Libéralisme culturel, conservatisme et antisémitisme : en immersion chez la jeunesse belge

Les attentats islamistes s’attaquent à ce qui constitue des symboles mais aussi le socle de notre République. Or, ce socle républicain n’est pas seulement assailli par des djihadistes, il semble également remis en cause par une partie de la jeunesse, française comme belge, à travers la montée d’un véritable conservatisme culturel. C’est ce que montre cette enquête inédite sur les valeurs et les opinions des lycéens francophones de Belgique, que la Fondation publie pour la première fois en France.

Introduction, par Iannis Roder

Le travail très important mené par les universitaires belges Joël Kotek et Joël Tournemenne sur la région bruxelloise, que la Fondation Jean-Jaurès publie, vient heurter de plein fouet une terrible actualité. Les attentats islamistes se succèdent sur le territoire français et s’attaquent à ce qui constitue des symboles mais aussi le socle de notre République. Or, ce socle républicain, et plus largement ce qui fonde les démocraties occidentales n’est pas seulement assailli par des djihadistes, il semble également remis en cause par une partie de la jeunesse, française comme belge.

De l’étude des auteurs, qui ont sondé 1672 jeunes âgés de seize à vingt-deux ans, de toutes origines sociales, ethniques et religieuses, issus de 38 établissements scolaires, ressort quelques informations principales : la première est que la jeunesse bruxelloise, dans son ensemble, est gagnée aux idées du libéralisme culturel mais que « les élèves arabo-musulmans sont à rebours de cette tendance », affirment Kotek et Tournemenne, et peu importe le fait que les musulmans se situent majoritairement à la gauche de l’échiquier politique belge (ils votent davantage pour le Parti socialiste-PS et pour le Parti du travail de Belgique-PTB).

Ils montrent ainsi que les jeunes musulmans sont trois fois plus nombreux que les non-croyants à partager des préjugés antisémites mais aussi que 38% d’entre eux considèrent que la loi religieuse prime sur la loi civile. Ils sont d’ailleurs 81% à se déclarer pratiquant quand les autres jeunes sont en voie accélérée de sécularisation, à l’instar de ce que montre Jérôme Fourquet dans son livre, L’Archipel français.

Ces résultats sont à rapprocher des enquêtes françaises dans lesquelles apparaissent des signes d’un décrochage de jeunes français musulmans par rapport à l’ensemble des jeunes français en général. Ainsi, 26% des jeunes français musulmans entre 18 et 24 ans ne condamnent pas les auteurs des attentats de janvier 2015 (21% des jeunes sur l’ensemble de la population) et ils sont 45% à considérer que l’islam est incompatible avec les valeurs de la République. Kotek et Tournemenne nous montrent également que ce sont moins les facteurs socioéconomiques que les représentations culturelles et religieuses qu’il faut interroger face à des résultats. Ils en apportent ici l’illustration en montrant que les catholiques pratiquants et les musulmans partagent significativement les mêmes préjugés, notamment concernant l’homophobie et le sexisme, et sont proches pour certaines considérations (29% des jeunes catholiques pratiquants considèrent que la loi religieuse prime sur la loi civile).

Cela fait vingt ans que les premiers écrits et premières alertes sur les signes de la progression de l’islamisme ont été publiés. Peu à peu, comme en témoigne à nouveau cette étude, les idées réactionnaires, complotistes et en opposition aux valeurs véhiculées par les droits de l’Homme progressent, notamment dans une partie de la jeunesse qui se réclame de l’islam. Les études scientifiques menées dans les différents territoires qui concentrent des populations issues de l’immigration d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne montrent que la vision de l’islam issue des mouvements radicaux comme ceux des Frères musulmans, du wahhabisme ou du salafisme ne cesse de progresser. De fait, ces mouvements semblent être habités par une véritable stratégie de conquête des populations, stratégie mise en œuvre par une omniprésence dans les milieux associatifs locaux par lesquels ils distillent leur vision de l’islam et leur idéologie. C’est ainsi qu’aujourd’hui nombre de jeunes issus, par leurs parents ou grands-parents, de l’immigration maghrébine ont adopté, souvent sans le savoir, le rituel wahhabite de la prière, bien éloigné de cet islam maghrébin de leurs parents.

Sans relativiser ou minimiser la réalité des discriminations, il est intéressant de noter que c’est dans le cadre de cette stratégie que le discours victimaire entretenu prend toute sa place, visant à présenter les musulmans en général en situation de souffrance et comme la cible répétée de discriminations et d’attaques. C’est ainsi que 65% des jeunes musulmans bruxellois interrogés dans cette enquête se sentent persécutés quand, a contrario, l’étude montre clairement la vision tolérante, voire compassionnelle, de la jeunesse bruxelloise à l’égard des immigrés musulmans.

Les phénomènes décrits par cette enquête sont observables en France et en Belgique à travers l’exemple de Bruxelles. Cette réalité doit nous aider à réfléchir sur les stratégies et processus à l’œuvre. C’est tout l’intérêt de cette étude de Joël Kotek et Joël Tournemenne que publie la Fondation Jean-Jaurès.

Le Juif et l’Autre dans les écoles francophones bruxelloises

La Belgique face au déni de l’antisémitisme

En Belgique, aucune étude scientifique n’a été menée sur la question de l’antisémitisme en milieu scolaire. Il est vrai que cette question est depuis 1945 un angle mort en Belgique. Le sujet ne divise pas, il est tout simplement passé sous silence, tant par le monde politique que médiatique et académique. La tuerie qui a frappé le Musée juif de Bruxelles en 2014 n’a rien changé, elle n’a provoqué aucune prise de conscience particulière. Pourtant, les responsables politiques comme les journalistes savent qu’à ce jour seuls les lieux spécifiquement juifs – y compris les crèches, les écoles et les mouvements de jeunesse – sont l’objet d’une surveillance militaire quotidienne et que des élèves supposés juifs ont été l’objet de harcèlement.

La révolution Elchardus

Seule exception notable, une étude menée par un sociologue de la néerlandophone Université libre de Bruxelles (VUB), Mark Elchardus, dans le cadre d’une enquête générale sur la jeunesse flamande bruxelloise, où il mettait en évidence la réalité d’une très forte prévalence antisémite chez les élèves de confession musulmane de l’enseignement néerlandophone bruxellois. À lire ses conclusions, environ la moitié d’entre eux présenteraient des opinions antisémites. C’est pour vérifier ces résultats que nous avons décidé de mener en 2018-2019 une « contre-enquête » sur le thème des jeunes et l’Autre en abordant les notions d’antisémitisme, d’homophobie et de misogynie cette fois-ci dans le réseau scolaire francophone bruxellois. Notre présente étude est le résultat de cette enquête qui apparaît largement représentative de l’opinion des lycéens francophones en région bruxelloise. Sur les 115 écoles francophones que compte la région de Bruxelles-capitale, 60 écoles ont été tirées au sort. De ces 60 écoles, 38 ont accepté de rencontrer nos enquêteurs, soit plus du tiers de l’ensemble des écoles francophones bruxelloises, tous réseaux (laïc et catholique) et filières (général, technique et professionnel) confondus. De ces 38 établissements scolaires, 1672 jeunes âgés de seize à vingt-deux ans, toutes origines sociales, ethniques et religieuses confondues, ont ainsi été sondés, dans 75% des cas au moyen d’un questionnaire électronique dans des salles informatiques dédiées, pour le restant à l’aide d’un questionnaire papier. Ces jeunes ont répondu à un QCM portant sur de multiples sujets en termes de représentation et d’opinions mais aussi de savoirs et sur leur appartenance religieuse. Notre échantillon constitue ainsi une belle radiographie de la population scolaire francophone en région bruxelloise. Notre questionnaire a été élaboré par un comité d’experts sous la supervision du sociologue Claude Javeau, professeur émérite de la francophone Université libre de Bruxelles (ULB).

Que révèlent nos données sur les jeunes Bruxellois ?

Notre enquête fournit ainsi des enseignements qui sont plutôt encourageants à côté d’aspects plus préoccupants ou contradictoires, notamment s’agissant de la peine de mort ou de l’Europe. Reste que, globalement, la jeunesse belge semble acquise aux normes du « libéralisme culturel ».

Une jeunesse globalement tolérante

Premier constat : notre enquête révèle une jeunesse francophone globalement ouverte et accueillante envers l’Autre. Cela ne signifie pas que la jeunesse soit totalement épargnée par les préjugés racistes ou sexistes. Loin de là. 14% des sondés qui se déclarent non-croyants et 27% des sondés catholiques n’envisagent pas de se marier avec un conjoint musulman ; une même proportion d’entre eux n’envisageant pas plus de se marier avec un conjoint chrétien.

Si les préjugés à l’encontre des Arabes comme des musulmans sont loin d’avoir disparu, ils paraissent toutefois contenus et en baisse par rapport aux générations adultes. Notre enquête démontre notamment que les attentats terroristes commis sur le sol belge n’ont pas entraîné un rejet de l’islam en tant que tel. Seuls 2% des sondés lient islam et terrorisme. L’islam est même, selon l’ensemble de nos sondés, la religion qui bénéficie de l’image la plus positive ; le judaïsme, toutes confessions confondues, la plus négative. Même tolérance en ce qui concerne le port du voile intégral. C’est bien le libéralisme culturel qui semble caractériser cette génération : seuls 9% des catholiques pratiquants considèrent le christianisme comme supérieur aux autres religions. À suivre l’ensemble de nos sondés, toutes confessions confondues, ce sont les musulmans qui constitueraient la minorité la plus persécutée, loin devant les juifs, les athées et les chrétiens. Seuls 2% des non-musulmans accréditent l’idée que des personnes, parce que chrétiennes, puissent être persécutées du fait de leur croyance. Notre sondage dresse le portrait d’une génération sensible aux droits de l’Homme et à l’altérité.

Graphique 1.  L’islam/le judaïsme/le christianisme : la religion la plus persécutée ?

Note de lecture : Même les non-musulmans posent l’islam comme la religion la plus persécutée (39%). Ce sont pourtant les chrétiens qui, de l’Afrique au Moyen-Orient, sont aujourd’hui l’objet de persécutions majeures.

Le poids de l’islam

Notre enquête confirme le poids important de l’islam en région bruxelloise : 39% de jeunes sondés se revendiquent de l’islam ; 81% d’entre eux se déclarant pratiquants. Seuls 19% d’entre eux se déclarent non pratiquants. Notre enquête confirme, en revanche, la forte sécularisation des Belges d’origine chrétienne et juive ainsi que la marginalisation croissante de ces derniers. Manifestement, la sécularisation accompagne la jeunesse bruxelloise, majoritairement anciennement de tradition catholique. Notre échantillon compte, en effet, davantage de catholiques culturels (51%) que de catholiques pratiquants (49%,) et ce sans compter les catholiques d’origine qui se tiennent désormais pour athées ou non-croyants. Le nombre d’élèves qui se déclarent a-religieux, athées ou non-croyants est supérieur à celui des catholiques (27% versus 25%).

Graphique 2. Orientation religieuse et/ou philosophique de nos 1672 sondés bruxellois

Note de lecture : Ce qui frappe, s’agissant des lycéens musulmans, c’est la prégnance de la pratique religieuse. 81% des musulmans de notre échantillon se déclarent pratiquants (n527) versus 19% de non pratiquants (n122).

Le poids du facteur religieux

Si, globalement, la jeunesse belge apparaît acquise au libéralisme culturel, un second constat saute aux yeux : les jeunes Bruxellois se distinguent très nettement dans leur rapport à l’Autre, suivant leur religion. C’est sans doute le principal enseignement de cette étude qui valide dans l’ensemble les conclusions des multiples enquêtes menées ces dernières années par divers instituts universitaires européens, dont l’enquête menée par Mark Elchardus. S’agissant de l’antisémitisme mais aussi du sexisme ou de l’homophobie, ce sont ainsi bien moins les facteurs socioéconomiques que les représentations culturelles et religieuses qu’il faut interroger : les catholiques pratiquants et les musulmans partagent significativement les mêmes préjugés. D’autres facteurs entrent évidemment en ligne de compte : l’image de soi, le sexe, l’origine sociale, le parcours scolaire des sondés mais, ceteris paribus, nos données démontrent que, globalement, le facteur religieux prédomine sur les autres, sans pour autant les annuler. En revanche, de manière générale, les catholiques « culturels », c’est-à-dire non pratiquants, ont des opinions proches des non-croyants. Notre enquête confirme aussi les tendances soulignées par l’étude de Mark Elchardus (VUB).

Graphique 3

Note de lecture : nos lycéens musulmans affichent dans tous les domaines des valeurs plus conservatrices que le reste de l’échantillon et ce pour les cinq items repris ci-dessus.

L’indéniable « effet islam »

Notre étude conforte la grille d’analyse ethno-religieuse, culturaliste des différentes enquêtes menées ces dernières années par divers instituts universitaires européens qui soulignent tous « l’effet islam » dans la représentation péjorative de l’Autre. Sans que l’on puisse quantifier réellement l’hostilité aux juifs (voir les 50% de l’enquête de la VUB), il est patent que les musulmans répondants sont trois fois plus nombreux que les non-croyants à partager des préjugés antisémites, quels que soient leur parcours scolaire, leur sexe, leur filière et leur niveau de religiosité. Ainsi, si 6% des non-croyants estiment le bilan de la Shoah gonflé, ce taux grimpe à 21% s’agissant de l’ensemble des musulmans. Cette question permet d’illustrer les effets de la pratique religieuse sur l’adhésion aux items antisémites. En effet, l’adhésion à cet item est de 6% chez les personnes qui se déclarent « athées » ou « incroyantes », de 22% chez les « musulmans non pratiquants », dont 20% chez les lycéennes, et de 17% chez les « catholiques pratiquants ».

Graphique 4 

Note de lecture : Dans tous les items concernant les juifs, les jeunes sondés musulmans affichent des représentations nettement plus péjoratives que le reste de l’échantillon.

Conservatisme socioculturel versus libéralisme culturel

Notre enquête relève de manière générale que les élèves arabo-musulmans sont à rebours de la tendance au libéralisme culturel qui a gagné l’ensemble de la jeunesse belge. Les musulmans ont beau se situer à la gauche de l’échiquier politique (les votes préférentiels pour le Parti socialiste et le Parti du travail de Belgique, PTB, en attestent), les aspirations des élèves apparaissent nettement conservatrices au niveau des valeurs sociales et culturelles. Les lycéens musulmans se distinguent par un certain « illibéralisme sociétal et culturel ». Ici, aussi, nos données statistiques rejoignent ainsi les conclusions de toute une série d’études européennes françaises, néerlandaises et allemandes.

Graphique 5

Note de lecture : L’image de la femme est toujours largement conditionnée par les héritages religieux, y compris en ce qui concerne les « catholiques culturels ».

Ignorance de l’histoire et complotisme

S’il y a un constat qui réunit tous nos sondés, c’est leur ignorance abyssale de l’histoire. Toutes les questions qui touchent aux connaissances, et non aux valeurs, ont des taux de « sans avis » effarants. Le taux de non-réponse est effrayant s’agissant du génocide des Arméniens (63%), des Tutsi (73%), de la malignité d’Hitler (43%) et ce même s’agissant des non-croyants. 34% d’entre eux ne se prononcent pas sur la question relative à Hitler. Notre enquête valide nombre d’études et sondages européens qui, toutes, révèlent une forte imprégnation du complotisme chez les jeunes. C’est ainsi que, parmi nos sondés, 28% des musulmans et 15% des catholiques pratiquants pensent que le Mossad est derrière les attaques du 11-Septembre contre 8% des non-croyants.

Graphiques 6 et 7. Les attentats de New York du 11-Septembre 2001 sont l’œuvre du Mossad et de la CIA

Note de lecture : 8% des non-croyants estiment que le Mossad est derrière l’attentat du 11-Septembre, contre 15% des catholiques pratiquants et 28% des musulmans. Une majorité de sondés renonce à donner leur avis.

Conclusion

Notre étude valide des conclusions d’un certain nombre d’enquêtes qui, de l’Allemagne à la France, ont toutes démontré le poids des facteurs religieux et culturels dans la fabrication de l’antisémitisme. Il va de soi que notre enquête ne pose en rien les musulmans en sectateurs antisémites : elle ne fait que souligner des écarts statistiques significatifs, des prévalences qui concernent des segments de la communauté ou, plutôt, des diverses communautés musulmanes qui composent le paysage religieux belge. Ces données statistiques ne font que constater qu’une portion significative des musulmans partage, avec l’extrême droite, des représentations antisémites fortes : théories du complot, richesse supposée, mixophobie, etc. Que les musulmans soient aujourd’hui les premières victimes de discriminations sociales ne change rien au fait qu’ils apparaissent aujourd’hui comme les plus réceptifs aux stéréotypes et représentations antisémites. On ne protège pas du racisme en niant la réalité de l’antisémitisme. L’idée serait donc d’en finir avec « les ravages du déni», pour reprendre l’expression d’Élisabeth Badinter. La politique du déni politico-médiatique est à double sens : en poussant à mettre de côté tous les sujets qui fâchent, elle se refuse de penser des pistes de remédiation qui sont évoquées dans le rapport complet.

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