Dans un contexte de crise économique, politique et sociale aiguë, le système confessionnel libanais est également remis en cause par les mouvements sociaux – notamment initiés et animés par la jeunesse – qu’a connus et connaît le Liban. Thoula Abitbol, étudiante à Sciences Po Paris, propose une analyse critique de cette organisation confessionnelle et s’interroge sur la possibilité de la laïcité au Liban.
Pour reprendre les termes de l’historien Jean-Pierre Filiu, « le Moyen-Orient est régulièrement présenté comme fatalement englué dans des problématiques religieuses »1Miriam Périer, Moyen-Orient, histoire et laïcité. Entretien avec Jean-Pierre Filiu, Sciences Po Ceri, 2021.. En effet, on ne retient souvent de la région que les conflits identitaires et les fondamentalismes. La notion de laïcité, dans le simple sens d’une séparation entre la sphère politique et la sphère religieuse, apparaîtrait donc comme incompatible avec le Moyen-Orient.
À première vue, l’exemple du Liban ne vient que renforcer ce constat. Au pays du Cèdre, le système politique est directement adossé au religieux. Depuis les accords de Taëf ayant mis fin à la guerre civile en 1989, les sièges de la chambre des députés doivent être également répartis entre représentants chrétiens, d’une part, et musulmans, d’autre part. De la même façon, les fonctions de président de la République, de Premier ministre et de président de la Chambre des députés sont aussi distribuées en suivant les lignes confessionnelles : le président devant être maronite, le Premier ministre sunnite et le président de la Chambre chiite. Héritée de 1943 (année de l’indépendance du Liban) et tirant ses racines du XIXe siècle, cette répartition confessionnelle du pouvoir fait du religieux la matrice du politique. Au niveau de la justice aussi, la confession gouverne. Cohabitent en effet un système juridique national et plusieurs juridictions communautaires, chargées de régir les affaires ayant trait au « statut personnel », notamment les mariages, divorces, ou successions. Après le déchirement provoqué par les quinze années de guerre civile opposant entre elles les différentes communautés religieuses, ce modèle a ainsi été envisagé comme une solution pour pacifier les relations intercommunautaires. Dès lors, les Libanais ne peuvent se dégager de leur appartenance confessionnelle. Qu’ils soient croyants ou non, ceux-ci ne peuvent exister en tant que citoyen qu’au travers de leur affiliation à une communauté religieuse, chaque institution publique étant régie par ce prisme.
Au-delà du paysage institutionnel, la vie politique semble elle aussi clivée selon les lignes communautaires. En effet, on décrit souvent l’échiquier politique libanais comme étant polarisé entre partisans du « 8 mars » ou du « 14 mars ». Cette opposition, qui date de 2005, fait référence à deux manifestations, celle du 8 mars en soutien à la présence de l’armée syrienne sur le territoire libanais (déployée depuis vingt-neuf ans), puis celle du 14, hostile à l’influence de Damas. D’une part, les partisans du 8 mars, principalement menés par les partis chiites Amal et Hezbollah, mais aussi rejoints par certains mouvements chrétiens comme le parti Marada ou le Courant patriotique libre. D’autre part, la mouvance opposée, regroupant le Courant du futur, parti sunnite créé par Rafiq Hariri, et les principaux partis maronites comme les Forces libanaises et Kataeb. Si ces deux mouvements sont hétéroclites du point de vue religieux, il n’empêche que l’appartenance communautaire semble jouer un rôle structurant dans la polarisation du paysage politique, le clivage se fondant surtout sur la division entre chiites et sunnites.
Pourtant, depuis 2011, cette tendance semble changer. Depuis cette période, le Liban est sujet à plusieurs mouvements de contestation émanant de la société civile, dégagés de toute considération religieuse. Sous l’impulsion des Printemps arabes, le pays du Cèdre connaît une vague de protestation regroupant des centaines de manifestants, faisant naître le mouvement Isqât al-nizâm al-tâ’ifî, signifiant « le peuple veut la chute du régime confessionnel »2Marie-Noëlle Abi Yaghi, Myriam Catusse, « Liban : le mouvement pour « la chute du système confessionnel » et ses limites », Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014.. Pointé comme étant la cause de la corruption gangrénant le pays, le modèle confessionnel libanais est, pour la première fois, fortement remis en cause. L’instauration d’un gouvernement laïc ainsi qu’un statut personnel civil deviennent ainsi de nouvelles revendications du peuple. Mais faute de mobilisation suffisante, celles-ci ne déboucheront sur aucune réforme.
Ce n’est qu’en 2015 que le sujet revoit le jour. Face à une crise de la gestion des déchets à Beyrouth, le mouvement « You Stink » (« Vous puez »), porté par des activistes, fédère des milliers de manifestants qui dénoncent l’incurie de la classe politique. C’est à ce moment qu’émerge le slogan Kilon ya’ni kilon (« Tous, ça veut dire tous »), pointant la responsabilité de la crise de tous les dirigeants, sans distinction par confession. D’abord circonscrites au seul problème de la gestion des déchets, les manifestations se transforment rapidement en un mouvement d’ampleur réclamant la fin du système confessionnel. De la même façon qu’en 2011, la contestation rassemble au-delà des clivages communautaires, et ne porte aucune dimension religieuse. Bien que 2015 fut charnière et permit de réévaluer la place de la société civile dans la vie politique libanaise, là encore, le mouvement ne débouche sur aucune mesure concrète. Il faut alors attendre la thawra (« révolution ») du 17 octobre 2019 pour que le confessionnalisme soit à nouveau remis en cause.
Dans un contexte de crise économique grandissante, le gouvernement annonce alors imposer une taxe sur l’utilisation de l’application WhatsApp. Les opérateurs téléphoniques étant sous la mainmise d’un duopole, et donc sujets à des prix élevés, l’application américaine est pour de nombreux Libanais le seul moyen de communication. L’annonce provoque donc une vague de manifestations sans précédent. Le slogan Kilon ya’ni kilon est alors repris avec davantage d’ampleur, la classe politique étant violemment dénoncée comme responsable de la paralysie économique du pays. Le mouvement de 2019 réclame alors la démission du gouvernement en place, la convocation de nouvelles élections parlementaires et l’établissement d’un système politique et juridique laïc. Au-delà du nombre de manifestants (plus d’une centaine de milliers), qui différencie cette vague de contestation des autres, c’est surtout le consensus autour de la nécessité de changer radicalement le modèle politique qui singularise le 17 octobre. En effet, toute possibilité de réforme est balayée par les manifestants, qui estiment que seule une sortie du confessionnalisme pourra permettre au Liban de ne plus être sujet à la corruption. 2019 apparaît ainsi comme un point de bascule remettant profondément en cause le lien entre le politique et le religieux, mouvement porté notamment par la jeunesse des manifestants. La plupart étant âgés de 18 à 25 ans, il s’agit d’une génération n’ayant pas connu la guerre, et pour qui les clivages communautaires ne font pas directement appel à la mémoire du conflit. Par conséquent, ces derniers ressentent une forte déconnexion par rapport au système actuel, et sont donc particulièrement prompts à le déconstruire.
Toutefois, cela ne signifie pas que le Liban est sur la voie d’une laïcisation complète. À défaut de proposer un réel projet de société alternatif, la contestation de 2019 n’a pas provoqué de changement politique radical. Le pays reste englué dans une crise économique catastrophique et paralysé par les blocages politiques. Le prisme confessionnel reste pertinent et continue de régir le fonctionnement des institutions. Surtout, il n’existe aucune demande de la part de la population pour écarter complètement le religieux de la vie sociale. L’appartenance communautaire reste très importante et continue d’agencer les relations entre individus. Néanmoins, ces exemples montrent que le religieux ne semble plus s’imposer de manière aussi systématique3Inès Gil, « 4Entretien avec Bruno Lefort : « Le système confessionnel libanais est un système profondément en crise » », Les clés du Moyen-Orient, 10 septembre 2020 .. Il ne s’agit définitivement plus du seul facteur structurant les clivages politiques.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousCe phénomène permet néanmoins d’initier une réflexion intéressante autour des fondements mêmes du système confessionnel libanais. En effet, celui-ci s’adosse au modèle théorique du « consociativisme », popularisé par le politologue néerlandais Arend Lijphart5Arend Lijphart, « Consociational Democracy. », World Politics, 21, n°2, 1969, pp. 207–25., qui préconise aux sociétés profondément divisées un système politique spécifique où chaque segment de la société serait proportionnellement représenté dans les institutions publiques en fonction de son poids démographique. Destiné à « contrer l’instabilité et l’immobilisme causés par la fragmentation culturelle »6Félix Mathieu, Dave Guénette, « De la mobilisation du consociationalisme par le droit », Revue générale de droit, 51, 2021, pp. 293‑327., ce système tire sa légitimité dans le présupposé que la diversité religieuse serait naturellement source de conflit et nécessiterait donc une gestion exceptionnelle. Lire les sociétés plurielles de cette manière revient, dès lors, à mettre le prisme confessionnel au centre de toute analyse, comme s’il s’agissait du seul facteur pouvant être source de division. Comme l’explique la sociologue libanaise Rima Majed7Rima Majed, « Consociationalism: A false remedy prescribed on a misdiagnosis », Al-Jumhuriya Collective, 12 décembre 2017., le consociativisme établit un lien nécessaire entre clivage religieux et clivage politique, comme si toutes les identités communautaires étaient irréconciliables dans la sphère publique. Or, si la confession reste structurante pour expliquer les divergences, les mouvements contestataires émanant de la société civile sont une preuve qu’il ne s’agit pas de l’unique variable pouvant être source de conflit et, surtout, que l’appartenance confessionnelle peut être dépassée.
Si les lignes communautaires ne sont pas systématiquement source de divisions, alors la pertinence de baser le modèle politique dessus est remise en cause. En réalité, institutionnaliser les divisions confessionnelles tend à accentuer d’autant plus les dissensions entre communautés. Rima Majed parle à ce sujet de « prophétie auto-réalisatrice », expliquant qu’en adossant les institutions publiques au religieux, le système contribue à ancrer les divergences communautaires dans le paysage politique. Couplée à la corruption, cette répartition du pouvoir revient ainsi à créer une société fragmentée, dont il est difficile de dépasser les clivages. En effet, le consociativisme libanais nourrit les réseaux clientélistes basés sur les communautés religieuses, qui contraignent alors le citoyen à s’enfermer dans son appartenance religieuse, ce qui, à son tour, favorise les oppositions. Le modèle politique construit ainsi une forme d’incommunicabilité entre les différentes religions, en donnant l’impression qu’elles le sont par nature. Toutefois, les clivages entre communautés seraient plutôt la conséquence d’un système politique non adapté, plutôt que son fondement. En effet, au lieu de faire émerger le consensus, le consociativisme tendrait plutôt à catalyser les conflits. Il convient de rappeler ici que ce modèle sectaire a initialement été conçu pour être seulement transitoire, comme l’indique l’article 95 de la Constitution de 1990 qui prévoit sa suppression. Dès lors, le confessionnalisme n’a jamais été envisagé comme une solution pérenne et la diversité religieuse n’a jamais été perçue comme une source de conflit immuable. S’il a su perdurer toutes ces années, c’est davantage par intérêt politique de la classe dirigeante que par nécessité de répondre aux problèmes que pose et pourrait poser la pluralité religieuse.
Si les conflits communautaires au Liban sont la conséquence du consociativisme confessionnel plutôt que la cause légitimant son instauration, alors le religieux n’a pas nécessairement besoin d’être « englué » au politique. Il existe donc une possibilité pour envisager le Liban autrement que par le seul prisme confessionnel, et où la laïcité pourrait avoir une place.
- 1Miriam Périer, Moyen-Orient, histoire et laïcité. Entretien avec Jean-Pierre Filiu, Sciences Po Ceri, 2021.
- 2Marie-Noëlle Abi Yaghi, Myriam Catusse, « Liban : le mouvement pour « la chute du système confessionnel » et ses limites », Soulèvements et recompositions politiques dans le monde arabe, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014.
- 3Inès Gil,
- 4Entretien avec Bruno Lefort : « Le système confessionnel libanais est un système profondément en crise » », Les clés du Moyen-Orient, 10 septembre 2020 .
- 5Arend Lijphart, « Consociational Democracy. », World Politics, 21, n°2, 1969, pp. 207–25.
- 6Félix Mathieu, Dave Guénette, « De la mobilisation du consociationalisme par le droit », Revue générale de droit, 51, 2021, pp. 293‑327.
- 7Rima Majed, « Consociationalism: A false remedy prescribed on a misdiagnosis », Al-Jumhuriya Collective, 12 décembre 2017.