proposé que le Secrétariat permanent soit transformé en Secrétariat exécutif composé des représentants des dix-sept États-parties. Ces représentants porteront le titre d’Ambassadeurs de tel ou tel État auprès de l’Ohada, ce qui aura pour avantage d’alléger le budget de fonctionnement de l’Organisation en faisant directement supporter les charges de séjour de ces « diplomates » par leur propre pays. Ils auront pour mission de procéder à l’animation et au suivi des activités administratives, législatives et politiques de l’Ohada. Le Secrétaire exécutif, nommé pour un an, serait un ressortissant de l’État-partie qui assure la présidence du Conseil des ministres. Durant ces douze mois, le Secrétaire exécutif assure les fonctions d’administrateur en chef de l’Organisation et la représente aux yeux des tiers.
La mise en œuvre d’une telle formule aura l’avantage de permettre une meilleure participation de tous les États-parties, ce qui est assurément un gage de succès et d’atteinte des finalités affichées de l’Organisation.
L’Ersuma devenant École communautaire Ohada : monter en compétence et se recentrer sur des missions de formation et de recherches fondamentales
L’École régionale supérieure de la magistrature a déjà fait l’objet de plusieurs propositions de réformes, en partie prises en compte dans le Traité révisé de 2008. En effet, aux termes de l’article 41 du Traité, « il est institué un établissement de formation, de perfectionnement et de recherche en droit des affaires dénommé École régionale supérieure de la magistrature ». Autrement dit, l’Ersuma ne doit plus se limiter à assurer un perfectionnement au bénéfice du seul personnel judiciaire des États-parties mais peut désormais élargir ses actions de formation aux personnels judiciaires et para-judiciaires, aux personnes du secteur privé et, d’une manière générale, aux acteurs du monde des affaires. Ses actions de formation peuvent également porter sur les matières des autres organisations communautaires des affaires telles l’Union économique et monétaire ouest-africaine, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale, la Conférence interministérielle des marchés d’assurance et l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle et de bien d’autres. La mission de recherche confiée à l’Ersuma soulève toutefois quelques interrogations. En effet, s’il est vrai que l’École, au regard de la facilité qu’elle a pour constituer une base de donnée jurisprudentielle, peut être un centre de documentation très efficace en droit africain des affaires, il est à craindre que cette mission de recherche ne vienne annihiler les missions principales de formation et de perfectionnement en droit des affaires.
Pour recentrer l’Ersuma sur ces missions essentielles de formation et de perfectionnement, il est proposé de changer sa dénomination en « École communautaire Ohada » qui aura pour mission de dispenser des enseignements du droit Ohada, de constituer un centre de documentation de référence en la matière, d’assurer la formation initiale et continue en droit Ohada, d’en valider les connaissances et les enseignements par la délivrance de certificats, de diplômes ou de mention de spécialités, de procéder à la formation à distance et d’assurer la promotion et la diffusion du droit Ohada, toute chose qui contribuera à mieux assoir le rayonnement de l’Ohada tant en Afrique que dans le reste du monde.
L’institution d’un nouvel organe dénommé le « Tiers État Ohada » : gagner en influence
Monument juridique de la première importance, l’Ohada suscite de nombreux espoirs tant au sein de l’Organisation qu’au-delà. Certains États non-parties comme le Ghana, le Nigéria ou le Maroc pourraient être intéressés. Pour transformer ces espoirs en réalité, il convient d’associer les forces vives des États-parties de l’Organisation au processus Ohada en créant un cadre juridique propice et opérationnel à la coopération pour attirer de nouveaux entrants. À côté, le « Tiers État Ohada » regrouperait les représentants des usagers, utilisateurs et bénéficiaires du droit communautaire. C’est-à-dire des professionnels du droit, de la justice et des chiffres. Il aura une voix consultative au sein de l’Organisation et sera appelé à remplacer les actuelles commissions nationales. Une telle formule pourrait rendre l’Ohada plus attractive et plus effective, toute chose qui garantira au mieux l’atteinte des objectifs d’intégration, de sécurité juridique et judiciaire, pour un meilleur développement socio-économique de l’Afrique.
Développer un lobbying Ohada : faire rayonner l’organisation, renforcer les liens avec les partenaires et associer de nouveaux acteurs
On ne pourra faire rayonner l’Ohada et développer le droit communautaire en faisant l’économie d’une communication et un lobbying plus charpentés ou en négligeant de développer des initiatives ciblées, que ce soit en Afrique ou hors du continent.
L’Ohada a un rôle à jouer dans l’enseignement du droit communautaire au sein de l’enseignement supérieur africain. Aujourd’hui l’enseignement du droit Ohada reste épars, encore trop balbutiant et morcelé dans les États membres. L’organisation doit impérativement sensibiliser les facultés de droit sur la question, en les aidant et en les conseillant pour mettre en place de véritable cursus-Ohada dans les dernières années d’études des apprentis juristes. On gagnerait également à infuser le droit Ohada chez les juges nationaux qui, trop souvent encore, voient l’organisation et ses magistrats comme des empêcheurs de tourner en rond et de ronronner tranquillement. L’École communautaire a un rôle à jouer mais elle ne doit pas simplement rester un simple centre d’enseignement ni une structure collectant la documentation Ohada. Les initiatives récentes – comme l’organisation de formations délocalisées dans les pays membres – doivent être encore approfondies.
Les activités de formation permettraient de passer des conventions d’associations ou de réels partenariats avec des écoles prestigieuses, que ce soit dans les domaines juridiques stricto sensu ou dans les études africanistes (de la London School of Economics à la School of Oriental and African Studies, en passant par l’Université de Galatasaray ou Sciences Po Paris avec son École de droit et son programme Europe-Afrique). Ceci légitimerait et valoriserait encore davantage le travail de l’Ohada et permettrait de recueillir des ressources humaines et financières, tout en développant plus encore l’aura du droit communautaire.
Au sein même des institutions qui soutiennent l’organisation – au premier rang desquelles on trouve l’Union européenne, la Banque africaine de développement, le Programme des Nations unies pour le développement et l’Organisation internationale de la francophonie –, l’Ohada doit être plus visible et mieux connue au-delà des petits cercles de spécialistes évoluant dans ces institutions.
Plus globalement, l’Ohada gagnerait à « évangéliser » les mondes non-africains pour porter la bonne nouvelle du droit communautaire, notamment dans les pays qui investissent en Afrique, de la Chine à la Turquie en passant par la France ou le Brésil. Bien évidemment les facultés de droit, les barreaux et le monde juridique de ces pays sont les cibles prioritaires mais on ne peut ignorer toutes les associations économiques (patronales, investisseurs, etc.) attirées par le continent. Ce travail de rayonnement et de réforme enverra un message fort aux investisseurs les plus frileux : l’Afrique n’est pas une terra incognita au niveau du droit des affaires. Des normes existent et garantissent la sécurité des investissements privés.
L’Ohada a un quart de siècle. Le monde et l’Afrique ont changé depuis ses débuts, les choses s’accélèrent, la demande et les obligations se font plus pressantes, le niveau d’intervention et les exigences augmentent. Réformer l’Organisation paraît indispensable pour développer une réelle force de frappe capable de répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain.
Il faut s’en donner les moyens économiques, humains et structurels. C’est un impératif pour le développement des pays africains.